Prisonnier de guerre en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, Georges Hyvernaud raconte ici son retour à la vie familiale, après sa détention dans un camp de travail.Après que chacun a bien parlé de soi, la famille se rappelle pourtant ma présence. Vous autres aussi, dans vos camps, vous en baviez, dit la Famille. Forcément, on en bavait. Les têtes se tournent vers moi, c’est mon tour. La Famille veut savoir ce que nous mangions, si les gardiens nous maltraitaient. Raconte un peu, demande Louise, le type qui s’est évadé dans une poubelle. Oh oui, raconte, implore la Famille. Je me fais l’effet d’être encore le petit garçon à qui on imposait de réciter au dessert La Mendiante, d’Eugène Manuel*. Je me résigne : Eh bien, voilà, c’est un type qui…
Mes souvenirs, dans ces moments où je suis bien encastré dans la paix compacte de la Famille, c’est curieux comme ils perdent de leur mordant et de leur autorité. Ils sont sans force, ils n’ont même plus l’air vrai. Pas moyen de croire à ça quand on regarde Ginette servir le café en prenant soin de ne pas tacher la nappe. Quand on regarde Merlandon, le Vétérinaire, l’Oncle. Existences indiscutables et invincibles comme celle des choses. Comme celle du petit berger de bronze sur son napperon de dentelle – la même dignité, la même puissance sourde. Cette solidité repousse et nie les souvenirs. Au contact de la réalité des dimanches familiaux, l’humiliation et le désespoir ne font plus qu’un jeu d’ombres improbables, une espèce de cinéma absurde. J’en suis sorti, à présent, et une fois dehors ça ne colle plus au reste, ça ne se raccorde plus. C’est quand je suis seul – dans la foule, dans le métro
– que les souvenirs reprennent leur consistance. J’étais bien tranquille, bien vide, comme tout le monde, et tout à coup il y a cette haleine contre mon visage. Je reconnais l’odeur de cuir et de drap de troupe. J’ai à nouveau la main grasse sur ma chair. Je redeviens cet homme nu, ses vêtements à ses pieds, un homme qui a froid, qui a honte de son ventre gonflé et de ses jambes misérables. Ou bien, c’est le sous- officier allemand qui surgit. Le vieux sous-officier avec sa veste courte, ses grosses fesses. Il se tient au bord du trottoir, un bâton à la main, planté dans ses bottes énormes. Et quand nous passons devant lui, il tape dans le tas. C’est comme ça qu’ils me tombent dessus, les souvenirs, qu’ils m’attaquent soudain et pèsent sur moi de leur poids atroce. Ça ne dure pas. Quelqu’un demande : Vous descendez à la prochaine ? Les gens me bousculent, me délivrent.
« Voilà, c’est un type qui… » Mon petit récit a du succès. Tout à fait la sorte de récits qui convient aux familles : coloré, drôle – et crâne1 en même temps ; moitié Courteline 2 et moitié Déroulède 3 . La Famille s’amuse et admire. […] Et ainsi, à mesure que j’en parle, mes cinquante mois de captivité se transforment en une bonne blague de chambrée, en une partie de cache-cache avec nos gardiens. Voilà ce que j’aurai rapporté de mon voyage : une demi-douzaine d’anecdotes qui feront rigoler la famille à la fin des repas de famille.
Mes vrais souvenirs, pas question de les sortir.
Georges Hyvernaud, La peau et les os, 1949
* Eugène Manuel : poète et homme politique français (1823-1901), dont l’œuvre est influencée par le romantisme, la poésie parnassienne et le naturalisme.
1 « Crâne » : courageux, décidé.
2 Georges Courteline : dramaturge et romancier français (1858-1923), dont l’œuvre est essentiellement comique.
3 Paul Déroulède : écrivain français (1846-1914), auteur d’une œuvre empreinte de nationalisme, et cofondateur de la Ligue des patriotes, organisation d’extrême-droite.
Première partie : interprétation littéraire
A quelles formes diverses de violence le narrateur est-il exposé ?
Deuxième partie : essai philosophique
L’expérience de la souffrance est-elle incommunicable ?