Il doit être un peu plus de vingt-trois heures, car les allées et venues au seau, près du garde de nuit, se font de plus en plus nombreuses. C'est une épreuve humiliante, une honte ineffaçable toutes les deux ou trois heures, nous devons nous lever peur évacuer la grosse quantité d'eau qu'on nous fait absorber durant la journée sous forme de soupe afin de calmer notre faim cette même eau qui le soir fait enfler nos chevilles et nos paupières, qui donne à toutes les physionomies une ressemblance hideuse, et dont l'élimination impose à nos reins un effort déchirant.

Mais la procession nous réserve d'autres appréhensions; il est de règle que le dernier à utiliser le seau aille lui même le vider aux latrines, comme il est de règle qu'après l'extinction des feux, personne ne sorte de la baraque autrement qu'en tenue de nuit (chemise et caleçon) et en signalant son numéro au garde. C'est donc tout naturellement que le garde cherche à dispenser de ce service ses propres amis, ses compatriotes et les prominents D un autre côté, les vieux du camp ont les sens tellement aiguisés qu'ils sont miraculeusement capables, sans bouger de leur couchette, et en se basant simplement sur le son que rendent les parois du seau, de distinguer si le niveau a atteint ou non le seuil dangereux, parvenant ainsi à éviter presque à chaque fois la corvée de vidange. Il s'ensuit que les candidats au service du seau se réduisent à un tout petit nombre, tandis que le liquide à éliminer atteint au moins deux cents litres : une vingtaine de vidanges par nuit

Conclusion : aller au seau de nuit pour satisfaire un besoin pressant représente, pour nous les sans expérience, les non-privilégiés, un risque considérable. Le garde bondit de son coin sans crier gare, nous empoigne, gribouille notre numéro sur un bout de papier, nous donne le seau et une paire de socques, et nous pousse dehors dans la neige, grelottants et ensommeillés. Il nous faut nous traîner jusqu'aux latrines : le seau, qui dégage une chaleur écœurante, cogne contre nos mollets nus et comme il a été trop rempli, les secousses le font immanquablement déborder sur nos pieds; aussi, pour répugnante que soit la besogne, mieux vaut-il encore l'exécuter soi-même que de la voir confier à son voisin de couchette.