Comment situer le texte vis-à-vis de « l'avant-texte » ?
Aristote propose un rappel de ce qui précède, mais le texte est immédiatement problématique : le philosophe ressent le besoin de relancer la réflexion, et le texte facilite cet élément de reprise. Pourquoi ce qui semblait en un sens achevé doit-il être prolongé ? Aristote, en philosophe, ne masque pas les limites de son discours. Il s'agit alors de reprendre la notion de « moyen terme » : on a précédemment établi que la vertu morale dégage le « moyen », c'est-à-dire la « juste mesure », ou encore le « milieu » entre l'excès et le défaut, au moyen de l' « orthos logos », la « droite règle ». Mais celle-ci n'a pas été jusqu'ici suffisamment éclairée : à titre de logos, n'est-elle pas de nature intellectuelle ? Ne faut-il donc pas nécessairement éclairer cette dimension de la vertu pour comprendre réellement quelles sont les conditions de possibilité des vertus, y compris morales ?
S'agit-il donc simplement de distinguer vertu morale d'un côté, et vertu intellectuelle de l'autre ? L'examen sur les vertus morales semblait exhaustif. Or, la définition du moyen terme fait appel à la droite règle, pas assez éclairée.
Suivent alors des questions sur le rapport à Platon :
Peut-on affirmer qu'il y aurait un parallélisme entre La République, livres V et VI, et ce texte ?
Ce parallélisme peut être trouvé dans la structure de ces textes, au sens où il s'agit de se réapproprier ce qui a été dit, de montrer l'insuffisance des premières recherches. En un sens, il y a bien un lien qui unit ici les deux philosophes autour de la méthode aporétique. Mais le chemin qui reste à parcourir s'engage-t-il dans la même direction, ou au contraire dans deux voies différentes, voire opposées ?
Par exemple : Question : il est écrit, p. 273-274, « il existe un certain principe de détermination des médiétés » : peut-on l'atteindre, comme chez Platon ? Va-t-on trouver les mêmes analyses du rapport pratique pensée/action, savoir/vertu ?
Il convient de se reporter aux leçons précédentes, dans lesquelles une définition générale de la vertu a été produite (cf les termes « preuve » et « témoin ») : l'homme courageux vise un certain but, et dans sa manière d'être, il fait exister ce « principe de détermination ». Il le fait exister en existant. On peut ici penser aux analyses de Heidegger, dans lesquelles « exister » est un verbe transitif et non un thème.
Est-on déjà dans la sophia contemplative ? On serait bien plutôt dans la vie, qui implique des manières d'être (comme s'en souviendra le stoïcisme). La vie, « en vivant » (en se déployant en son œuvre - en-ergeia), fait exister un certain nombre de choses (cf le Protreptique : la philosophie se situe dans la continuité de l'honnête homme).
L'homme vertueux a un but : il fixe avec intensité son effort, à la manière des Stoïciens chez qui la main ne doit pas trembler lorsqu'on vise la cible (cf Marc Aurèle, philosophe de la simplicité : devant la multiplicité des buts, il convient de se fixer une fin (distinction skopos / télos) ; sur ce thème, voir également la résolution cartésienne, Descartes revisitant des thèmes stoïciens, sans jamais pourtant reprendre à son compte leur conception de « l'ordre du monde »). La droite règle est ici une dimension de la raison : mais selon quel régime du rationnel (et du réel) ?
La dimension pratique de l'objet même de l'éthique empêche que l'on s'en tienne à ce début ; il s'agit donc de poursuivre l'investigation, car la définition pèche par excès de généralité.
Question : a-t-on réellement besoin d'une métaphysique des mœurs ? L'homme honnête n'aurait pas besoin de cette réflexion pour être honnête.
Attention à la distinction entre un Kant épris de grands principes, et un Aristote beaucoup plus centré sur les cas singuliers. La question générale est ici celle d'une raison réellement pratique. Si l'éthique pouvait se passer de tout examen rationnel, ne serions-nous pas alors obligé de réduire la vertu à la nature, à la fortune ou à la chance (hasard ou inspiration divine) ? Mais, inversement, la vertu ne relève-t-elle que d'un savoir théorique ou spéculatif, de sorte par exemple que pour bien agir, il suffirait de bien penser ? Il s'agirait bien plutôt de trouver ce que l'on pourrait appeler une « juste mesure » dans la relation entre vertu et savoir impliquant une « jointure » pratique éclairant l'action et accomplissant effectivement l'intention rationnelle .
Une question est posée sur la différence entre les traductions Tricot (« il existe un certain principe de détermination des médiétés ») et Bodéüs (« ils impliquent aussi une certaine norme pour des moyennes »), afin de mieux comprendre de quelle nature est cette implication.
La réponse est fondée sur le retour au texte grec, qui montre clairement avec l'emploi de estin que l'implication supposée disparaît au profit de « il y a » ou « il existe ».
Ce problème de la traduction des œuvres d'Aristote concerne également « orthos logos » : la « droite règle » pourrait-elle être traduite par « opinion droite », comme dans le Théétète ?
La règle s'insère ici dans un art de la régulation, au cœur de la technè et de la phronèsis. Il ne s'agit pas de laisser penser à la quête d'un principe supérieur, et surtout extérieur à la pratique elle-même, comme fondation de la droite règle. Il est ici difficile de traduire : est-on dans l'ordre d'une fondation ? D'un approfondissement ? D'un désir de mieux voir ? Ce qui semble clair par contre, c'est que c'est sur la base des observations tirées de la pratique même de la vertu, de ses grands « témoins » que sont les hommes vertueux (le courageux, le tempérant, le magnanime, etc.) que l'on dégage ici les deux éléments clés de la définition générale des vertus morales : la possibilité de conférer à ses conduites une juste mesure, et la mise en œuvre d'une « droite règle » qui semble leur permettre de déterminer cette juste mesure. Simplement, cette existence (estin) de la droite règle, observée plutôt que postulée, il nous faut maintenant chercher à la mieux connaître.