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les juifs dans le monde musulman au XXe siècle

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Cette conférence ne s’inscrit pas dans l’histoire de la Shoah. C’est un prolongement des deux chapitres écrits par Frédéric Abécassis et Jean-François Faü dans Les Juifs dans l’histoire, Champ Vallon, 2011. La lecture de ces deux chapitres (« Les Juifs dans le monde musulman à l’âge des nations (1840 – 1945) » et « Le monde musulman : effacement des communautés juives et nouvelles diasporas (1945- 2006) ») est un préalable à la compréhension de cette conférence.

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Introduction

Les auteurs ont vécu en immersion dans les sociétés du monde musulman. Frédéric Abécassis est spécialiste de l’histoire de l’enseignement étranger en Egypte (écoles missionnaires françaises, britanniques, américaines, italiennes, grecques et écoles de l’Alliance Juive) ; dans ces écoles, on trouve des Juifs d’Egypte, visibles dans les archives, alors que son travail vers 1990 se fait dans une Egypte vidée de ses Juifs. Certaines archives trop sensibles restent inaccessibles (il existe une volonté d’éviter les retours de Juifs d’Egypte et d’éventuels procès ; à Paris, des associations mémorielles sont mobilisées autour de ces questions, celle du patrimoine en particulier). Frédéric Abécassis n’est pas un spécialiste de l’histoire des Juifs ; il a travaillé sur une affaire de conversion de deux jeunes filles dans les années 1930 dans une de ces écoles missionnaires. A partir de son expérience, il élargit. Le premier chapitre (1840- 1945) correspond à la commande principale (prévue pour une vingtaine de pages), le second (1945-2006) est conçu comme un épilogue (de six pages environ à l’origine).

 

1. Des communautés disséminées et diverses

L’éparpillement des communautés juives dans le monde musulman est géographique, culturel, linguistique, religieux.

  • Une différence entre urbains et ruraux. Les principales communautés urbaines sont à Essaouira et Salonique ; mais des communautés sont présentes dans toutes les villes, surtout celles du littoral, parallèlement à l’essor du commerce avec l’Europe. Dans les années 1920, environ 10% de la population de Bagdad est juive (les cinémas y sont fermés le jour du shabbat car ils appartiennent à des Juifs).
  • Des clivages religieux profonds : par exemple différence entre judaïsme rabbinique et karaïte, en opposition structurelle. Le karaïsme est issu d’un schisme du VIe siècle, refusant les interprétations du Talmud ; c’est un retour aux sources, la Torah faisant foi. Dans le karaïsme, la judaïté se transmet par le père, les synagogues n’ont pas de mobilier et les Juifs s’y prosternent par terre comme les musulmans = plus proche de l’islam. Autre exemple : en 1840, le rabbin de Jérusalem se rend à Naplouse dans une communauté de Samaritains. Il atteste qu’ils sont bien des Juifs et doivent être protégés à ce titre.
  • Langue qui varie en fonction des strates migratoires de ces judaïcités

On peut donc dire que la construction des Juifs du monde musulman comme communauté est surtout postérieure à la grande migration ; elle est rétrospective. Auparavant, on se définit surtout comme Juif d’un lieu (Juif de Salonique, etc.) De plus, les Juifs vivent alors dans l’espace ouvert de l’Empire ottoman : on s’y déplace, on voyage de synagogue en synagogue, alors qu’après la Première Guerre mondiale, l’espace se trouve découpé.

2. Egalité et nations, des idées neuves en Méditerranée

Ces communautés sortent de dix siècles du statut de dhimmi. Il s’agit d’un statut juridique qui ne dit rien sur la condition des personnes (richesse, traitement par les musulmans), et qui s’affirme au Xe siècle, en prétendant s’appuyer sur un texte antérieur, le pacte d’Omar (le personnage lui-même est mal cerné ; il pourrait s’agir du deuxième calife). Ce pacte est un catalogue de mesures discriminatoires contre les Juifs, Chrétiens et Zoroastriens. Aujourd’hui encore, le « calife » de Daech, Baghdadi, fait signer ce pacte en grande cérémonie à des communautés chrétiennes ; c’est une mise en scène pour revendiquer cette filiation.

Remarque : existe également le terme de dhimmitude, introduit en 1981 seulement, par Bachir Gemayel (président libanais assassiné ensuite), issu d’une famille chrétienne, auteur d’un projet d’alliance israélo-libanaise = solidarité des Juifs et Chrétiens face à l’islam sunnite. Le suffixe –ude, comme dans négritude, indique un terme de combat, polémique.

Au XIXe siècle, le statut de dhimmi tend à disparaître en raison des réformes ottomanes et de la pression européenne.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la présence européenne s’affirme dans le monde musulman et les idées de la Révolution française et du printemps des peuples s’exportent. Les minorités d’orient constituent un terrain de prédilection pour les Européens qui y trouvent des clientèles économiques et spirituelles. Les puissances européennes se font les protectrices des minorités orientales (cf. la crise libanaise de 1860, expédition humanitaire de Napoléon III pour aider les Maronites) ; cette protection est mise en place par le biais de l’école.

Colonisation de l’intérieur en Algérie, par des Juifs émancipés : le judaïsme européen porte des missions scolaires en Orient (mais assez peu en Egypte).

Les tanzimat, réformes du XIXe siècle, abolissent de fait les dhimmis. Il n’y a plus qu’une sorte de citoyens, mais on continue à sous-traiter à des communautés (appelées « millet ») les affaires internes : mariages, successions, etc. Ainsi s’établissent des communautés juives autogérées dans différentes villes.

Il n’y a donc pas une judaïcité unique en Méditerranée.

3. De l’espace des empires à celui des Etats

L’empire est une logique de gestion de la pluralité et de la diversité, une puissance d’arbitrage. Le « millet » ottoman est traduit par « nation ». Par ces nations, on n’échappe pas à son statut personnel ; le mariage exogame, par exemple, n’est possible qu’avec une conversion).

L’Etat-nation, à l’inverse, est une tentative d’homogénéisation des espaces ; les minorités y sont mal à l’aise.

De plus, au sein de la SDN, le Moyen-Orient est soupçonné de persécuter les minorités, et Français et Anglais sont à l’affut d’incidents à exploiter pour conforter leurs propres logiques impériales.

L’émancipation des Juifs se fait en période coloniale ; ils gagnent en affirmation, en visibilité, en ascension sociale, mais payent par leur effacement ensuite (migration de masse). L’historien Tsur donne une analyse convaincante des trois secteurs de la judaïcité dans les pays  colonisés :

  • Le secteur colonial est composé de Juifs de la métropole, minoritaires (français ou britanniques).
  • Le secteur occidentalisé est composé de francophones ou d’anglophones, portant le costume européen. Le français ou l’anglais permettent la compréhension entre communautés juives.
  • Le secteur indigène est peu occidentalisé, a peu accès à l’instruction (judaïcité rurale du Yémen, Atlas marocain, sud algérien, vieille ville du Caire, etc.) ; il est très arabisé.

 4. Les ruptures de la Seconde Guerre mondiale

Lire à ce sujet : Gilbert Achcar, Les Arabes et la Shoah, Actes Sud, 2007. Il existe un bon compte-rendu de cet ouvrage sur le blog de Julien Salingue (Science Po – Paris 8) : http://www.juliensalingue.fr/article-note-sur-les-arabes-et-la-shoah-de-gilbert-achcar- 52285544.html

Eventail large des attitudes des Arabes envers les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Vu du monde musulman, il existe une filière de Juifs qui ont échappé à la Shoah en se réfugiant vers Alexandrie ou Casablanca (cf. le film Casablanca).

La Shoah constitue une rupture, qui rend possible l’impensable : on n’a pas réussi à sauver les Juifs d’Europe, il ne faut pas faire la même erreur dans le monde musulman. Toute manifestation anti-juive devient un signal d’alerte amplifié dans le monde musulman.

 5. De la migration de masse aux recompositions patrimoniales

Dans le cas de l’Egypte, 1956 est la grande date de l’expulsion (cf. congrès à Haïfa et Paris en 2006 pour le cinquantième anniversaire, et à Jérusalem en 2016).

Mais la chronologie est variable selon les pays. En Iran, il faut aller jusqu’en 1979 : la population juive continue à croître jusqu’à cette date, en particulier par des réfugiés d’Irak.

La Turquie fait aussi exception : il s’y trouve aujourd’hui encore entre cinq et dix mille Juifs et des institutions communautaires, malgré un effritement au cours du siècle, lié plutôt à la politique turque vis-à-vis des minorités en général. 1955 est de ce point de vue une césure avec le pogrom anti-grec lié à l’affaire chypriote.

Le Maroc est un troisième cas spécifique. Avant l’indépendance, deux cent cinquante mille Juifs y vivent ; ils sont entre trois et cinq mille aujourd’hui. En 1961, un accord est signé entre Israël et Hassan II (accord politique secret qui place le Maroc en porte-à-faux avec la Ligue Arabe) : les Juifs craignent les troubles possibles avec le changement de règne. Cf. Yigal Bin- Nun dont les articles sont disponibles en ligne : 1962-64 est un moment fort de la migration des Juifs de l’Atlas marocain vers Israël. Ce moment fait partie d’une temporalité nationale : c’est aussi l’époque où le Maroc exporte sa main-d’œuvre ; par exemple, les recruteurs de Citroën y sont présents. Ainsi le retour à la chronologie permet de se départir de l’idée d’un éternel conflit entre musulmans et juifs qui va vers une émigration. En 1975, la grande migration des Juifs est terminée, mais ces émigrés sont restés patriotes et soutiennent la conquête marocaine du Sahara espagnol (la Marche verte), ce qui surprend le régime. Le Maroc est aussi un grand exportateur de rabbins. Dans les années 1990, une politique patrimoniale s’affirme ainsi au Maroc, à la différence de l’Algérie voisine (où s’affirme une volonté de « déjudaïser » la culture algérienne, selon l’expression de la ministre de la culture il y a quelques années : antisémitisme d’Etat assez obsessionnel, prétendant que les colons partis au moment de l’indépendance étaient des Juifs).

A l’époque de la commande de l’article, la question de la migration des Juifs hors du monde musulman a une géographie, mais pas d’histoire. Cette géographie est montrée par les représentations cartographiques habituelles (cf. diaporama), dans lesquelles les Juifs des pays arabes vont vers Israël (flèches). Par exemple une carte présentée sur identitejuive.com au moment de la seconde intifada : elle montre cinq cent cinquante mille réfugiés palestiniens (hypothèse basse : les historiens évaluent plutôt ce nombre à sept cent cinquante mille et huit cent quatre-vingt mille réfugiés juifs vers Israël. En fait, le processus d’Oslo achoppe sur la question des réfugiés et du droit au retour. L’idée serait une compensation financière dans les cas où il n’y aurait pas de droit au retour. Mais s’il y a compensation financière pour les Palestiniens, qu’en est-il d’une compensation pour les Juifs spoliés en quittant  les  pays  arabes ? En 2010, la Knesset vote une loi interdisant de signer la paix avec un Etat arabe si la question des réfugiés juifs n’est pas incluse dans l’accord.

Cf. Chrétiens et Juifs dans l’islam arabe et turc, 1992 : les cartes de 1914 et 1992 montrent l’effacement des minorités.

Pour remettre de l’histoire dans cette vision très géographique et idéologique, il faut dire que les destins migratoires n’ont pas conduit tous les Juifs vers Israël, qui peut aussi n’être qu’un passage. L’historien Tsur montre que le secteur colonial retourne vers la métropole (France ou Angleterre), alors que le secteur occidentalisé migre en priorité vers la Suisse, et à défaut la Grande-Bretagne, ou la France, mais aussi vers l’Amérique ou l’Australie ; ce sont des personnes formées dans les réseaux scolaires et qui ont une employabilité maximale. Les populations juives indigènes pauvres sont celles qui migrent vers Israël ; leur migration est conçue comme une migration de sauvetage. L’Iran est aussi une destination possible.

Comment nommer cette migration de masse ? Cf. Camus : « mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde. »

Les Juifs parlent de « second exode », ce qui implique qu’ils se dirigent vers Israël. Cela ne tient pas compte des migrations des Juifs occidentalisés vers le nouveau monde ou l’Europe.


« Disparition » n’est pas un bon terme. Il existe un syndrome du membre fantôme vis-à-vis des Juifs absents du monde musulman, une montée de l’antisémitisme, et une véritable souffrance. La Shoah est une souffrance pour les Arabes qui se sentent injustement accusés : ils ont donc été trahis. Deuxième souffrance : la disparition des Juifs signifie que les Juifs les ont abandonnés. De plus, ce n’est pas une disparition totale : il reste des institutions juives, même s’il reste peu de Juifs. Certains Juifs sont restés : ce qui disparaît, c’est une forme communautaire visible. Paradoxalement, de nombreuses personnes se découvrent des origines juives (au Maroc par exemple).

« Transplantation », ou « déracinement » sont les termes de Georges Bensoussan. Ces termes conviennent bien aux cartes montrées en introduction (cf. diaporama). Mais la transplantation suppose une plante déjà constituée avant d’être transplantée. Or les communautés se recomposent dans les migrations (par exemple, le marché matrimonial s’ouvre beaucoup).

« Exclusion » (on parle de « la grande exclusion »), en référence à l’expulsion de 1492. Le terme est approprié dans certains cas : pour les Etats qui se construisent (en concurrence avec les générations précédentes). Mais l’exclusion ne rend pas compte de tous les départs.

« Effacement » est le terme choisi par F. Abécassis & Jean-François Faü, pour reprendre à la fois l’idée d’un départ sans bruit (le point de vue du Juif qui part) et d’un refus de voir la présence de l’autre (le point de vue du musulman qui rejette).

« Séparation » est un terme peut-être meilleur, introduit ensuite par Benjamin Stora. Il fait référence à la réduction des espaces de cohabitation.

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En réponse aux questions :

Pour le Moyen-Orient, il faut tenter de sortir du prisme religieux qui écrase tout. Le religieux et le communautaire sont en fait très liés à des constructions politiques, y compris dans l’empire ottoman, qui exhume le califat à peu près au moment où la papauté affirme l’infaillibilité pontificale, alors que la perte de territoires en Europe amène le retour de musulmans d’Europe. Le califat de Daech est lui aussi à historiciser.

On note que les élèves ont du mal à comprendre le manque d’unicité à l’intérieur des religions. On peut lire : Vincent Lemire, Jérusalem 1900, la ville sainte à l’âge des possibles, 2013. Les syncrétismes religieux sont présents : sort actuellement un film sur Dalida ; dans le quartier où elle est née au Caire, se trouve une église Sainte-Thérèse, où de nombreux ex-voto portent des noms musulmans. Il existe une plasticité du religieux. Des lieux de cultes peuvent être partagés (ils sont nombreux au Maroc). Les Européens ont inventé de nouveaux lieux de mémoire à Jérusalem (logiques européennes propres, des Protestants par exemple).

Le site www.medmem.eu est recommandé ; il contient de nombreux dossiers (INA). Par exemple, un film de 1952 sur « Djerba l’ile biblique » montre bien comment les personnes sont identifiables comme membre de telle ou telle communauté par les contemporains, en fonction de leur apparence et de leur vêtement. (On peut également y voir la vidéo d’une visite de Che Guevara à Alger).

 

 Frédéric ABECASSIS, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Ecole normale supérieure de Lyon. frederic.abecassis@ens-lyon.fr

Compte-rendu rédigé par Anne-Gaëlle Cooper-Leconte, Lycée Jules Verne, Nantes.


 

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