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L'hypothèse des seuils (Christian Poslaniec)

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Voici le texte de la contribution de Christian Poslaniec lors du stage académique qui s'est déroulé au lycée Chevrollier à Angers en novembre 2005. Cette "hypothèse des seuils" est abordée dans un livre paru chez Retz en 2006 : "Le plaisir de lire expliqué aux parents".

L'hypothèse des seuils : ce que c'est

Je vous propose un modèle de référence résumant la trajectoire du liseur. Gardez en mémoire que ce n'est qu'une hypothèse, non une vérité démontre, mais qu'elle s'efforce de synthétiser de nombreux travaux de recherche. J'avance que la construction du comportement de liseur est un processus discontinu, contrairement à ce qu'on s'imagine souvent. Autrement dit, la progression s'effectue par franchissement de seuils successifs, chaque franchissement nécessitant des efforts volontaires, moins pénibles s'ils sont motivés de l'intérieur, quand l'enfant dispose d'un projet personnel de liseur.

 Entre chaque seuil, l'enfant acquiert des « petits savoirs » qui s'enchaînent pour permettre des comportements (choisir, lire, comparer, critiquer, récidiver...), comportements qui peuvent évoluer quand un nouveau savoir paraît plus efficace que le précédent. Par exemple, les jeunes enfants choisissent un livre en fonction de l'image de couverture, puis du titre. Par la suite, persuadés - parce qu'on omet de les en dissuader ! - que le « texte d'accroche » de la quatrième de couverture est un fidèle résumé, alors qu'il s'agit d'un paratexte éditorial destiné à séduire l'acheteur potentiel, les enfants l'utilisent pour choisir. Quand ils ont compris qu'il ne sagit pas d'un résumé fidèle, ils vérifient le contenu du livre en lisant le début, ou en l'ouvrant au hasard pour lire un passage. Et les plus experts, les plus sûrs de leurs goûts, utilisent aussi l'auteur, la collection ou le genre. Il faut noter, d'ailleurs, qu'un nouveau comportement ne se subtitue pas entièrement aux précédents ; on en retient la partie la plus efficace, si bien que lorsqu'on regarde un grand liseur choisir un livre, on constate qu'il parcourt rapidement toutes les étapes.

 Ces comportements, qui synthétisent des « petits savoirs » acquis, rendent possibles le franchissement du seuil suivant.  J'ai tendance à penser que les principaux seuils sont au nombre de quatre.

Le Seuil de l'enfance

 Dès la petite enfance, commence l'acquisition de petits savoirs qui convergent vers une conscience de l'écrit. Dans quatre domaines principalement : l'objet livre, la culture livresque, le récit, la langue écrite.

 Attardons-nous un peu là-dessus. En premier lieu, ces acculturations initiales dépendent à la fois de la famille et de l'école maternelle. C'est ici que les fractures culturelles sont le plus criantes, ce dont on se rend compte aussi au niveau du langage. Mais je voudrais dire tout de suite qu'en ce qui concerne la lecture et le livre cette fracture initiale peut souvent être comblée par la suite - ce que démontrent mes recherches, et d'autres également. Tout dépend, en fait, des motivations de l'enfant provenant d'un milieu culturellement défavorisé. D'ailleurs, ma recherche sur le CM2, ainsi que les travaux de Bernard Lahire démontrent que des familles peu acculturées (pas de livres, personne ne lit, peu de loisirs culturels, voire faible maîtrise du français, etc.) sont en même temps des familles super motivantes pour leurs enfants, leur donnant le désir de réussir dans cette société, ou même de réussir ce qu'elles-mêmes ont raté. Et un bagage initial de motivation vaut largement un bagage culturel.

 En second lieu, on voit bien comment les petits savoirs liés à ces domaines conjoints, préparent l'enfant au deuxième seuil, celui de l'apprentissage de la lecture. Les travaux de Gérard Chauveau et de son équipe ont montré depuis longtemps que c'est alors que l'enfant se forge ou non un « projet de lecteur ». En fait, une série de motivations personnelles pour surmonter les difficultés d'apprendre à lire. Parmi ces motivations, celle, fréquente, de vouloir choisir et lire seul(e) des histoires, ne peut s'établir que si les enfants appréhendent l'objet livre, acquièrent un début de culture livresque, et ont la notion du récit. Et, naturellement, ils doivent se faire une idée de ce qu'est l'écrit par rapport à l'oral (conscience phonologique et découverte des graphèmes). C'est-à-dire la capacité à discriminer les sons, et le surgissement progressif de la conviction que les lettres codent les sons.

 En troisième lieu, vous pouvez vous rendre compte aisément que si l'une des notions n'est pas acquise, ça constitue un obstacle pour l'enfant, et cet obstacle ne fait que s'élever. Par exemple, au cours de mes recherches, j'ai constaté avec mon équipe que certains enfants, même au début du collège, ne maîtrisent toujours pas le récit, et pratiquent ce qu'on a appelé « lecture zapping ». Ils ne perçoivent pas que les différents épisodes d'une histoire sont reliés entre eux. Une pédagogie de la remédiation adaptée consisterait donc à les faire travailler prioritairement sur le récit, l'enchaînement des épisodes, le lien entre les personnages et les péripéties, le temps fictionnel. Car rien n'est jamais perdu, et vous connaissez tous des exemples de jeunes démarrant brusquement en lecture à 12, 14, ou 18 ans... voire plus tard. Quand j'étais prof, je me souviens de pareil démarrage d'un adolescent, en Seconde. Et tout a suivi : l'orthographe, l'écriture, le comportement en classe... J'en suis encore ému.

Le seuil de l'apprentissage de la lecture

C'est un apprentissage intellectuel : comprendre le système du décodage et de l'encodage, puis l'explorer dans son ensemble, et cela passe nécessairement par une systématisation du B-A BA à un moment donné, une mise à plat de tout le système que l'enfant doit comprendre. En effet, c'est un système économique : un nombre réduit de codes permettent de lire ou d'écrire tous les mots de la langue française. L'imprégnation seule ne suffit pas car il n'est pas possible de passer en revue tous les mots de la langue. Ou plutôt, c'est une conséquence : à force de lire, les enfants s'imprègneront de tous les mots, aussi particuliers soient-ils (lettres muettes, lettres se prononçant différemment, etc.). Car, pouvant se référer au système acquis, ils seront en mesure de remarquer les écarts, d'y porter attention, quitte à suspendre brièvement leur lecture.

 Plus les enfants sont motivés en amont (vouloir choisir son programme de télévision, pouvoir lire une liste de courses, etc.) plus l'apprentissage du code est rapide. Si cela prend plus de temps, ça n'obère pas pour autant la suite, le rythme d'apprentissage n'étant pas lié à la quantité de lecture ultérieure.

 À cet égard, on peut dire que le cycle 2 du primaire fait bien son travail : pratiquement tous les enfants apprennent à décoder (il y a eu beaucoup d'évaluations sur ce thème). Ceux qui n'y parviennent pas, une infime minorité, ont des problèmes tels que la véritable dyslexie, et cela relève de remédiations spécialisées, la pédagogie n'y suffit pas.

Le seuil de l'automatisation

 C'est celui que l'école a longtemps négligé, faute d'en percevoir l'importance. Il s'agit, pour l'enfant, d'automatiser le décodage, d'être en mesure de lire sans repasser par l'analyse du code, sauf dans quelques cas particuliers où il sert de roue de secours. C'est d'ailleurs valable pour tous les apprentissages, et je compare souvent la lecture à la conduite. Imagine-t-on devoir, après des années de conduite, continuer à recourir mentalement aux consignes initiales : « Je dois lever le pied de l'accélérateur, débrayer, passer la vitesse, en haut au milieu, etc » ?

 À partir du moment où lire est automatique, une partie du cerveau est libérée pour d'autres associations qui conduisent au plaisir de lire.

 Le franchissement de ce seuil nécessite de véritables efforts. En effet, on ne connaît pas d'autre façon d'automatiser le décodage que de lire et lire encore (comme pour la conduite, la danse, le tricot ou la pratique d'un instrument de musique). Or il est pénible de lire longtemps quand on doit tout déchiffrer. Les enfants qui ont transformé leur « projet de lecteur » en « projet de liseur » surmontent cette difficulté en s'obligeant à lire régulièrement (comme les musiciens ou les chanteurs font leurs gammes). Ils le disent plus tard, devenus de grands lecteurs, quand ils se remémorent leur parcours : « Au CP, je lisais bien, au CE, je me suis aperçu(e) que je ne savais pas lire, alors je me suis obligé(e) à lire ». Propos que nous avons recueillis aux six coins de l'hexagone. Ce qui signifie : au CP, j'ai bien appris à lire et je pensais savoir lire. Mais quand il s'est agi de lire des livres, je me suis rendu compte que j'avais beaucoup de mal. Alors je me suis entraîné(e) volontairement à lire.

 À cet âge (du CE1 au CM1 environ) pratiquement tous les enfants ont le désir d'aimer lire. Et ils s'y efforcent. Par exemple, l'enquête 2003 sur Les loisirs culturels des Français signale que pour le groupe d'âge 6 - 14 ans, 41% sont des lecteurs quotidiens, 34% des lecteurs hebdomadaires, et 19% des lecteurs mensuels. Seuls 6% sont donc des non lecteurs, et ils sont davantage à chercher vers la tranche supérieure du groupe d'âge que chez les petits, puisqu'on sait qu'à partir de la Quatrième nombre d'adolescents rompent avec la lecture.

 Comme par hasard, 6% est un pourcentage proche de celui des illettrés en France (environ 7%). Or, rappelons-le, un illettré c'est quelqu'un qui a appris à lire, puis désappris, faute de pratique. J'ai donc tendance à penser que la plupart des illettrés n'ont pas fait le nécessaire pour automatiser le décodage, franchir le troisième seuil, et qu'on ne les y a pas aidés, ce dont le système scolaire est en partie responsable.

 Là encore, cependant, il n'est jamais trop tard et si au collège, au lycée, on parvient à motiver suffisamment les ados qui ont du mal à lire, on peut parvenir à leur faire franchir le troisième seuil.

 Encore une remarque, à cet égard : ce que les enfants découvrent principalement après avoir automatisé le décodage, c'est ce que mon équipe a appelé la « lecture suspense ». Une lecture qui veut savoir la suite, la fin. Une lecture sensible aux personnages auxquels on s'identifie. Une lecture apparemment de loisir-plaisir. Néanmoins, dès lors, les livres commencent à répondre aux questions existentielles que se posent les enfants, grâce au phénomène de la réception. Et dès lors, la lecture s'approfondit, le dialogue avec le texte s'accroît, et la personnalité du lecteur se construit un peu plus chaque fois qu'il partage la vie fictive d'un personnage, des expériences extraordinaires par rapport à sa vie réelle, ou, au contraire, proches.

Le seuil de la lecture experte

 Ce quatrième seuil, sur lequel je commence seulement à travailler, je l'appelle provisoirement « seuil de la lecture experte » mais cette dénomination est trop vague. Au cours de notre recherche sur la réception, nous avons ainsi repéré trois ou quatre élèves de Cinquième - mais surtout un - qui avaient déjà spontanément franchi ce seuil. Le type de lecture qui s'ensuit est moins soumis à l'illusion référentielle. C'est une lecture consciente des procédés littéraires utilisés par l'auteur. Une lecture qui, précisément, au-delà des questions posées au texte, questionne aussi l'écrivain virtuel qui se profile derrière le narateur : qu'est-ce que tu essaies de me dire ? Comment t'y prends-tu ? En quoi cela peut-il m'être utile ?  C'est aussi une lecture interprétative qui permet de construire une symbolique, et de la référer à des questionnements personnels plus abstraits, philosophiques, socio-culturels...

 Je crois que la caractéristique principale d ela lecture experte, c'est que ce qu'on en tire est transférable à d'autres domaines. En voici un exemple personnel : tout ce que je viens de vous dire sur l'itinéraire du liseur, j'en avais accumulé les éléments au cours de recherches et d'expériences. Mais beaucoup de ces éléments restaient épars, comme des chaînes parallèles non reliées entre elles. C'est en lisant un article de Science et Vie n'ayant rien à voir avec la lecture - il portait sur la physique quantique ! - qu'un schéma organisationnel m'est apparu, que j'ai immédiatement transféré vers mes propres préoccupations, ce qui m'a permis de relier toutes mes chaînes, grâce à la notion de discontinuité.

 Une dernière remarque, à propos de ce quatrième seuil, qui concerne au premier chef les enseignants du second degré : pour le franchir, il faut que les jeunes aient acquis nombre de nouveaux petits savoirs littéraires et culturels, et accumulé des expériences de lecture, car pour relier des éléments épars, construire une structure, encore faut-il disposer d'éléments épars en nombre suffisant, et suffisamment définis.

 Or je pense maintenant que si beaucoup d'adolescents, surtout des garçons, abandonnent la lecture à la fin du collège ou au début du lycée, c'est parce qu'ils n'ont pas franchi le quatrième seuil. Ils en sont resté, au mieux, à la lecture suspense. Et à un âge où ils cherchent à vivre de véritables aventures sociales (amicales, amoureuses, professionnelles...), le faire-semblant de la fiction ne leur suffit plus. En revanche, s'ils franchissent le quatrième seuil, ils se rendent compte qu'en dialoguant avec les livres - souvent d'autres livres que ceux qu'ils lisaient auparavant - ils parviennent à favoriser leurs désirs d'insertion sociale, de rencontres, parce que ça les aide à se comprendre, à comprendre les autres, et le monde qui les entoure.

 Au-delà de cette hypothèse sur les seuils, il y a quantité de pratiques pédagogiques à mettre en œuvre pour aider les jeunes à franchir les différents seuils, depuis les animations lecture jusqu'à la lecture littéraire, qui n'a rien à voir ni avec l'explication de texte, ni avec la lecture suivie. Pour cela, je renvoie aux ouvrages que j'ai déjà publiés, en rappelant que même si une animation lecture, par exemple, est proposée pour des enfants de primaire, il suffit de peu de chose pour en faire une activité à proposer aux adolescents. À titre d'exemple, l'un de mes derniers bouquins : Dix animations lecture pour le cycle 3 (Retz, 2005) peut être intégralement utilisé pour concevoir des animations lecture pour le collège, voire le lycée (adaptation d'un roman, procès littéraire, préparer la visite d'un écrivain, etc.).

Christian Poslaniec, chercheur
 

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