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les Juifs en France au Moyen Age, conférence de Juliette Sibon

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Après avoir présenté les sources, Juliette SIBON aborde les évolutions historiographiques de cette question et présente les grandes lignes de la présence des juifs dans l'Histoire du royaume de France au Moyen-Age. Puis elle se penche sur la place qui peut leur être faite dans les programmes du secondaire,notamment au travers d'études de cas.


Compte-rendu d'une conférence intitulée "Les juifs en France au Moyen Age", par Juliette SIBON, Maître de conférence en Histoire médiévale, Université d'Albi.
Cette intervention fait partie du cycle de conférences de la Formation Shoah qui s'est déroulée les 9, 10 et 11 janvier 2017 au lycée Bergson à Angers.

Dans son dernier ouvrage, "Chasser les juifs pour régner" aux éditions Perrin, 2016, Juliette Sibon offre une relecture des derniers siècles du Moyen Age, revisitant la période et proposant une analyse renouvelée des expulsions présentées comme un moyen de consolidation du pouvoir royal dans des régions où il est mal accepté.
 

I. Sources et repères


1. Les sources

Il y a une très grande visibilité historique des juifs dans les sources juives et non-juives.

Les manuscrits hébreux :

- Les productions des sages/intellectuels qui témoignent de la production de l’époque notamment : des commentaires du Talmud (Rachid de Troyes), des livres de prières (Mahzor Vitry, XIIe, British Library), les traductions.
- Les chroniques et les relations de voyages
- La jurisprudence des rabbins
- Actes de mariage, testaments, actes de divorce…
- Carnet personnel (ex : celui de Joseph Mordacays)

Les manuscrits latins :

- Les législations des princes (ordonnances et conventions) et de l’Eglise (bulles pontificales, canons des conciles), et des villes.
- Les archives judiciaires (procès) qui montrent qu’il y a une égalité totale et pas de discrimination sur le plan judiciaire.
- Les textes littéraires
- Les travaux des théologiens, penseurs, polémistes
- Les documents de la pratique : les actes notariés en pays de droit (au sud de la Loire), les écrits dont les collections (parvenues jusqu’à nous) commencent au milieu du XIIIe siècle mais aussi au somment de l’Etat, les enquêtes administratives.
Il y a aussi des sources iconographiques et matérielles (stèles funéraires, archéologie comme la Maison sublime [1] à Rouen).


2. La chronologie

Durant le Haut Moyen Age, il y a une présence juive certaine mais difficile à appréhender. Pour Juliette Sibon, on peut parler de présence « à éclipse ». Les juifs sont bien visibles dans les sources des théologiens mais cela n’est pas confirmé au quotidien,  au point que certains historiens parlent d’un « juif imaginaire ».

Après l’an mil et surtout à la date de 1096 [2] (car c’est le départ de la première croisade) on a plus d’informations. En effet, sur le parcours de la croisade, il y a des massacres de juifs relatés dans les chroniques surtout pour les communautés de la vallée du Rhin. Cela donne aussi lieu à des suicides collectifs plutôt que de choisir la conversion forcée. Longtemps l’idée a été de dire que les juifs étaient heureux en Occident jusqu’à cette date mais cette théorie n’est plus valable.

Les spécialistes de l’exégèse chrétienne prennent le XIIIe siècle comme tournant car c’est le moment où les persécutions envers les juifs sont plus fortes notamment lorsque le Talmud est brûlé à Paris au début des années 1240. Mais les spécialistes des autres sources ne sont pas convaincus que cela ait eu des conséquences sur les conditions de la vie quotidienne des juifs. Finalement, le règne de Saint Louis est aussi remis en question [3]. On sait qu’il détestait les juifs mais on ignore à quel point cela a eu des conséquences sur la vie des juifs.

Les documents notariés et juridiques montrent bien l’intégration des juifs dans la société (qui est de toute façon discriminante au Moyen Age). Ainsi les spécialistes du Bas Moyen Age nuancent ce « tournant » du XIIIe siècle. Les juifs ont bien la qualité de « citoyens des villes ».


3. L'espace

Le royaume de France est « à géométrie variable ». Le morcellement juridictionnel est important. En effet, la France est une mosaïque de juridictions qui sont concurrentes et qui résistent à l’extension de la puissance royale.

Les juifs sont soit sous la dépendance directe du roi, soit sous l’autorité d’autres seigneurs. Il n’y a que sur le domaine royal que le roi a une prise directe sur les juifs. Le comte d’Anjou décide du sort de « ses juifs ». C’est une expression qui vient des sources médiévales, utilisée par Louis VIII. On note la tendance des souverains d’avoir le monopole de la juridiction sur les juifs (c’est aussi le cas de Frédéric II en Sicile par exemple, des Plantagenets en Angleterre avant qu’ils expulsent les juifs en 1290). Cf. Haim Beinart, Atlas of Medieval Jewish History, Holiday House, 1992.


4. Un faible poids démographique mais de nombreuses communautés dispersées sur tout le territoire

Pourtant les juifs ne sont pas nombreux numériquement. Les spécialistes affirment qu’il y avait quelques milliers de juifs. À l’époque de Philippe Auguste on estime qu’il y a dix millions d’habitants en France et dix millions à la veille de la peste noire. Il y a donc bien un paradoxe entre le faible nombre et la très grande visibilité des juifs dans les sources.

Dans la France médiévale, il y a des particularismes culturels régionaux. Au nord de la Loire se développe un « juif de France » ou de « Tsarfat » (qui signifie France en hébreu) et au sud de la Loire des juifs de « Provincia » (Languedoc surtout). Le judaïsme du nord se caractérise par une appétence pour les études talmudiques et des liens avec les ashkénazes alors que celui du sud est plus porté sur la philosophie et ouvert sur les communautés sépharades.


Problématiques :

- Un champ historiographique vivant, dynamique, au coeur de débat passionnants
- Des questions historiques majeures dont les répercussions irradient bien au-delà de la seule approche des juifs médiévaux car cela permettrait une meilleure connaissance de la société médiévale en général.




II. Les avancées de la recherche


1. La doxa : la persistance de la « perception lacrymale » (S. BARON) des juifs au Moyen-Age

Joseph ha-Cohen (1496-1578) écrit La vallée des pleurs (1575). Il y rappelle tous les malheurs des juifs jusqu’au Moyen Age. Pour S.W. Baron il faut nuancer et sortir de cette perception.
Cf dans Léon Poliakov, Histoire de l'antisémitisme, Seuil, 1991, les chapitres sur le Moyen-Age sont dépassés.

Il y a aussi l’idée du ghetto médiéval, quartier réservé aux juifs au Moyen Age, assimilé à des quartiers sordides. Or, il n’y a pas de ghetto au Moyen Age. Ce terme est inventé en 1516 à Venise. De plus, il y a l’idée du « ghetto économique » avec des juifs enfermés dans les métiers du prêt ce qui est complètement fausse. En ce qui concerne les statuts, les juifs ne sont pas des serfs corvéables à merci et sans personnalité politique.

Une autre idée reçue est celle de l’impossible enracinement des juifs en France médiévale. Les juifs ont bien été victimes d’expulsions mais aussi de rappels et cela aurait détruit un particularisme de « Tsarfat ».

Ces idées viennent de dé-contextualisations des sources, notamment les sources normatives. On note aussi un enfermement du corpus à un type de sources. Or par un travail collectif et un élargissement des compétences on peut ouvrir le champ de recherche.


2. Les renouvellements historiographiques : de « l’histoire juive » à « l’histoire des juifs » ou aux « juifs dans l’histoire »

On s’émancipe de la conception lacrymale sans la nier. L’idée est d’aller vers une approche nuancée. Ce positionnement a conduit à s’émanciper de « l’histoire juive » qui signifierait qu’il existe une histoire spécifique des juifs, déconnectée, avec des sources et une chronologie particulières.

En revanche, ce positionnement invite à revoir la doxa et donc à montrer tout d’abord qu’il n’y a pas de statut des juifs au Moyen Age (le concile de Latran IV en 1215 n’est pas du tout définitif). Il y a des mesures qui sont amendées, révisées, négociées et qui doivent faire face à des résistances pas seulement des juifs mais aussi des pouvoirs concurrents. La notion de servitude au Moyen Age est très complexe. Des spécialistes comme Dominique Barthélémy ont montré que la notion de « servus » ne renvoie pas forcément à la « servitude » mais plutôt au « service ». Du coup, l’expression « serf du roi » signifie que les juifs sont du ressort exclusif du roi, ils sont sous sa protection en échange d’un impôt (la taille des juifs).

Autre lieu commun, le « ghetto médiéval » surtout économique. Le prêt économique n’est pas le seul métier pratiqué par les juifs. De plus, tous les prêteurs ne sont pas juifs, il y a aussi les Lombards par exemple.

Les documents nous montrent la réalité d’un épanouissement d’un judaïsme de France.


3. Les écueils à éviter

  • La téléologie

C’est-à-dire l’approche linéaire d’une dégradation progressive de la condition des juifs en France et l’idée des racines médiévales d’Auschwitz. Cela n’a pas de sens. Il ne faut pas chercher à expliquer le passé à l’aune d’événements postérieurs.
Certes l’antisémitisme contemporain a des racines profondes. Il ne faut pas tomber dans le piège des continuités et de pas hésiter à montrer les ruptures et les discontinuités.

  • L’anachronisme

L’assimilation du signum c’est-à-dire la rouelle qu’on essaye d’imposer aux juifs. Il ne faut surtout pas la comparer à l’étoile jaune. La finalité n’est pas du tout la même. De plus, pour le brûlement du Talmud à Paris, il ne faut pas le comparer avec les autodafés dans le IIIe Reich.


Bilan :

Ce n’est pas une communauté à part et déconnectée. Son destin n’est pas surdéterminé par l’antijudaïsme chrétien. Les juifs sont bien une communauté spécifique et reconnue mais leur histoire fait partie intégrante de l’histoire de France.




III. Les juifs de la France médiévale dans l’enseignement secondaire


1. Les items des programmes

- Au collège en 5e

Thème 2 : Société, Eglise et pouvoir politique dans l’Occident féodal (XIe-XVe siècles)
« L’affirmation de l’Etat monarchique dans le royaume des Capétiens et des Valois »
Piste : travail sur le passage du « roi faible » au roi souverain : possibilité de travailler sur les juifs en France à ce moment

Au lycée en Seconde
Thème 3 – Sociétés et cultures de l’Europe médiévale du XIe au XIIIe siècle.
« La chrétienté médiévale »


2. Etudes de cas

Expulsions des juifs et construction de l’Etat par les Capétiens et les Valois

On peut envisager les expulsions non comme des épisodes de misère pour les juifs et plutôt montrer comment l’Etat se construit à travers cette décision d’expulsion.
On pourrait utiliser une chronologie des événements :

1182 : expulsion des juifs du domaine royal par Philippe Auguste
1198 : Philippe Auguste rappelle les juifs
1306 : expulsion générale du royaume de France par Philippe le Bel
1315 : Louis X rappelle les juifs pour douze ans
1359-1360 : Jean II rappelle les juifs pour vingt ans
1394 : Charles VI expulse les juifs de tout le royaume
1501 : Louis XII expulse les juifs du comté de Provence


L’exemple de 1306 : Expulser les juifs : Pourquoi ? Pour quoi faire ?

  • Par idéologie ? Antijudaïsme exacerbé ? Pour satisfaire l’Eglise ?
L’antijudaïsme a été utilisé mais les mesures de rappel montrent que les choses ne sont pas si simples. Ce n’est pas le seul moteur et sûrement pas le seul.
De plus, il n’y a pas de ralliement des clercs qui désapprouvent la décision de Philippe le Bel. Ils la condamnent par principe (conception augustinienne de la présence des juifs dans la société) et ils pensent qu’il faut des juifs pour manifester la supériorité des Chrétiens. On trouve aussi que ce n’est pas conforme aux préceptes chrétiens. Finalement, les hommes d’Eglise ne peuvent pas entériner cette décision car cela signifie accepter son autorité.

  • Par démagogie ? Pour satisfaire les sujets du royaume ?
Aucun effort de séduction, les rois ne s’occupent pas de ce que pense le peuple. Parfois on trouve la notion de « clameur » dans les sources mais ils n’en tiennent pas compte. D’ailleurs en 1306, le peuple subit les conséquences de l’expulsion. Il y a une grande enquête car le roi veut accaparer les biens et créances des juifs. Les clients des juifs refusent de payer les officiers ce qui donne lieu à de nombreuses
violences.

  • Pour se rallier aux Grands du royaume ?
Une expulsion c’est une mesure contre les Grands car c’est un moyen de dépêcher les officiers sur les terres des grands vassaux. C’est plutôt un moyen de les faire plier.

  • Pour des raisons financières ou économiques ?
On accapare des biens qui sont vendus au profit de la couronne ou donner pour que le roi puisse se constituer une clientèle. Cependant les expulsions coûtent très cher car il faut envoyer des officiers dans tout le royaume. Il semble que le bénéfice soit quasiment nul voire que la balance soit négative.

  • Pour des raisons politiques, liées à la construction de l’Etat ?
On n’exclut pas les autres, on peut garder la raison idéologique (refus des conversions) mais la première raison est politique et liée à la construction de l’Etat. C’est une décision prise d’en haut indépendamment des aspirations d’en bas. Ce sont les intérêts supérieurs du royaume qui sont invoqués.

Bilan : il parvient à expulser les juifs, il montre qu’il est bien le créancier de tous les sujets du royaume. Par le biais de l’accaparement il montre sa domination sur les Grands qui portent plainte devant la justice du roi ce qui est une victoire pour le roi. C’est une réussite qui n’est pas définitive mais bien réelle.

Les conséquences pour les juifs en 1306 :

Les deux choix sont l’exil ou la conversion. Les chiffres cités dans les sources sont à revoir à la baisse (on peut lire « des millions »). En 1311, Philippe le Bel promulgue une nouvelle ordonnance où il dit que les juifs ne sont pas encore partis donc il faut qu’ils partent. De plus en 1315, Louis X les rappelle. Cela signifie peut-être qu’ils étaient partis mais restés dans des régions limitrophes ou alors ils sont restés et c’est un moyen pour le roi de négocier sans perdre la face.


Le rappel de 1315 :

  • Acte de faiblesse ?
Comme son père, il fait fi de l’opinion de ses sujets. Il affirme que l’Eglise accepte les juifs dans la société en souvenir de la passion du Christ. Il dit faire comme Louis IX car pour les convertir il faut qu’ils vivent dans la société chrétienne.

  • Revirement politique imposé par l’impuissance de Louis X à prolonger la politique de son père ?
L’ordonnance de rappel de 1315 contient des mesures destinées à affirmer la souveraineté de l’Etat. Parmi ces mesures, le roi réaffirme sa protection en direction des juifs (transcendance de sa justice et de sa fiscalité, droit de sanctionner toute violence envers les juifs…).


Conclusion :
Ce sont des moments fondateurs de puissance publique au-delà de son domaine royal.

Autre exemple possible :
L’allégorie de la Synagogue déchue dans la sculpture monumentale : l’exemple de la cathédrale de Strasbourg ; statuaire qui date du XIIIe siècle, portail sud de la cathédrale.

Conclusion :
Montrer la concurrence (religions mère/fille mais un historien israélien parle désormais de religion soeur/soeur) et l’ambivalence des sentiments envers ce peuple qualifié de déicide à partir du XIIIe siècle.


3. Ressources

- Jean-Christophe ATTIAS, Dictionnaire de civilisation juive, Larousse, 1998.
- Encyclopedia judaica, en ligne et en anglais.
- Article de John TOLAN [4] (professeur à l’université de Nantes) sur les expulsions de juifs, une des rares qui appelle explicitement à tuer les récalcitrants.



Notes :

1. Du nom du graffiti retrouvé qui loue cette maison comme étant « sublime » mais on ignore à quoi servait cet ensemble.
2. Voir dans Bernhard BLUMENKRANZ, Juifs et chrétiens dans le monde occidental, 430-1096, Paris – Louvain, Peeters, 1960 (réédition en 2007).
3. Voir : Paul SALMONA et Juliette SIBON (dir.), Saint Louis et les juifs. Politique et idéologie sous le règne de Louis IX, Editions du patrimoine, MAJH, 2015. Voir article sur le site de "la Vie des idées".
4. Voir la vidéo de la conférence « Chrétiens, Juifs et Musulmans : 15 siècles de cohabitation en Europe » sur le WebTV de l’Université de Nantes.
 

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