Contenu

italien

Recherche simple Vous recherchez ...

espace pédagogique > disciplines du second degré > italien > ressources > coin des lecteurs

coin des lecteurs

Cuore di madre di Roberto Alajmo

compte-rendu de lecture de Frédéric Cherki

lecture.gif
Informations sur l'auteur

Roberto Alajmo

Parmi les auteurs de la jeune et prolifique génération sicilienne, Roberto Alajmo, né à Palerme en 1959, est sans aucun doute l'un des plus convaincants et intéressants.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages publiés par les plus grandes maisons d'édition italiennes : Repertorio dei pazzi della città di Palermo 1 (Garzanti, 1994), Almanacco siciliano delle morti presunte 2 (Edizioni della Battaglia, 1997), Le scarpe di Polifemo 3 (Feltrinelli, 1998), et Notizia del disastro4(Garzanti, 2001) avec lequel il a remporté le prix Mondello.

Son écriture d'apparence simple sait adhérer au plus près à des réalités fuyantes, faisant ainsi émerger à chaque page, les troubles irrésolus d'un monde qui, (et n'est-ce pas là une constante de la littérature sicilienne depuis Verga et Pirandello), non content de se soustraire à toute approche rationnelle, admet la folie et l'horreur comme composants naturels d'une quotidienneté banale et prosaïque. Tendance confirmée à la lecture de son dernier roman, Cuore di madre 5, long récit plutôt que roman, oeuvre dense et compacte qui sait évoquer avec courage et un sens aigu du détail une réalité inquiétante, dominée par un arrière-fond psychologique important : la déclinaison du mythe oedipien en Sicile.



L'histoire

Nous sommes à Calcara, village imaginaire tout à la fois reconnaissable et pourtant si reculé dans une Sicile de l'intérieur des terres, au coeur d'un interminable été (de mai à septembre : chaud. Voire même certains jours : très chaud') qui fait sombrer le village dans un état de somnolence profonde.
Cosimo Tumminia est, à l'aube de la quarantaine, le propriétaire d'un petit commerce où l'on répare les chambres à air de bicyclettes quasi inexistantes dans un village « placé sur une montagne qui rend aisées -trop aisées même- les descentes, et difficiles -voire quasiment impossibles- les montées ». Et comme si ces raisons objectives ne suffisaient pas à rendre l'activité de Cosimo pratiquement inexistante, voilà que ce dernier doit également compter avec l'une des pires tares qui soit en Sicile, terre superstitieuse s'il en est (une constante dans la littérature sicilienne, si l'on pense par exemple aux nouvelles de Verga, Pirandello ou Sciascia) : la réputation d'attirer le mauvais oeil. De sorte que tous au village fuient sa boutique et sa personne esseulée, vaguement sinistre, taciturne et - après la mort de son père- immanquablement de noir vêtue. Au pauvre Cosimo ne restent plus alors que la compagnie de la Settimana Enigmistica' 6 et de la radio des camionneurs, ses deux grandes passions, pour passer de longs après-midi à l'entrée de son atelier dans l'attente de clients absolument improbables. Dans ce vide existentiel et sentimental, il cherche en vain à s'émanciper d'une mère qui fait tout ce qu'elle peut pour faire échouer semblable projet.

C'est son existence dans une espèce de désert aride et solitaire qui vaudra à Cosimo d'être choisi par une bande de mystérieux malfaiteurs venus lui confier en contrepartie d'une généreuse récompense, la garde d'un enfant qu'il devra tenir caché dans sa maison en pleine campagne, l'espace de quelques jours. Malgré son caractère des plus flous, un peu par nécessité économique, un peu par peur, Cosimo accepte la proposition et sa décision constituera le moteur narratif de l'histoire imaginée par Alajmo, le réparateur de chambres à air devenant ainsi geôlier au service de la mafia, sans jamais tout à fait se rendre compte de la gravité d'un tel choix.

Le roman parcourt alors les rapports difficiles entre un enfant terrorisé et son gardien novice, lequel ignore absolument comment se comporter, oscillant constamment entre indifférence et peur, entre agressivité inutile et sentiments maladroits. Au tout début il se donne une contenance en essayant de ne pas prêter attention à la créature de dix ans qui vit recluse de l'autre côté d'une porte ; il lui fait passer eau et nourriture par une chatière avant de s'écrouler hébété dans son fauteuil devant la télévision. Mais au fur et à mesure que les jours passent et que le gamin refuse de toucher à la nourriture (même au brociolone' préparé avec amour par la mère du geôlier), notre homme commence à s'alarmer. Il essaie alors de gagner ses bonnes grâces et, avec une maladresse inouïe, tente de l'embrasser (« sans savoir où mettre les mains, où serrer ni comment serrer ») mais l'enfant -d'un geste inattendu et félin- lui déchire le lobe de l'oreille d'un coup de dents. Cosimo s'emporte et le maltraite, mais en homme plus inerte que bon il tente d'établir une nouvelle relation avec l'enfant, laquelle débouchera sur le mutisme absolu et la perte d'appétit progressive de celui-ci.

Les malfaiteurs tardant à se manifester, Cosimo finira vite par devoir garder un secret trop grand pour lui, un secret terrible que seule sa mère saura découvrir, exploitant au mieux la situation pour résoudre à sa manière une situation devenue insoutenable et reprendre en main la vie d'un fils qui ne s'est jamais vraiment émancipé. Depuis quelque temps il avait réussi à habiter seul, tout en continuant de passer chaque jour retirer les petits plats maternels. Aussi, avec armes et bagages la mère vient habiter chez son fils qui accepte de plein gré un tel déménagement, après avoir constaté sa totale incapacité à gérer seul l'affaire (« Qu'il a été sot de ne pas l'impliquer dès le début. Elle aurait réglé tous les problèmes ou elle l'aurait conseillé au moins. C'est ainsi depuis qu'il est tout petit et il n'y a aucune raison qu'il en soit autrement, surtout maintenant qu'il est dans le pétrin. »). Et de fait, cette fois encore la mère prend vigoureusement en main la situation. Elle aère la maison, où régnait une odeur « de transpiration, de pieds non lavés, d'urine et d'excréments », passe le balai, prépare de succulents repas, mais rien n'y fait : l'otage refuse de manger et reste prostré des journées entières dans la même position ; étendu sur le lit, comme mort, sans que l'appréciation de la mère et du fils n'aille jamais au-delà du sempiternel « mischino 7»

Alajmo excelle à raconter la vie intérieure du couple mère-fils, d'un élémentaire qui frise parfois le sauvage, dans une langue d'autant plus expressive qu'elle frôle l'aphasie. Pendant ce temps, tout autour, se dessine un environnement social de plus en plus désert qui finit par nourrir outre mesure l'imagination (et la paranoïa) de tous deux. Naturellement, moins il se passe de choses et plus les questions fusent. Pourquoi les journaux, la radio et la télévision ne font-ils jamais allusion à l'enlèvement de l'enfant ? Pourquoi donc est-ce que les malfaiteurs qui se sont adressés à Cosimo pour garder l'enfant ne se manifestent plus ? Et s'ils étaient aux mains de la police ? Ou pire encore, s'ils étaient morts ? Il faudrait alors rendre l'enfant, mais à qui ? Ou encore : qui est vraiment cet unique client qui se fait passer pour un campeur et déclare avoir déjà fait cinq kilomètres aller-retour pour faire réparer les deux roues de sa bicyclette ? Ne serait-ce pas un carabinier, par hasard ?

D'ailleurs, en allant sur la place du village à la recherche des mystérieux malfaiteurs, Cosimo a réalisé autre chose : les gens se tiennent encore plus à l'écart que d'habitude. Allez savoir si au-delà des ragots stupides qui l'accablent, la nouvelle de la prise d'otage n'a pas fini par se savoir à son insu et si tout le monde n'est pas maintenant au courant de la situation ? Pire encore : et si l'enfant n'avait pas été enlevé pour obtenir une rançon mais plutôt en vue d'un trafic d'organes ? Et dans ce cas, que vont-ils bien pouvoir vendre si l'otage continue de dépérir à vue d'oeil ? Plus que tragique, la situation prend alors un tour grotesque.

Ainsi, au fil des pages le lecteur sent monter une angoisse croissante, un sentiment de claustrophobie insoutenable. Comme s'il n'y avait aucune correspondance réelle entre l'énormité de l'événement et le comportement ordinaire du couple d'adultes. La seule préoccupation de la mère et du fils est que l'enfant mange, qu'il se refasse une santé (qu'à défaut de sauver la personne, on sauve un organisme). Et comme l'enfant s'entête à ne rien manger et même à ne plus sortir du sommeil permanent dans lequel il a fini par sombrer, ses deux geôliers commencent à craindre qu'il ne meure et que Cosimo soit considéré comme le responsable d'une telle issue.

C'est alors qu'au terme d'un suspense étonnant, mûrit l'idée du meurtre inconsciemment évoquée par le fils et reprise au vol par la mère au grand étonnement du premier qui, dans l'histoire, n'est en fait rien d'autre qu'une marionnette. C'est donc une fois de plus la mère qui se chargera d'interpréter et d'éxécuter le désir de son fils. "Veux-tu que j'm'en occupe?", lui demande-t-elle, avant de lui demander de sortir pour mieux commettre le crime, ébauché quelques pages plus tôt par son fils.Leonardo Sciascia n'a-t-il pas écrit dans La Sicilia come metafora : « nombre de malheurs, nombre de tragédies du Sud, nous sont venues des femmes, surtout lorsqu'elles deviennent des mères ».

Le crime accompli et le corps enterré dans une scène puissante à la Beckett, Cosimo -en sueur et sale- aura ce commentaire final : « - Tout me semble si étrange. Peut-être parce que l'enfant n'est plus là. C'est pas qu'il m'manque, mais c'est qu'avant il était là et maintenant il n'y est plus. Dis-moi, et si les flics débarquent, qu'est-ce qu'on fait ? - Et la mère, comme pour rassurer son petit une bonne fois pour toutes : Si ils viennent, on va leur dire que l'enfant, on l'a rêvé ».



Un regard critique

"Cuore di madre" est un livre tragique et chargé de tension dans lequel Alajmo fuit tout effet facile, préférant une écriture sèche et essentielle qui sait donner corps à l'atmosphère lente et suffocante enveloppant l'histoire. À travers une simple description des faits et des comportements, Alajmo réussit à communiquer habilement au lecteur les inquiétudes et les tourments de son personnage, geôlier plus par désespoir que par conviction, mais aussi l'atmosphère parfois presque surréaliste qui domine le livre. Une atmosphère comme suspendue au bord d'un gouffre où le personnage a fini par atterrir sans trop savoir pourquoi. Et cette inconscience face au crime et à la mort, qui deviennent les composantes presque banales d'un horizon domestique déconcertant, pourrait bien être l'aspect du roman le plus percutant : comme une dénonciation explicite d'un monde dans lequel on a fini par s'habituer à vivre avec la violence et la folie que renvoie par exemple un écran de télévision muet en permanence allumé.

Dans leur grande majorité, les critiques italiens ont salué la sortie du roman d'Alajmo, plusieurs d'entre eux voulant même voir en ce long récit une démonstration quasi scientifique de la surdité morale typique de la société qui a engendré la Mafia, et en la personne de la mère de Cosimo une figure allégorique de la mamma Mafia'. La Grande Mère Mafia (pour reprendre le titre d'un essai de Silvia Di Lorenzo qui a fait grand bruit il y a quelques années) fait encore une fois fructifier, sous la plume d'Alajmo, sa mortelle symbiose. Le plus important n'étant pas une morale collective au profit de la coexistence harmonieuse du plus grand nombre mais bien le seul lien symbiotique « d'appartenance et de sang », la mère se devant d'aller contre le désir d'émancipation de son fils. Car c'est à elle, la Grande Déesse, de représenter le destin de son fils, petit et vulnérable'. Et c'est toujours à elle que revient le droit « de disposer de toute forme de vie et de mort ».

L'un des aspects les plus fascinants de ce roman est, à mon sens, la grande habileté avec laquelle l'auteur parvient à créer des atmosphères très personnelles et absolument contemporaines, tout en s'appuyant sur des thématiques ou des figures (la folie, les superstitions, une certaine perméabilité entre humanité et bestialité, la tyrannie des mères...) typiques de la grande littérature sicilienne forgée au fil des pages par des auteurs tels que Verga, Pirandello, Sciascia, Buffalino ... .

Bref, le roman d'Alajmo est de ces livres-là qui vous captivent de la première à la dernière page. On le lit d'un trait pour atteindre, 3 chapitres avant la fin seulement, un point de tension extrême jusqu'à ce moment où, avec la décision encore presque imprévisible de l'homicide, les sentiments du lecteur semblent se suspendre un temps pour mieux basculer dans l'horreur violente du geste final, qui fait contre toute attente de Cuore di madre' un roman noir à retardement.





1 Répertoire des fous de la ville de Palerme

2 Almanach sicilien des morts présumées

3 Les chaussures de Polyphème

4 Nouvelles du désastre

5 Coeur de mère

6 revue hebdomadaire de mots croisés, anecdotes humoristiques et autres blagues illustrées

7 pauvre chou

 

haut de page

italien - Rectorat de l'Académie de Nantes