Une tranche de bifteck, Jack London, Les temps maudits, 1909 (Traduction L. Postif, Match,   1931)

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@Avec son dernier morceau de pain, Tom King essuya sur son assiette les moindres traces de sauce blanche et mâcha cette ultime bouchée lentement et d'un air préoccupé. Il se leva de table avec la sensation d'avoir encore faim.

@Pourtant lui seul avait mangé. Dans la chambre voisine on avait fait coucher de bonne heure les enfants, avec l'espoir que le sommeil leur ferait oublier l'absence de souper. Sa femme n'avait rien avalé non plus. Assise en silence, elle fixait sur lui des regards inquiets.
@ C'était une pauvre créature de la classe ouvrière, maigre et usée, et cependant son visage conservait maintes traces de sa gentillesse de jadis. Elle avait dépensé ses derniers sous à acheter du pain, et emprunté à une voisine de quoi faire la sauce.

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@L'homme s'assit près de la fenêtre sur une chaise branlante qui gémit sous son poids, puis porta machinalement sa pipe à la bouche et une main à la poche de son veston. Le manque de tabac lui rappela la futilité de ce geste, et, fronçant le sourcil, il mit la pipe de côté.@ Ses mouvements, lents et en quelque sorte massifs, paraissaient alourdis par l'hypertrophie de ses muscles. Ses vêtements d'étoffe grossière étaient vieux et déformés. Les empeignes de ses chaussures paraissaient trop faibles pour supporter le ressemelage épais qui, lui-même, ne datait pas d'hier. Et sa chemise en coton, un article à bon marché, montrait un col éraillé et des taches de peinture indélébile.@

@Mais ce qui décelait sans erreur possible le genre d'occupation de Tom King, c'était son visage, un visage de boxeur professionnel, d'homme qui, au cours de longues années de service sur le ring carré, a développé et accentué toutes les marques de la bête de combat : @visage rasé de près, comme pour mieux laisser voir ses traits nettement menaçants. Les lèvres informes constituaient une bouche rudimentaire à l'excès, pareille à une balafre. La mâchoire était agressive, brutale et massive. Les yeux aux mouvements lents et aux pesantes paupières, presque dépourvus d'expression sous des sourcils en broussaille et toujours froncés, représentaient peut-être la caractéristique la plus bestiale de cet être brutal de la tête aux pieds ; des yeux endormis, léonins, des yeux d'animal agressif. Le front obliquait court vers une chevelure tondue et laissant voir toutes les bosses d'une mauvaise tête. Un nez cassé en deux endroits et déformé par d'innombrables coups de poing, et une oreille pareille à un chou-fleur, toujours enflée et détendue au double de sa dimension naturelle, complétaient le portrait, tandis que la barbe, rasée pourtant de frais, pointait sous la peau et communiquait à tout le visage une teinte d'un noir bleuâtre.@

En résumé, c'était la physionomie d'un de ces hommes qu'on ne se soucie guère de rencontrer dans une ruelle sombre ou un lieu écarté. @Pourtant Tom King n’était pas un malfaiteur et n'avait jamais commis la moindre action criminelle. A part quelques rixes assez ordinaires dans son milieu social, il n'avait jamais fait de mal à une mouche : et jamais on ne l'avait vu chercher noise à quiconque. Boxeur professionnel, il réservait toute sa brutalité pour ses apparitions en public. En dehors du ring, c'était un homme paisible et de bon caractère, un peu trop enclin dans sa jeunesse à ouvrir sa bourse alors bien garnie. Sans rancune, il ne se connaissait guère d’ennemis.

@ La bataille représentait pour lui une affaire. Sur le ring, il frappait pour faire mal, pour paralyser, pour détruire, mais sans animosité, dans un but purement professionnel. Des foules de gens s'assemblaient pour voir des hommes se mettre mutuellement hors de combat. Le gagnant empochait la majeure partie des enjeux. Lorsque, voilà vingt ans, Tom King s'était rencontré avec Wouloumoulou-l'Esquive, il savait que la mâchoire de celui-ci n'était guérie que depuis quatre mois, après avoir été brisée dans un assaut à Newcastle. Orientant sa tactique d'après ce renseignement, il avait brisé de nouveau cette mâchoire à la neuvième reprise, non qu'il entretînt la moindre cruauté contre l'Esquive, mais parce que c'était le seul moyen de venir à bout de lui et de gagner la forte somme. Et le vaincu ne lui en voulut pas le moins du monde. C'était la règle du jeu : tous deux la connaissaient et l'observaient.

Tom King, peu bavard de sa nature, demeurait près de la fenêtre dans un morne silence et regardait ses mains; il contemplait les veines en saillie, grosses et gonflées, et les jointures démolies, déformées, attestant la besogne accomplie par elles. Il ignorait l’aphorisme d'après lequel « la vie d'un homme est celle de ses artères », mais il comprenait bien le sens de ces grosses veines en relief. Son coeur y avait envoyé trop de sang sous la pression maximum. Elles ne remplissaient plus leur office. Il avait forcé leur élasticité, et son endurance s'était relâchée en proportion de cette détente.

Maintenant il se fatiguait facilement. Il ne pouvait plus faire une série de vingt reprises coup sur coup, en avalanche, se battant d'un son de gong à l'autre, recouvrant ses forces en touchant terre, acculé aux cordes et y acculant l'adversaire, et reprenant toute sa vigueur en cette vingtième et dernière reprise, où, devant toute la salle debout et hurlante, lui-même se précipitait, frappait, esquivait, faisait pleuvoir une grêle de coups et en encaissait lui-même une averse, cependant que son coeur refoulait fidèlement le sang dans ses artères et le pompait dans ses veines. Celles-ci, alors gonflées pendant l'effort, se rétrécissaient toujours ensuite, mais jamais tout à fait : chaque fois, de façon imperceptible, elles demeuraient un peu plus grosses. Il examinait fixement ses mains, et un instant il crut les revoir dans toute leur jeune splendeur, avant que sa première jointure se fût brisée sur la tête de Benny Jones, surnommé la Terreur du Pays de Galles.@

Il éprouva de nouveau une sensation de faim non satisfaite. @