JOURNAL DE VICTORIA JULIA

Fictions et jeux

 

 

Junius, 15e jour

 

Cher journal, 

 

    Ce matin, un traité de paix a été signé avec les Étrusques. Après l'attaque d'Horatius Coclès, on pense que le roi a eu peur pour sa vie. En garantie de ce traité, il sera remis au camp adverse vingt otages, dix jeunes hommes et dix jeunes filles. Leurs prénoms seront tirés au sort demain à l'aube. Mon nom est sur la liste et je crains qu'il ne soit choisi. Le prénom de ma jeune sœur Clélie y est aussi mais elle n'a pas l'air d'être effrayée par cette perspective. Comme d'habitude, elle est allée galoper dans les champs avec son cheval Gaïus. Moi, j'ai peur, je suis même terrifiée. Je ne veux pas partir demain. On dit que les Étrusques sont mauvais et brutaux. Qui sait ce qui arrivera aux otages ? J'entends Aurélia notre nourrice qui arrive. J'ai peur.

 

Junius, 16e jour

 

Cher journal,

 

    Je pense que Jupiter a jeté un sort sur notre famille. Mon nom a été tiré ce matin et celui de Clélie aussi. Je fais partie des otages. Nous partons lorsque le soleil sera le plus haut dans le ciel, à midi. Je suis terrifiée, j'ai peur de ce qui va m'arriver et je ne veux pas l'imaginer. Je tremble, je ne peux plus parler...

    Le tirage au sort s'est déroulé devant le Sénat. Le consul Valerius s'est avancé silencieusement. Deux jeunes esclaves le suivaient amenant chacun une boîte, l'une pour les hommes, l'autre pour les filles. Chaque boîte contenait une centaine de pions sur lesquels était gravé un numéro. Celui-ci correspondait à un prénom. La liste n'était pas très longue, les noms présélectionnés n'étant que ceux de grandes familles romaines : il fallait des otages distingués pour un traité aussi important.

    Le tirage a commencé. Les premiers pions piochés étaient ceux des hommes. L'angoisse montait dans ma poitrine, je respirais mal. Le nom d'un garçon qui se trouvait juste à côté a été annoncé. Il s'est effondré. A chaque nouvelle pioche, des cris, des pleurs, des larmes. Je connaissais certains noms. Puis ç'a été mon tour. J'ai entendu " Victoria Iulia " comme si on me le criait de loin et j'en ai entendu l'écho plusieurs fois. Puis je me suis effondrée. Aurélia était près de moi. Elle était en larmes mais essayait tout de même de me soutenir avec nos deux esclaves. Clélie s'est approchée de moi et m'a murmuré à l'oreille des paroles réconfortantes. Je n'entendais pas. C'est là que le nom de ma sœur a retenti. Clélie n'a pas entendu mais Aurélia a hurlé, désespérée : " Non ! Non ! Ne m'enlevez pas les deux ! J'ai levé les yeux sur Clélie. Elle m'a regardé d'un air attendri, a respiré profondément et m'a souri. Elle s'est penchée vers moi, et m'a murmuré tendrement : " Ainsi, nous serons ensemble". Puis je me suis évanouie. Je me suis réveillée chez moi. Mes affaires étaient prêtes. Je me suis remise lentement de mes émotions. La troisième heure du jour commençait. J'entendais Aurélia qui pleurait dans la pièce à côté. J'ai retrouvé Clélie dans sa chambre, elle lisait. Elle a levé les yeux vers moi et m'a souri.  J'ai frissonné. Elle n'a pas peur de ce qui nous arrivera. Est-elle folle ? Ou est-ce seulement de l'insouciance ?  " J'ai vu maman en rêve cette nuit ", m'a-t-elle dit calmement, " Elle m'a dit de ne pas m'inquiéter si j'étais otage et de veiller sur toi ". Maman a été emportée par la maladie il y a deux ans. J'ai regardé Clélie et j'ai hoché la tête. Je suis allée dans ma chambre. Ma sœur est très secrète depuis la mort de maman. Cela lui arrive souvent de partir le matin à cheval vers la rivière et de disparaître pendant des heures pour revenir le soir comme si de rien n 'était. Elle devait se marier dans un an avec un jeune homme discret et très distingué venant d'une très grande famille romaine. Elle ne voulait pas et a décidé le jour de ses quinze ans d'annuler le mariage contre l'avis de mon père. Ces choses-là ne se font pas et depuis Clélie est un peu mise à l'écart par les citoyens. Je lui avais demandé des explications. Elle m'avait répondu : "Les dieux n'en ont pas décidé ainsi ; ce n'est pas notre destin de nous marier. " Je n'ai pas compris. Tout la portait vers lui : sa discrétion, son goût du sport et de la lecture et sa passion pour les chevaux.

   Je dois aller aux temples prier les dieux pour qu'ils veillent sur moi. J'essaierai de te glisser dans mes affaires, cher journal.

 

                                                                                                        Junius, 17e jour

 

Cher journal,

 

    Hier et cette nuit ont été terribles. Nous sommes parties à midi, escortées par des soldats étrusques qui étaient venus nous chercher. Le voyage a été long. A pieds jusqu'au Tibre puis à cheval dès que nous avons traversé le fleuve en barque. Le pont avait été coupé par Horatius Cocles. Nous avions faim, nous avions chaud et surtout nous étions terrifiées. Nous avancions lentement et nous sommes arrivées au camp adverse en début de soirée. Nous avons été séparées des hommes et placées dans une pièce sombre mais agréable par sa fraîcheur. Les soldats sont restés avec nous. On nous a donné un peu d'eau mais aucune nourriture. Clélie a donné son eau à la plus jeune des otages. On aurait dit une petite fille de douze ans. Elle était toute maigre et si petite ! Aucune de nous n'a dormi cette nuit à part elle. Les soldats étaient à côté et nous avions peur de ce qu'ils nous feraient pendant que nous dormions. Clélie était près de moi, elle me caressait les cheveux en m'évoquant à l'oreille quelques bons moments que nous avions eus ensemble lorsque nous étions petites. Sa présence m'a rassurée. Je me suis étendue un peu. Ce matin, nous étions affamées et épuisées. On nous a donné enfin de la nourriture, du bouillon de légumes et de la bouillie d'avoine. Cette fois Clélie n'a donné sa part à personne. Elle a avalé son repas avidement comme nous toutes. Puis des soldats nous ont prises une par une pour nous emmener devant le roi Porsenna. Nous étions terrifiées d'être séparées. Malgré cela, j'ai réussi à dormir un peu avant que ce ne soit mon tour. Les filles ne revenaient pas après leur entretien. Nous avons imaginé qu'elles se faisaient tuer. En vérité, mon entretien s'est bien passé. Porsenna est un roi sage. Il voulait s'assurer de notre origine noble avant de nous déplacer dans les chambres de son camp. Porsenna est jeune, très jeune pour un roi. Mais dans ses yeux, on lit la sagesse et la bonté. C'est un homme charmant. Mon interrogatoire a été court. Il m'a fait transférer dans une belle chambre, voisine de celle des autres otages. Six étaient là à mon arrivée, trois sont arrivées à ma suite. Quant à Clélie, elle n'est arrivée qu'en début der soirée; elle nous a expliqué qu'elle avait passé l'après-midi à parler avec Porsenna. Elle l'a trouvé séduisant, intelligent et drôle et j'ai vu dans ses yeux quelque chose que je n'avais jamais vu auparavant. Ensuite, nous avons parlé de nos proches qui nous manquaient terriblement. Aurélia qui chaque matin me préparait mon lait. Et nos esclaves ! Et mon père ! Que disent-ils ? Que font-ils ? Est-ce qu'ils pensent à nous ? Ce camp me fait peur, les soldats me terrifient. J'aimerais retourner à Rome.

Junius, 20e jour

Cher journal,

        Ces trois derniers jours ont été calmes. Il faisait très chaud, les Etrusques nous ont permis d’aller nous baigner dans le Tibre. Nous nous sommes toutes jetées à l’eau avec délice, sauf Clélie qui est restée sur la berge en observant les alentours avec attention. Le voyage du camp étrusque au Tibre m’a paru beaucoup plus court que la première fois,  peut-être parce que je suis plus détendue. Les chambres sont confortables, les soldats nous traitent bien. Nous avons revu les jeunes hommes hier. Eux aussi vont bien mais nous n’avons pas pu leur parler longtemps, seulement quelques instants. Nos proches nous manquent terriblement à toutes. Depuis que nous ne sommes plus terrifiées par ce qui va nous arriver, nous pensons à eux sans cesse. Nous pensons à nos parents, à nos amis que nous ne reverrons jamais. Mon père devait rentrer aujourd’hui de Gaule. Nous avions prévu de faire un banquet pour son retour. Nous ne savons pas s’il a reçu le message que nous lui avons envoyé lorsque nous avons été choisies. Peut-être va-t-il juste l’apprendre lors de son retour. Comment Aurélia va-t-elle lui expliquer cela ?

         Ce matin, Clélie a disparu avec le fils de Porsenna. Lors de son retour, elle était souriante. « Que feras-tu quand nous rentrerons chez nous ? » m’a-t-elle demandé tout à l’heure.   « Nous ne rentrerons pas, Clélie ! »  lui ai-je répondu brusquement car cette seule pensée me fait pleurer. Elle m’a dit «  On verra . » en souriant. Je crois qu’être enfermée la rend plus folle qu’avant.

   

Junius, 22e jour

Cher journal,

        Julia, la petite fille qui a 12 ans, ne veut plus manger. Elle se laisse mourir. La distance avec ses proches lui pèse trop. Elle n’a plus d’espoir. Demain, nous retournerons au fleuve pour nous baigner car il fait vraiment très chaud. Clélie ne parle plus de retourner chez nous mais la nuit je l’entends qui appelle notre mère dans ses cauchemars. Elle passe de plus en plus de temps avec Aruns. Elle nous a appris que c’était lui qui avait demandé à son père de faire la paix avec les Etrusques. Je crois qu’elle est amoureuse de lui.

   

Junius, 23e jour

  Cher journal,

        Nous avons été libérées par Clélie. Elle nous a sauvées. Ce matin, nous sommes parties au fleuve à l’aube. Là-bas, Clélie nous a expliqué qu’elle comptait rentrer à Rome aujourd’hui. En courant, nous pourrions atteindre notre ville en quelques instants. Nous pourrions traverser le Tibre à la nage car, à cette époque de l’année, les eaux sont calmes. Personne ne naviguait sur le fleuve et, de plus, les soldats ne pouvaient nous suivre dans l’eau à cause de leur équipement. Elle s’est approchée des gardes et leur a demandé si elle pouvait emprunter leur cheval un moment. Ils ont accepté en se moquant d’elle car ils n’imaginaient pas voir une femme monter. Mais Clélie est une remarquable cavalière et son adresse les a laissés bouche-bée. Elle s’est précipitée dans l’eau. Le Tibre n’est pas très large en été, nous l’avons suivie à la nage, plus par désespoir que par réelle conviction. Par miracle, les soldats n’étaient que trois et ils avaient peu de flèches dans leur carquois. De plus, ce n’étaient pas des soldats d’élite, personne ne s’attendait à une tentative d’évasion de notre part. Le peu de flèches qu’ils avaient nous ont ratées. Nous avons atteint la berge saines et sauves et nous avons couru jusqu’à la ville. Dès que nous sommes arrivées en vue des remparts, les soldats nous ont envoyé des chevaux. Nous sommes rentrées dans Rome, épuisées mais heureuses. Clélie était radieuse et triomphante. « Je t’avais dit, grande sœur, m’a- t-elle crié de son cheval,  maman me l’avait dit dans mes rêves ». Les familles des otages se précipitaient vers nous et j’ai aperçu bientôt le visage de mon père dans la foule. Nos retrouvailles ont été émouvantes. Il avait reçu notre message pendant son voyage et était revenu dès que possible. Mais nous étions déjà parties depuis longtemps et il n’avait trouvé qu’Aurélia, en larmes, seule à la maison avec les autres esclaves.

        Le consul Valerius est apparu à ce moment-là. Le silence s’est fait. Il a hurlé dans la foule : « Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ? Le traité de paix a été rompu. Si vous ne retournez pas immédiatement là-bas, la guerre va reprendre. Envoyez un ambassadeur aux Etrusques et dites-leur que Rome n’est pas responsable de ce qui s’est passé et que nous renvoyons les otages dès que possible ». Toutes, nous nous sommes regardées, nous ne voulions pas retourner au camp étrusque.  Heureusement, le message étrusque a été le plus rapide. Un émissaire est arrivé en nous disant que Porsenna était déçu de Rome mais qu’il ne voulait pas que le traité soit rompu. Il permettait à la cité de garder toutes les otages qui s’étaient enfuies sauf une. Celle qui avait mené cette évasion, celle qui en était la cause. Il voulait Clélie, seulement Clélie. Valerius a regardé ma sœur dans les yeux. Il a réfléchi un moment puis a déclaré : « Malgré la proposition digne de Porsenna, je dois me comporter en homme d’honneur car je suis le représentant de Rome. Toutes les otages seront renvoyées aux Etrusques. » Puis il s’est éloigné. Nous étions toutes restées immobiles comme pétrifiées. Même Clélie avait l’air terrifiée.

 

Junius, 23e jour

  Cher journal,

        Notre deuxième séjour au camp étrusque n’a pas été très long. Lorsque nous sommes revenues, Porsenna a été très étonné et a déclaré qu’il ne pensait pas que Rome avait autant d’honneur et de loyauté. Il nous a demandé laquelle d’entre nous avait mené cette évasion. Clélie s’est avancée. Porsenna l’a regardée puis lui a tenu un étrange discours. Il plaçait son courage au-dessus de celui de Mucius ou de Coclès. Il l’admirait plus que ces soldats illustres. Il voulait la récompenser. Il lui a offert un cheval magnifique, le plus beau de ses écuries. Puis il lui a permis de choisir quinze otages parmi les dix-neuf qui restaient. On les fit amener. Clélie choisit en particulier les plus jeunes. Elle m’a fait libérer, car j’en faisais partie. Les otages qui restaient ne se sont pas plaints. Ils approuvaient son choix.  Pendant le voyage, Tarquin, notre ancien roi, nous a tendu une embuscade avec ses soldats. Pour lui, Porsenna l’avait trahi et il voulait se venger et retourner sur le trône. Mais des soldats de Porsenna sont arrivées avec à leur tête Aruns et ont repoussé Tarquin et son armée. Puis ils nous ont escortés jusqu’à Rome. Valerius Publicola a déclaré que Porsenna était un homme généreux. Puis nous  avons enfin retrouvé nos familles.

  Quintilis, 20e jour

  Cher  journal,

         Il y a une semaine a été érigée la statue de Clélie sur la Voie Sacrée. Les familles des otages libérés ont fait pression sur Publicola pour récompenser Clélie et comme ce sont toutes des familles influentes, il a été obligé d’accepter. Clélie est partie hier. Elle est retournée au camp étrusque. Discrètement, pour que personne ne remarque son absence. Je crois qu’elle en a assez que l’on parle d’elle. Aruns a demandé sa main. Le mariage est prévu dans deux mois. Mon père et moi sommes invités. C’est une nouvelle preuve de la réconciliation entre les Romains et les Etrusques. Quant à moi, comme cela était prévu depuis mon enfance, je me marie dans cinq mois avec Titus Magnus, un jeune homme distingué qui faisait partie des otages.

 

September, 24e jour

Cher journal,

      J’ai reçu un message de Clélie ce matin. Ce sont les premières nouvelles que j’ai d’elle depuis son mariage, il y a un mois. Elle attend un enfant. Elle me dit qu’elle est très heureuse et qu’il ne faut pas lui en vouloir d’être partie, qu’elle se préparait à cela depuis que maman lui était apparue pour la première fois et enfin que c’était le destin qu’elle avait choisi. Elle me manque. Je vais me marier dans trois mois ; j’espère qu’elle pourra venir. Sans elle, je ne serais pas là. J’aurais une vie vide et dure de l’autre côté du Tibre. Peut-être même que je serais morte.

   

Année suivante. Aprilis, 17e jour

  Cher journal,

     Tes pages n’ont pas été beaucoup remplies cette année. J’ai eu un bébé. C’est une fille, je l’ai appelée Clélie pour ne pas oublier ma sœur et son exploit en tant que femme. Elle me manque et je pense à elle souvent quand je suis seule. Je lui dois tout et je l’aime.

 

 

MARILOU DESHAYES