A cette époque on ne m'avait pas encore enseigné la doctrine que je devais plus tard apprendre si rapidement au Lager, et selon laquelle le premier devoir de l'homme est de savoir utiliser les moyens appropriés pour arriver au but qu'il s'est prescrit, et tant pis pour lui s'il se trompe; en vertu de quoi il me faut bien considérer comme pure justice ce qui arriva ensuite. Trois cents miliciens fascistes, partis en pleine nuit pour surprendre un autre groupe de partisans installé dans une vallée voisine, et autrement important et dangereux que le nôtre, firent irruption dans notre refuge à la pâle clarté d'une aube de neige, et m'emmenèrent avec eux dans la vallée comme suspect.
Au cours des interrogatoires qui suivirent, je préférai déclarer ma condition de " citoyen italien de race juive " pensant que c'était là le seul moyen de justifier ma présence en ces lieux, trop écartés pour un simple " réfugié ", et estimant (à tort, comme je le vis par la suite) qu'avouer mon activité politique, c'était me condamner à la torture et à une mort certaine. En tant que juif, on m'envoya à Fossoli, près de Modène, dans un camp d'internement d'abord destiné aux prisonniers de guerre anglais et américains, qui accueillait désormais tous ceux - et ils étaient nombreux - qui n'avaient pas l'heur de plaire au gouvernement de la toute nouvelle république fasciste.
Lors de mon arrivée, fin janvier 1944, il y avait dans ce camp environ cent cinquante juifs italiens, mais au bout de quelques semaines on en comptait plus de six cents. C'étaient pour la plupart des. familles entières qui avaient été capturées par les fascistes ou les nazis, à la suite d'une imprudence ou d'une dénonciation. Un petit nombre d'entre eux s'étaient spontanément constitués prisonniers, pour échapper au cauchemar d'une vie errante, par manque de ressources, ou encore pour ne pas se séparer d'un conjoint arrêté, et même, absurdement, "pour être en règle avec la loi ". Il y avait là en outre une centaine de soldats yougoslaves et quelques autres étrangers considérés comme politiquement suspects.
L'arrivée d'un petit détachement de SS aurait dû alerter même les plus optimistes, mais on réussit en dépit de tout à donner à l'événement les interprétations les plus variées, sans en tirer la conclusion pourtant évidente qui s'imposait ; de sorte que, contre toute attente, l'annonce de la déportation prit tout le monde au dépourvu.
Le 20 février, les Allemands avaient effectué dans le camp une inspection en règle, allant jusqu' à signifier publiquement au commissaire italien leur vif mécontentement pour la mauvaise organisation des cuisines et l'insuffisance du bois de chauffage ; à quoi ils avaient ajouté qu'une infirmerie entrerait sous peu en service. Mais le 21 au matin, on apprit que les juifs partiraient le lendemain. Tous sans exception. Même les enfants, même les vieux, même les malades. Destination inconnue. Ordre de se préparer pour un voyage de quinze jours. Pour tout juif manquant à l'appel, on en fusillerait dix.