Contenu

histoire-géographie-citoyenneté

Recherche simple Vous recherchez ...

espace pédagogique > disciplines du second degré > histoire-géographie > approfondir

approfondir

enseignement de l’histoire et développement de l’esprit critique (2)

Le propos portera essentiellement sur l’enseignement de l’histoire bien que le professeur dispense un enseignement d’histoire-géographie.

esprit_critique_pt.jpg

... l'auteur examine l'écriture et l'enseignement de l'histoire à l'aune de ce prisme ...


3. L’esprit critique et l’écriture de l’histoire

L’historien établit des faits et tente de comprendre les actions des hommes du passé. Il s’appuie pour ce faire sur des matériaux (archives, témoignages qu’il croise et entrecroise) et sur les travaux de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. Néanmoins, ces matériaux ne sont rien sans le questionnement du chercheur. Produite dans un contexte déterminé (la fonction originelle de la source est différente de l’utilisation que l’historien en fait et toute source est une construction), l’archive est disséquée et questionnée : l’historien tente de la faire parler. Cette posture de questionnement est d’abord présente aux deux premiers étages de l’écriture de l’histoire, dans l’appréhension même du matériau et dans le questionnement de ce dernier.

Premièrement, la posture de questionnement critique de l’archive est un apprentissage difficile. L’historien présente les sources disponibles et leur incomplétude. Langlois et Seignobos ont posé la critique interne (analyse de contenu et comparaison avec d’autres documents) et la critique externe de l’archive (analyse formelle du document) [14]. Toutefois, cette démarche suppose une tournure d’esprit, une attitude apprise et non spontanée [15]. Dans La Méthode historique appliquée aux sciences sociales, l’historien Charles Seignobos montre que l’esprit critique suppose l’effort et la persévérance : « la critique est contraire à la tournure normale de l’intelligence humaine : la tendance spontanée de l’homme est de croire ce qu’on lui dit. Il est naturel d’accepter toute affirmation, surtout une affirmation écrite – plus facilement si elle est écrite en chiffres –, encore plus facilement si elle provient d’une autorité officielle, si elle est, comme on dit, authentique. Appliquer la critique, c’est donc adopter un mode de pensée contraire à la pensée spontanée, une attitude d’esprit contre nature […] On n’y parvient pas sans effort » [16]. Bien que Paul Veyne réfute l’existence de la méthode historique (« l’histoire est un récit d’événements vrais »), il donne toute sa place à la critique historique : « […] la critique historique a pour seule fonction de répondre à la question suivante que lui pose l’historien : Je considère que ce document m’apprend ceci ; puis-je lui faire confiance là-dessus ? » [17].

Deuxièmement, le questionnement de l’archive suppose l’établissement d’une grille de lecture scientifiquement établie et valide. L’historienne Arlette Farge souligne la nécessité méthodologique de clarifier les postulats de départ pour éviter l’instrumentalisation idéologique : « Au départ, s’avère nécessaire l’explication raisonnée des grilles de lecture imposées au matériau : le procès de questionnement de l’archive doit être suffisamment clair pour que les résultats de la recherche soient convaincants et non fallacieux. Car – on le pressent- on peut tout faire dire à l’archive, tout et le contraire ; une des premières contraintes est de mettre au clair les procédés d’interrogation. Allons droit au but : une chose est de comprendre l’histoire, comme un processus de réinterprétation permanente du passé, à l’aune d’une société actuelle et de ses besoins ; une autre est de subvertir les faits passés pour servir des pernicieuses idéologies. Il est des moments où il est nécessaire d’avancer « des » vérités (et non la vérité) incontestables c’est à dire des formes entières de réalité, qu’il ne sert à rien de cacher ou de subvertir. Il est des moments où l’histoire doit démontrer des erreurs, se servir de preuves, pour que la mémoire ne soit pas assassinée ».[18]

Parce que cette posture est méthodique et régulée, elle s’oppose résolument à l’hyper-criticisme et au relativisme. Langlois et Seignobos pointaient en 1898 les dangers de l’excès de critique : « L’hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse. Certaines gens flairent des rébus partout, même là où il n’y en a pas. Ils subtilisent sur des textes clairs au point de les rendre douteux, sous prétexte de les purger d’altérations imaginaires. Ils distinguent des traces de truquage dans des documents authentiques. État d’esprit singulier ! à force de se méfier de l’instinct de crédulité, on se prend à tout soupçonner » [19]. Or, l’école, a pour mission d’enseigner des repères, des faits scientifiquement avérés qui constituent des « remparts de rationalité » [20].

On pourrait également rajouter que cette posture méthodique suppose aussi de reconnaître les erreurs historiographiques passées au risque sinon de laisser la place au négationnisme [21].
Elle suppose également de repenser les liens entre histoire et mémoires. En effet, un obstacle à une écriture (et un enseignement ?) serein de l’histoire est la confusion fréquente (voire permanente ?) entre histoire et mémoires. Pierre Nora évoque « le règne de la mémoire généralisée » qui caractérise nos sociétés contemporaines [22]. Il est d’usage d’opposer histoire et mémoires : à l’histoire, la science ; à la mémoire, l’émotion. À l’histoire comme « quête véritative », il est d’usage d’opposer la singularité de la mémoire, celle d’individus pris séparément ou dans un collectif, une/des mémoire(s ) faites d’oublis, de contradictions et empreintes de souvenirs façonnés par d’autres témoignages... ou tout simplement transformés par la lecture de l’histoire. Toutefois, l’opposition schématique histoire versus mémoires conduit à oublier que l’historien se nourrit des mémoires (songeons aux apports de l’histoire orale dans l’historiographie).

C’est même une obligation épistémologique selon Philippe Joutard : réintroduire dans l’écriture du passé des possibles (et donc sortir des déterminismes c’est-à-dire « défataliser » l’histoire), apporter d’autres éclairages sur un événement et percevoir les représentations de ceux qui les ont vécus enrichit l’écriture de l’histoire en écoutant d’autres voix [23]. Mais cette utilisation des mémoires se fait méthodiquement : l’historien croise et confronte les mémoires entre elles et aux autres sources dont il dispose : il fait un travail d’historisation. Cette mise à distance du passé ne nie pas les mémoires : elle leur donne une place, toute leur place, rien que leur place. Philippe Joutard appelle à une dialogue renouvelé entre l’historien et le témoin et appelle chacun à la modestie : à l’historien d’écouter le témoin et au témoin d’accepter le travail de l’historien. Là encore, une approche raisonnée et méthodique pour « rendre sa chair » à l’histoire.
Ainsi, l’historien qui se veut scientifique a-t-il développé une approche méthodique. Pourtant cette approche n’est pas exempte d’erreurs, de relectures et de réécritures qui permettent en retour de pointer l’évolution de la science, produit de la pensée humaine. Cette dimension évolutive est souvent peu perçue par le grand public et est éloignée des représentations que les élèves ont de cet enseignement.
Dès lors, si le développement de l’esprit critique est le fruit d’un long processus d’apprentissage, comment aider en classe à son développement ? Par quelles démarches ? Et par quels gestes professionnels [24] ? (lire la suite)


Françoise JANIER-DUBRY,
IA-IPR d’histoire géographie,
Académie de Nantes,
Septembre-octobre 2016



Notes

[14] Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, Points Seuil, 1996, page 60-61.
[15] Antoine PROST, Ibid., page 64-65.
[16] Antoine PROST, Ibid., page 65-66. Seignobos prend l’exemple de la nage : « Le mouvement spontané d’un homme qui tombe à l’eau est de faire tout ce qu’il faut pour se noyer ; apprendre à nager, c’est acquérir l’habitude de refreiner ses mouvements spontanés et de faire des mouvements contre nature ».

[17] Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Le Seuil, 1971, p.24. Paul Veyne qui réfute que l’histoire soit une science met en exergue la rigueur de la discipline qu’il place justement « à l’étage de la critique » (p.26).

[18] Arlette FARGE, Le goût de l’archive, Points Seuil, 1989, page 118. La note qui accompagne cet extrait renvoie à l’ouvrage de Pierre VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987 qui dénonce les négationnistes.

[19] Charles-Victor LANGLOIS et Charles SEIGNOBOS, Introduction aux études historiques, 1898.

[20] Dominique BORNE, Enseigner la vérité à l’école, quels enjeux ? , p.82.

[21] Valérie IGOUNET, « Comment les erreurs des historiens ont pu alimenter la propagande de Faurisson » Négationnisme et erreurs historiographiques, Histoire et mémoires vivantes, Des erreurs historiographiques, décembre 2013, revue de la Fondation pour la mémoire de la Déportation, n° 2, p. 94 à 100.

[22] Cité dans Philippe JOUTARD, Histoire et mémoires, conflits et alliances, La Découverte, Poche, 2013, p.18.
[23] Philippe JOUTARD, Ibid, p. 262 et suivantes.

[24] Notre regard sera prioritairement centré sur le professeur d’histoire-géographie bien que toutes les disciplines aient leur place dans cette construction.


 
 

haut de page

histoire-géographie-citoyenneté - Rectorat de l'Académie de Nantes