Texte n°1 :
Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits.
Descrates, Discours de la méthode
Texte n°2 :
L'idée de vie suppose constamment la corrélation nécessaire de deux éléments indispensables, un organisme approprié et un milieu convenable. C'est de l'action réciproque de ces deux éléments que résultent inévitablement tous les divers phénomènes vitaux, non seulement animaux, comme on le pense d'ordinaire, mais aussi organiques. Il s'ensuit aussitôt que le grand problème permanent de la biologie positive doit consister à établir, pour tous les cas, d'après le moindre nombre possible de lois invariables, une exacte harmonie scientifique entre ces deux inséparables puissances du conflit vital et l'acte même qui le constitue, préalablement analysé ; en un mot, à lier constamment, d'une manière non seulement générale, mais aussi spéciale, la double idée d'organe et de milieu avec l'idée de fonction.
Au fond, cette seconde idée n'est pas moins double que la première ; car, d'après la loi universelle de l'équivalence nécessaire entre la réaction et l'action, le système ambiant ne saurait modifier l'organisme sans que celui ci n'exerce à son tour sur lui une influence correspondante. La notion de fonction ou d'acte doit comprendre, en réalité, les deux résultats du conflit, mais avec cette distinction essentielle que, la modification organique étant, par sa nature, la seule vraiment importante en biologie, on néglige le plus souvent la réaction sur le milieu, d'où est résultée habituellement l'acception moins étendue au mot fonction, affecté seulement aux actes organiques, indépendamment de leurs conséquences externes.
Auguste Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842), « Quarantième leçon » .
Texte n° 3 :
- Mais les « idées » que l'on considère peut-être naïvement comme les produits de cette faculté d'intelligence, êtes-vous en mesure de les traiter commes des « objets mentaux » de les ramener à leur base matérielle ?
- Théologiens et philosophes (pas tous) considèrent les fonctions supérieures du cerveau comme leur domaine réservé, et cela avec d'autant plus d'assurance que celles-ci ne sont pas encore tombées sous le bistouri de l'analyse scientifique. Elles le seront tôt ou tard et cela n'a rien d'inquiétant. Ce qui m'inquiète beaucoup plus, c'est l'effort considérable qu'il faudra faire à leur sujet pour sortir des discours littéraires.
Pour le neurobiologiste que je suis, il est naturel de considérer que toute activité mentale, qu'elle qu'elle soit, réflexion ou décision, émotion ou sentiment, conscience de soi... est déterminée par l'ensemble des influx nerveux circulant dans des ensembles définis de cellules nerveuses, en réponse ou non à des signaux extérieurs. J'irai même plus loin en disant qu'elle n'est que cela.
Comme l'écrivait Jacques Monod, un des traits les plus frappants de l'esprit humain est sa capacité à « simuler subjectivement l'expérience pour en anticiper les résultats et préparer l'action ». Cette faculté est directement liée à celle de « représentation », par exemple, d'objets extérieurs. Diverses expériences récentes de psychophysique suggèrent la matérialité de ces images mentales. Notre hypothèse de travail est que celles-ci sont des objets bien concrets définis par la « carte » dynamique des ensembles cellulaires engagés et des influx nerveux qui les parcourent.
Interview de Jean-Pierre Changeux, professeur au Collège de France, in Le Monde, 31/10/82.
Texte n° 4 :
Dans une montre une partie est l'instrument du mouvement des autres, mais un rouage n'est pas la cause efficiente de la production d'un autre rouage ; certes une partie existe pour une autre, mais ce n'est pas par cette autre partie qu'elle existe. C'est pourquoi la cause productrice de celles-ci et de leur forme n'est pas contenue dans la nature (de cette matière), mais en dehors d'elle dans un être, qui d'après des Idées peut réaliser un tout possible par sa causalité.
C'est pourquoi aussi dans une montre un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une montre d'autres montres, en sorte qu'à cet effet elle utiliserait (elle organiserait) d'autres matières ; c'est pourquoi elle ne remplace pas d'elle-même les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts dans la première formation par l'intervention des autres parties, ou se répare elle-même, lorsqu'elle est déréglée : or tout cela nous pouvons en revanche l'attendre de la nature organisée. - Ainsi un être organisé n'est pas simplement machine, car la machine possède uniquement une force motrice ; mais l'être organisé possède en soi une force formatrice qu'il communique aux matériaux, qui ne la possèdent pas (il les organise) : il s'agit ainsi d'une force formatrice qui se propage et qui ne peut pas être expliquée par la seule faculté de mouvoir (le mécanisme). (...)
Dans la nature les êtres organisés sont ainsi les seuls, qui, lorsqu'on les considère en eux-mêmes et sans rapport à d'autres choses, doivent être pensés comme possibles seulement en tant que fins de la nature et ce sont ces êtres qui procurent tout d'abord une réalité objective au concept d'une fin qui n'est pas une fin pratique, mais une fin de la nature, et qui, ce faisant, donnent à la science de la nature le fondement d'une téléologie, c'est-à-dire une manière de juger ses objets d'après un principe particulier, que l'on ne serait autrement pas du tout autorisé à introduire dans cette science (parce que l'on ne peut nullement apercevoir a priori la possibilité d'une telle forme de causalité).
Kant, Critique de la faculté de juger (1790).
Texte n° 5 :
Il a sans cesse fallu lutter, dans les sciences de la nature, pour se débarrasser de l'anthropomorphisme, pour éviter d'attribuer des qualités humaines à des entités variées. En particulier, la finalité qui caractérise beaucoup d'activités humaines a longtemps servi de modèle universel pour expliquer tout ce qui, dans la nature, paraît orienté vers un but. C'est le cas notamment des êtres vivants dont toutes les structures, les propriétés, le comportement semblent à l'évidence répondre à un dessein. Le monde vivant a donc constitué la cible favorite des causes finales. De fait, la principale « preuve » de l'existence de Dieu a longtemps été « l'argument d'intention ». Développé notamment par Paley dans sa Théologie naturelle, publiée quelques années seulement avant l'origine des Espèces, cet argument est le suivant. Si vous trouvez une montre, vous ne doutez pas qu'elle a été fabriquée par un horloger. De même, si vous considérez un organisme un peu complexe, avec l'évidente finalité de tous ses organes, comment ne pas conclure qu'il a été produit par la volonté d'un Créateur ? Car il serait simplement absurde, dit Paley, de supposer que l'oeil d'un mammifère, par exemple, avec la précision de son optique et sa géométrie, aurait pu se former par pur hasard.
Il y a deux niveaux d'explication, bien distincts mais trop souvent confondus, pour rendre compte de l'apparente finalité dans le monde vivant. Le premier correspond à l'individu, à l'organisme dont la plupart des propriétés, tant de structure que de fonctions ou de comportement, semblent bien dirigées vers un but. C'est le cas, par exemple, des différentes phases de la reproduction, du développement embryonnaire, de la respiration, de la digestion, de la recherche de nourriture, de la faite devant le prédateur, de la migration, etc. Ce genre de dessein préétabli, qui se manifeste dans chaque être vivant, ne se retrouve pas dans le monde inanimé. D'où, pendant longtemps, le recours à un agent particulier, à une force vitale échappant aux lois de la physique. C'est seulement au cours de ce siècle qu'a disparu l'opposition entre, d'un côté, l'interprétation mécaniste donnée aux activités d'un être vivant et, de l'autre, ses propriétés et son comportement. En particulier, le paradoxe s'est résolu quand la biologie moléculaire a emprunté à la théorie de l'information le concept et le terme de programme pour désigner l'information génétique d'un organisme. Selon cette manière de voir, les chromosomes d'un oeuf fécondé contiennent, inscrits dans l'ADN, les plans qui régissent le développement du futur organisme, ses activités, son comportement.
Le second niveau d'explication correspond, non plus à l'organisme individuel, mais à l'ensemble du monde vivant. C'est là qu'a été détruite par Darwin l'idée de création particulière, l'idée que chaque espèce a été individuellement conçue et exécutée par un créateur. Contre l'argument d'intention, Darwin montra que la combinaison de certains mécanismes simples peut simuler un dessein préétabli. Trois conditions doivent être remplies : il faut que les structures varient ; que ces variations soient héréditaires, que la reproduction de certains variants soit favorisée par les conditions de milieu. A l'époque de Darwin, les mécanismes qui sous-tendent l'hérédité étaient encore inconnus. Depuis lors, la génétique classique, puis la biologie moléculaire ont donné des bases génétiques et biochimiques à la reproduction et à la variation. Peu à peu, les biologistes ont ainsi élaboré une représentation raisonnable, quoiqu'encore incomplète de ce qui est considéré comme le principal moteur de l'évolution du monde vivant : la sélection naturelle.
François Jacob, Le jeu des possibles, pp. 32 sq., Fayard.