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la mémoire de la Shoah en France

Une conférence donnée par Annette Wievioka, directrice émérite de recherche au CNRS, lors de la formation Shoah du 9 au 11 janvier 2017 au lycée Bergson à Angers.

mémorial shoah

Annette WIEVIORKA présente la mémoire de la Shoah en France en partant de l'ère du témoin, puis passant par l'élaboration d'une mémoire collective jusqu'au temps d'une nouvelle inflexion, contrainte par le négationnisme.

Cf. L’ère du témoin, Pluriel, 2002 ou Le moment Eichmann, Albin Michel, janvier 2016, codirigé par Sylvie Lindeperg (auteur notamment de Les écrans de l’ombre, la seconde guerre mondiale dans le cinéma français, CNRS, 1997, ou Points histoire, avril 2014, pour l’édition augmentée).

Deux approches distinctes, même si elles portent sur la même période : d’une part les travaux tournant autour de l’affirmation des mémoires différenciées de la déportation et du génocide, d’autre part ceux questionnant les fils narratifs relatant les années sombres et la Libération non comme un produit fini dont on saisit les articulations ou les réceptions variables dans la foulée des travaux de Marc Ferro de Jérôme Bimbenet et d’Antoine de Baecque, mais aussi comme des résultats parfois contestables à force de compromis ou de compromissions de négociations dont les archives gardent les traces et les strates accumulées à tel point que pour Sylvie Lindeperg le film est un palimpseste qu’il faut gratter pour en faire apparaître les intentions et les renoncements successifs ; cette démarche apparait particulièrement fructueuse dans le cas de La libération de Paris, (1944), avec un commentaire de Pierre Bost, Bataille du rail de René Clément (1946) et Au cœur de l’orage de Jean-Paul Le Chanois (1948) ; les films ainsi que le travail de Sylvie Lindeperg étant disponible dans un coffret édité par l’INA en 2014 Le cinéma de la Résistance.

Annette Wieviorka questionne, à un moment où l’on parle d’inflation de la mémoire ou d’hypermnésie, les formes possibles de la célébration, de la commémoration et de leurs concurrences (entre Paris, Yad Vashem, Washington, Berlin) à un moment ou l’on se demande s’il faut sauver Auschwitz (restaurer l’existant ou le laisser dépérir) et/ou la mémoire des victimes par l’identification de chacune des victimes comme le font depuis quarante ans les époux Klarsfefd et/ou encore la mémoire des lieux où elles vécurent (par l’implantation de pavés en pierre volcanique devant chaque maison juive dont les occupants ont disparu). Son entrée en matière lui a permis de souligner que chaque mémoire s’écrit au présent et dans un contexte international donné : un choix mémoriel devient donc par là à la fois un hommage rendu au passé et un exemple de célébration du présent ; c’est le cas aujourd’hui de la présence juive en Allemagne qui est considérée alors même qu’elle est résiduelle comme un marqueur démocratique, ce qui explique que parfois les Allemands juifs soit dépossédés de cette mémoire au profit de seuls Allemands ; les films récents sur les procédures entreprises par la justice allemande contre les criminels nazis (Le Labyrinthe du silence et Un héros allemand renvoient plus à un aggiornamento de la société par elle-même qu’à une déploration).

En clair, elle insista fortement sur les brouillages de la compassion ou les instrumentations brouillonnes de la Shoah (citant explicitement Vincent Peillon qui pécha récemment autant par méconnaissance – les Juifs de la zone sud ne portèrent jamais l’étoile jaune, les problèmes d’intégration des musulmans aujourd’hui ne pouvant être comparés avec les « ratonnades » de la guerre d’Algérie), dans un cadre mémoriel auquel il faudrait ajouter une quatrième période, celle du nouvel antisémitisme des banlieues qui mêle la politique israélienne avec tous les stéréotypes éculés véhiculés à l’encontre des Juifs par les propagandistes de tous ordres et repris en partie dans les théories du complot.

Propos en trois temps :

- Celui de la lente élaboration de la mémoire par les victimes survivantes ou non de la Shoah et de l’articulation complexe entre mémoire et justice, telle qu’elle s’énonça à partir du procès Eichmann.

- Celui de l’éclosion d’une mémoire collective qui irrigua enfin toute la société et cessa de se réduire aux cercles restreints des témoins concernés et/ou cultivés.

- Celui enfin d’une nouvelle inflexion contrainte par « les négationnistes » dont les constructions pseudo-intellectuelles et pseudo-scientifiques semaient le doute chez ceux qui cherchaient là une occasion de nier la réalité de la Shoah pour des motifs individuels et/ou programmatiques.

Premier temps :


La Shoah présente la particularité d’être à la fois un génocide, terme défini par Rafael Lempkin, hors du contexte des années 1940, comme la destruction systématique d’un groupe ethnique ou religieux en raison de son caractère particulier) et un mémocide (nier le crime et la mémoire de celui-ci) ; la netteté du projet a au contraire entraîné une floraison d’écrits retraçant le processus et tenant à la fois d’une sauvegarde d’une culture (celle de la Yiddishkeit) et des formes que prit la « solution finale ». C’est à une tentative d’écriture de l’histoire immédiate que se livre au sein du ghetto de Varsovie E. Ringelblum dont les archives constituées furent enterrées dans des bidons de lait et retrouvées à partir de 1946 sous les gravats du quartier arasé. Son histoire est retracée dans le livre de S. Kassov Qui écrira notre histoire ?. Durant trente ans ces témoignages furent étudiés mais leur publicité se limita aux cercles juifs de Pologne (de plus en plus restreints), de France, d’Allemagne et d’Israël ou des Etats-Unis, les Juifs désertant peu à peu leur continent d’élection pour se localiser entre Israël et les nouveaux mondes. Annette Wieviorka s’inscrit en faux contre les théories de F. Azouvi qui prétend, en reprenant la même documentation qu’elle, qu’il n’y eut jamais de silence (grand ou petit) sur la Shoah : il confond énonciation par un cercle restreint de jugements historiques et moraux sur l’événement et le moment où la société le reconnait, s’y intéresse, l’intègre à ses préoccupations quotidiennes, lui donne sens et se reconstruit dans un rapport constant au point qu’il soit une référence omniprésente.

Annette Wieviorka souligne à ce propos que la seule exception à cette forclusion fut Paris qui grâce à l’action d’Isaac Schneersohn, fit sortir la Shoah d’une célébration par la communauté juive de « ses morts » pour l’intégrer au sein du projet national par la constitution du centre de documentation juive contemporaine (CDJC), par la régularité de publications spécialisées (Le monde Juif), l’érection du tombeau du martyr juif inconnu entre 1949 et 1953, la constitution d’un rituel et mit sur le devant de la scène une série de problèmes tangibles (les spoliations, la récupération des biens juifs aryanisés) que tout le monde pouvait comprendre. La pose de la première pierre du monument par le président Coty en 1953, entraîna une mobilisation concurrente en Israël qui aboutit à la construction de Yad Vashem et imposa le triptyque constitutif de ce type de lieux : Lieu de recueillement, dépôt d’archives et bibliothèque spécialisée. Ces démarches prirent un tournant international quand fut signé le traité du Luxembourg qui réglait entre Israël, l’Allemagne et la Claims Conference la question des réparations ou restitutions (d’où le wieder ("retour") de Wiedererstattungen, les restitutions). Sur une période longue, une mémoire et une prise en charge individualisées ont été progressivement remplacées par une prise en charge collective qui aboutit en France à la création du Mémorial de la Shoah en 2005.

Le procès Eichmann est de ce point de vue le moment décisif d’une « sortie du placard » de la Shoah ; il ouvre ce qu’Annette Wieviorka a nommé L’ère du témoin, véritable mise en scène pédagogique conduite par le procureur du procès de Jérusalem qui ouvrit bien un autre moment : celui de la prise en compte et de la valorisation des victimes. Par ce procès, la Shoah est enfin pensée comme un événement distinct de la seconde guerre mondiale et Israël légitimé dans sa posture enfin affirmée à la face du monde d’Etat porteur de la mémoire et de l’héritage du génocide et comme ayant droit principal. La France lors des procès Barbie, Touvier et Papon ne fit que reprendre ce dispositif. Les victimes et descendants de victimes virent enfin à cette occasion, puis à l’occasion des procès suivants, de quoi la Shoah était le nom ; Art Spiegelman considère qu’avant cette date, il ne comprenait pas à quoi correspondait cet événement.


Le deuxième temps : l’éclosion de la mémoire

C’est le temps d’une parole qui s’affirme par sa centralité, sa publicité, son questionnement et son institutionnalisation universitaires (création de chaires spécifiques). La série Holocaust (1978) apparaît comme un détonateur qui fit rentrer la Shoah dans tous les foyers et lui fit prendre une importance nouvelle au sein du débat et de l’espace publics. Annette Wieviorka souligne qu’à cette occasion les débats virent s’affronter aux Dossiers de l’écran les deux mémoires, toutes deux légitimes à nos yeux, de la Résistance et de la déportation d’une part et de la Shoah d’autre part : dire que les différents acteurs se regardaient « en chien de faïence » est un euphémisme tant la tension était vive entre ceux qui avaient combattu et les Juifs, supposés être allés « comme des moutons à l’abattoir » (les résistants niant à cette occasion l’action des Juifs dans la Résistance et le rôle de l’OJC, mais le phénomène était aussi israélien) .

Le troisième temps : celui d’une nouvelle inflexion.


Il est dû à l’apparition de la parole négationniste (Darquier de Pellepoix, Faurisson) qui de façon venimeuse tente de coupler la Shoah avec les seules chambres à gaz, en insistant sur l’absence supposée de celleci (c’est le piège technique qui a été largement dénoncé par l’intervention éclairante de Tal Bruttmann [1] ) ; ces prises de position à la fois mensongères et ignobles forcèrent en leur temps les enfants de familles exterminées devenus historiens (Evelyne Patlagean, Pierre Vidal-Naquet) à retourner sur les lieux de l’anéantissement afin de dénoncer les assassins de la mémoire et leurs postulats absurdes et pseudo-scientifiques. La situation fut encore compliquée par les choix plus que discutables de Valéry Giscard d’Estaing et de François Mitterrand. Le premier par volonté de réconciliation franco-allemande, le second par conviction de la réalité d’une masse vichystorésistante à laquelle il prétendait s’identifier (le dossier est largement ouvert et largement lié à la personne même de l’ancien président comme le démontre à l’envi la thèse de Bénédicte Vergez-Chaignond), se dressent ainsi contre la mythologie gaullienne. Celle-ci, après avoir été dénoncée depuis le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls et les travaux de Robert Paxton, d’Henry Rousso et Éric Conan, connaît un mouvement inverse en raison des aspects dévoilés par les travaux de Pierre Laborie sur l’opinion publique sous Vichy à partir des rapports des renseignements généraux et des rapports effectués par le service technique du tri postal).

Le scandale autour des prises de position de l’ancien président et de son respect affirmé pour la tombe de Pétain ont contribué malgré tout à remettre encore une fois sur la place publique et ce passé qui ne passait pas et la centralité de la Shoah ; même si il y eut ensuite des gestes institutionnels inédits et des discours publics (juillet 1995 lors de l’inauguration de la maison des enfants d’Isieu, dans l'Ain, transformée en un lieu de mémoire) , c’est son successeur Jacques Chirac qui clôt la querelle en reconnaissant l’implication et la complicité de l’Etat Français et par delà de la France dans la déportation et l’extermination des Juifs. Cet acte ouvrait à la fois à la reconnaissance mais aussi à une pédagogie de la Shoah qui depuis a acquis une valeur indiscutable au sein des programmes scolaires.

Cependant, cette reconnaissance et cette institutionnalisation n’empêchent pas la Shoah de connaître une nouvelle forme de contestation en lien avec le conflit israélo-palestinien et l’islamisme radical (qui là aussi constituerait l’objet d’autres interventions afin de ne pas caricaturer la situation).

Par Emmanuel Chabrier, Lycée G. Monge-La Chauvinière, Nantes

Notes


1 Lire à ce propos les notes sur la conférence de Tal BRUTTMANN : Des groupes mobiles de tueries aux centres de mise à mort. 
 

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