1 - Si l'homme est bien un être fini, physiquement et psychiquement, dont la finitude et le souci d'y remédier font de lui un homo economicus et socius qui s'ouvre au monde sur les modes de la production technico-économique et de la participation socio-culturelle, il est aussi et surtout caractérisé par une « disposition à la personnalité », à la subjectivité infiniment éclairée et libre, selon une volonté de connaissance et d'émancipation. Les logiques du besoin d'efficience et du désir de reconnaissance ne sauraient satisfaire cette aspiration à l'infinitude puisqu'elles enferment l'homme dans la répétition de la nécessité naturelle (selon le déterminisme de la reproduction de la vie bio-économique) et la répétition de la nécessité culturelle (selon le fatalisme de la reproduction de la vie socio-historique). À quel monde s'ouvre alors cet homo theorethicus, c'est-à-dire aspirant à la fois à la vérité (théorique) et à la liberté (éthique et politique) ?
2 - Le monde qui apparaît à cet homme est celui des institutions juridico-politiques et des normes éthiques, et non plus seulement celui des choses et objets produits ni celui des us et coutumes, croyances et valeurs transmis, c'est-à-dire non plus la nature mais la culture, et non pas la culture au sens ethno-sociologique (le sens commun historique) mais la culture au sens éthico-politique de la loi à instituer, appliquer et faire respecter. Surgissent alors un espace-temps public (juridico-politique) et un espace-temps privé (intellectuel et moral) qui sont relatifs à l'humanité de l'homme comme citoyen et personne, et non plus comme producteur-consommateur anonyme (dilué dans le « on »), rivé au fait accompli de la production et de la loi du marché, ni comme animateur socio-culturel identitairement marqué par le « nous » et rivé, lui, au sens établi ou à la foi de la communauté : il s'agit d'un homme ouvert à l'exigence double d'une vie bonne dans des institutions justes. À quel type d'engagement une telle conception de l'homme et du monde ouvre-t-elle ?
3 - Une telle conception éveille l'homme à sa capacité et son obligation de s'engager de façon éthique et politique, engagement qui seul mérite le nom d'action puisqu'il ne s'agit plus seulement ni même essentiellement de produire toujours plus d'objets (de plus en plus rapidement consommés c'est-à-dire détruits, en une fuite en avant mortifère, meurtrière et suicidaire, en référence à un « mauvais infini ») ni de retrouver ou même redonner du sens pour le remémorer ou le commémorer selon une conception antiquaire ou patrimoniale de la culture, pour le moins passéiste et pour le plus identitariste et donc conflictualiste.
Il s'agit dès lors de s'engager pour transformer le monde, autrui et soi-même, pour changer l'existence en référence aux essences, aux Idées normatives du Vrai, du Bien et du Beau, selon le double projet de la sagesse personnelle et de la justice collective, en soumettant à la critique la prétention du fait accompli de la production et du sens établi de la tradition à faire la loi. Une telle action (qui n'est pas en elle-même production ni participation) présuppose une réflexion, un examen et un jugement qui ne sont de l'ordre ni de l'explication (ou du calcul) ni de la compréhension (ou de l'interprétation) mais d'un travail infini de soi sur soi voire contre soi d'un sujet qui pense pouvoir et devoir progressivement changer quelque chose à quelque chose (sinon tout changer à tout et tout de suite). Une telle action et la réflexion qui la rend possible nécessitent donc un cogito, une (re)prise de conscience de soi et de confiance en soi, d'un soi personnel (l'homme et le citoyen) soucieux de son autonomie, mais aussi d'un soi collectif (le peuple) soucieux de sa souveraineté en référence à l'Idée républicaine. En effet, cette Idée appelle les hommes à s'arracher au déterminisme de la logique analytique qui fait de l'histoire un « processus sans sujet » (de type cybernétique) et au fatalisme de la logique herméneutique dont se réclament des « sujets sans histoire » (comme les fameuses « identités culturelles »), puisque ces deux types de logique et les engagements qui les redoublent prétendent river les hommes à « la seule politique et éthique possible » d'une finitude réputée être indépassable. Un tel engagement présuppose, enfin, une instruction et une éducation, notamment par le biais d'une institution comme l'école, par excellence, qui ne soit pas elle-même soumise aux logiques des engagements analytique et herméneutique qui visent à en faire, aujourd'hui plus que jamais, une « entreprise » ou un « lieu de vie », mais qui soit ordonnée à la raison critique et autocritique qui éveille chacun et tous à leur destination d'hommes et de citoyens éclairés du passé et responsables du présent et de l'avenir du monde.