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Les savoirs dispensés dans la salle de classe, Nell Keddie

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Les savoirs dispensés dans la salle de classe, Nell Keddie

 

L'échec scolaire est souvent expliqué sociologiquement par les origines ethniques ou sociales des élèves. L'étude de ce qui se passe à l'école et des programmes scolaires est récente et suggère que les processus d'étiquetage des élèves ne sont pas perçus comme tels, mettant en évidence que la différenciation des programmes enferme certains élèves dans une identité déviante Deux aspects de ce processus sont étudiés : la connaissance que les maîtres ont des élèves et la définition des savoirs qui sont considérés comme devant être exposés et évalués en classe. L'auteur s'appuie dans cette étude sur l'observation d'un établissement public du secondaire en Angleterre où se pose la question du maintien ou non des classes de niveau (A, B, C). L'enseignement donné aux élèves des groupes C (« mauvais élèves ») pose des problèmes de discipline et de préparation de contenus de cours aux enseignants. Au contraire, les enseignants se sentent proches des élèves du groupe A ("meilleurs élèves") : enseigner à ces groupes semble aller de soi. L'auteure fait l'hypothèse que les élèves de niveau C perturbent les attentes des enseignants et contredisent les normes de ce qu'ils considèrent être le comportement social, moral ou intellectuel approprié d'un élève.

 

L'élève idéal

 

Par « élève idéal », on entend ici les attentes spontanées de l'enseignant qui définissent le comportement approprié de l'élève. Peut ainsi apparaître une rupture entre le registre des principes pédagogiques et pratiques d'enseignement, sorte de divorce entre les mots et les actes. Le registre des principes pédagogiques peut être explicité à une personne extérieure à l'établissement lorsque l'on discute de la politique de l'établissement telle qu'elle devrait être. Par contraste, le registre de l'enseignement est celui dans lequel les enseignants évoluent la plupart du temps : c'est le monde de ce qui est, où les enseignants anticipent les interactions avec les élèves dans les préparations de cours, où ils agissent dans la salle de classe et où, quand le cours est fini, ils ont l'habitude de raconter ou d'expliquer ce qui s'est passé.

 

Le point de vue du pédagogue

Le département de sciences humaines étudié utilise de façon consciente et sélective la théorie de l’éducation et les recherches en ce domaine. Les principes « purs » de cette politique sont les suivants : l'intelligence est en grande partie liée aux motivations des élèves, elles mêmes trouvant leur source dans l'origine sociale des enfants, les enseignants s'opposent aux critères et aux principes de sélection qui ne fait que reproduire les conditions de construction des inégalités scolaires alors que l'école devrait unir les cursus des élèves plutôt que les différencier.

A l'opposé, ceux qui prônent la répartition par niveaux dans l’école s’opposent à ces principes et estiment que les élèves obtiennent un meilleur soutien lorsqu’ils sont placés au même niveau que ceux qui sont comme eux (même rythme d’étude et niveau adapté). Le point essentiel est que, même si les enseignants, quand ils se positionnent comme pédagogues peuvent avancer tel ou tel des objectifs éducatifs, leur « doctrine » peut être contredite par les « engagements » qu’ils prennent dans la situation où ils agissent comme enseignants. Le cours doit permettre de développer chez les élèves des méthodes de travail et de pensée qui les aideront à devenir plus autonomes et rationnels, sur base de la conception d’un travail à base d’investigation qui aidera à créer l’élève idéal. Le cours incarne l’image de ce que doit être l’élève idéal mais se fonde aussi sur l’élève déjà existant : studieux et appartenant à la classe moyenne (élèves de niveau A). Ainsi, sans s’en rendre compte, les enseignants puisent dans ce qui existe déjà pour déterminer ce qui devrait être, ce qui peut les amener en pratique à organiser leurs activités autour de valeurs qui peuvent contredire les convictions pédagogiques qu’ils professent.

 

Le point de vue de l’enseignant

 

Élèves « normaux »

Ce que « sait » (pense savoir) un enseignant des élèves provient du dispositif de groupes de niveaux. Les caractéristiques « normales » d'un élève sont celles qui sont attribuées à son groupe ou à son niveau dans leur ensemble. L'élève atypique l'est par rapport à la norme du niveau où il se trouve. Du point de vue du « pédagogue » (cf.supra) en revanche, les catégories d'aptitudes ou de répartitions par niveaux prennent un autre sens : ce qu'il sait comme enseignant d'un élève (ce qu'il est) peut être différent de ce qu'il sait entant que pédagogue (ce qu'il devrait être). Selon le contexte, l'aptitude comme la répartition par niveau peuvent ou non lui poser problème pour atteindre ses objectifs pratiques, quotidiens. Par exemple, l'enseignant peut accueillir avec scepticisme les réclamations des élèves du groupe C (« ils essaient d'échapper au travail »). L'enseignant reconnaît que la situation est conflictuelle tout en invalidant la remarque particulière faite par l'élève, ce qui délimite l'étendue du droit des élèves. Selon le statut normal des élèves, l'étendue de ces droits varie donc. Ex : si une classe « faible » demande « pourquoi devons-nous étudier les classes sociales ? », l'enseignant tentera d'esquiver la question, car il interpréterait cette question par « pourquoi devons-nous travailler ? ». Face au groupe A (bons élèves), l'enseignant répondrait à la question.

Cette normalisation des élèves tend à polariser l'opposition des élèves A et C en attribuant aux uns l'image inversée des autres. Entre les deux, la place des élèves de niveau B n'est pas stable. On considère par exemple que les élèves des groupes B posent les mêmes problèmes scolaires que les C., mais qu'ils sont comparables aux A du point de vue du travail scolaire. Les élèves du groupe A qui posent des problèmes de discipline seront caractérisés comme des élèves « qui sont en réalité des B ». Les enseignants parlent donc plus souvent des qualités morales ou sociales des élèves que de leurs aptitudes cognitives, mais ils ont aussi tendance à présenter ces qualités comme des aptitudes cognitives.

 

 

 

Aptitude et classe sociale

Les élèves entrent dans l'enseignement secondaire avec une valeur scolaire établie dans les dossiers scolaires, et la question se pose du maintien de ce niveau plutôt que de la manière dont elle a été établie. Les enseignants semblent mobiliser deux catégories essentielles : l'aptitude et la classe sociale.

La classe sociale est un critère latent et implicite pour décrire la conduite des élèves. En certaines occasions, des enseignants l'utilisent pour expliquer les performances des élèves. Par exemple, ils associent les difficultés de certains élèves à leur origine ouvrière, et inversement. Ainsi, encore une fois, la base sociale collective de l'expérience de l'élève est minorée par les enseignants, qui ont tendance à fragmenter cette expérience en problèmes individuels d'élèves « défavorisés », l'échec est individualisé.

Les élèves du groupe C définissent ce qu'est un comportement approprié de façon similaire aux enseignants (ex : chahut, immaturité). Les enseignants sont préoccupés par les caractéristiques négatives perçues chez les élèves du groupe C, parce qu'ils pensent que les élèves agiront de façon conforme à leur milieu social. Les élèves de niveau C n'ont pas les qualités que les enseignants jugent souhaitables et appropriées à la scolarité, alors que les élèves de A paraissent les posséder.

Ce que les enseignants « savent » à propos des élèves entant que personnes sociales, morales et psychologiques contamine ce qu'ils savent à leur propos entant que qualités intellectuelles. Cela conduit in fine à une différenciation, à l'intérieur d'un curriculum indifférencié.

 

Aptitude et savoir

Les aptitudes attribuées aux élèves restent dans une large mesure implicites : il est difficile de séparer les références aux aptitudes cognitives des attributs sociaux ou moraux. Les matériaux utilisés en classe sont classés selon leur adaptation à un groupe de niveau donné et implicitement, l'aptitude est définie par la possibilité ou non pour les élèves d'utiliser ce matériau.

Les élèves de A et C abordent le savoir scolaire avec des points de vue différents et des attentes différentes. Pendant le cours, la méthode de travail basée sur l'investigation vise à passer de l'importance donnée à la maîtrise des contenus de savoir à l'importance de la maîtrise de la méthode de recherche elle-même. Les fiches d'exercices sont structurées autour du « concept » qu'il est souhaitable que les élèves acquièrent en travaillant sur le matériau, permettant difficilement de distinguer le concept des contenus. Les tests de fin d'étude demandent souvent aux élèves de faire correspondre un contenu à un concept ou un terme (ex : associer une définition au bon terme). Dans la pratique, la recherche de l'élève est encore lourdement dirigée par le professeur.

La sociologue prend ainsi l'exemple d'un échange entre un professeur et ses élèves sur la définition de la famille nucléaire. Ici l'enseignant se dégage du savoir quotidien exposé par les élèves (« ce que tout le monde sait sur la famille ») et demande aux élèves de se déplacer vers une autre réalité. Ainsi la capacité à comprendre un concept, dans le contexte du cours ou dans un contexte plus large tient à la volonté ou à la capacité chez les élèves d'adopter ou d'admettre les catégories de l'enseignant, parfois en devant faire le choix entre plusieurs constats contradictoires.

 

Les contenus d'enseignement

Pour certains enseignants, tant que le contenu reste abstrait (sous formes de schémas par exemple), cela restera trop « intellectuel » pour les élèves de niveau C. Pour rendre les choses réelles, un matériau illustratif est nécessaire. Il s'agit ici de méthodes qui conviennent aux élèves de niveau C.

Pourquoi les élèves de niveau A sont-ils supposés ne pas avoir besoin de cet ancrage dans la réalité ? Les enseignants supposent un registre de compréhension hors de portée des élèves de C, qui ne maîtrisent pas par exemple le « terme exact » et dont le registre de compréhension est circonscrit à leur « expérience ». Les enseignants pensent donc qu'il faut parler aux élèves du groupe C « avec des mots qu'ils comprennent ». De même, certains sujets abstraits sont supposés ne pas pouvoir être enseignés à ces élèves.

Cela conduit in fine l'enseignant à un traitement différencié des élèves, y compris de la part de ceux qui défendent la forme la plus pure du point de vue du pédagogue (voir plus haut), en sélectionnant pour les élèves du groupe C certains sujets qui lui semblent utiles pour eux dans une perspective du statut de travailleurs auquel ils sont destinés, écartant de fait leur possibilité d'appréhender une approche globale de certains sujets.

 

La réponse des élèves

Un des problèmes principaux est que les différences attribuées par les enseignants aux élèves A et C peuvent donner lieu à d’autres interprétations que celles que proposent les enseignants habituellement. Les enseignants et les élèves scrutent mutuellement leurs activités dans la salle de classe en leur attribuant une signification. Par exemple, sur base d’un questionnaire distribué aux élèves, la sociologue constate que les élèves du groupe A sont plus à même de déterminer les différents éléments constitutifs du cours (éléments clefs, le rôle de l’introduction, les notions clefs, etc.) et utilisent plus fréquemment le terme de « sciences sociales » ou de « sociologie » comme qualificatif général de leurs études. De mêmes ces élèves sont plus sensibles à ce qu’on leur avait dit à propos du cours. Il semble probable que les élèves perçus comme les plus doués par les enseignants et affectés aux meilleures classes sont ceux qui ont accès à la définition de la situation donnée par l’enseignant, ou sont désireux de l’adopter. Par exemple, lorsque la sociologue leur demande ce qu’ils pensent du cours ceux-ci répondent « on peut ne pas être d’accord avec le professeur » ou « on peut faire des liens entre les sujets » mais sont incapables de donner un exemple précis sur ces points. Il est probable qu’ils aient donc adopté les définitions données par l’enseignant.

C’est ainsi la capacité des élèves à se déplacer vers un système de pensée différent de celui des savoirs utilisés dans la vie quotidienne qui l’emporte, car les visions empiriques des élèves peuvent entrer en conflit avec la vision experte de l’enseignant.

Cela suppose aussi paradoxalement une autonomie moindre car ils acceptent sans discussion la présentation de l’enseignant. Au contraire, le scepticisme des élèves du groupe C les conduit à contester la façon dont l’enseignant organise ses contenus.

Pour les élèves A, l’important est peut-être la croyance que la connaissance est structurée et que le savoir travaillé est suffisamment circonscrit pour pouvoir « trouver la réponse ». Ils sont généralement en accord pour travailler dans le cadre proposé par l’enseignant. Ainsi un terme nouveau peut avoir peu de signification à leurs yeux mais qui se légitime à lui-même, et ces élèves peuvent se satisfaire d’attendre et de laisser émerger le contenu jusqu’à ce qu’ils puissent remplir la fiche d’exercice. Il arrive fréquemment qu’ils ne comprennent pas le thème reliant plusieurs unités de travail mais cela ne gène ni les élèves ni les enseignants, tant que le travail est structuré en unités relativement autonomes. Même s’ils ne sont pas capables d’expliquer les raisons pour lesquelles par exemple on traite du chapitre de la socialisation comme leur ont expliqué les enseignants, ils admettent la légitimité de son étude et sont prêts à travailler dans un cadre limité de son domaine et d’utiliser sa terminologie.

La prise en compte des interventions des élèves et du degré de pertinence de leur propos par l’enseignant varie selon les groupes. Les questions et commentaires de l’élève sont en effet considérés par l’enseignant comme plus ou moins pertinents en fonction des aptitudes qu’il lui prête. L'idée que les élèves A peuvent maîtriser certaines questions alors que les élèves C ne le peuvent pas influe fortement sur les interactions verbales, les contenus et les évaluations. Les questions des élèves C sont considérées comme des fins en soi, car s’appuyant sur l’expérience au-delà de laquelle ces élèves ne peuvent pas aller, alors qu'on leur cherche d’autres significations quand elles sont posées par des élèves A. Les enseignants indiquent qu’ils doivent préparer en amont leurs cours avec les élèves A, alors qu’il est possible de faire cours sans préparation avec les élèves C. Ceci influence nécessairement la réussite effective des élèves.

 

Conclusion

La façon dont les enseignants catégorisent leurs élèves en termes d’aptitudes découle largement de jugements de classe basés sur le comportement social, moral et intellectuel des élèves. Il existe entre les enseignants et les élèves (gr. A) une proximité de point de vue qui conduit habituellement les seconds à apprendre les savoirs sans remettre en cause la légitimité de leur enseignement.

L’école semble donc institutionnaliser la transmission d’une connaissance « experte » opposée au mode de « bon sens » et maintient un ordre normatif dans l’organisation des savoirs. Cela conduit à s’interroger comment cette situation, liée à l’inégale répartition des pouvoirs, pénètre et influence les interactions au sein de la classe. De même, ce qui compte comme savoir à l’école est-il identique dans les autres sphères sociales? Il s’agit de comprendre les relations entre la distribution sociale du pouvoir et la distribution du savoir afin de comprendre le processus d’engendrement des modes de catégorisation des élèves et l’organisation des savoirs scolaires.

Les pistes des réformes éducatives semblent privilégier la disparition des groupes de niveaux et les curricula différenciés. Malgré tout, des catégories hiérarchisées d’aptitudes pourraient persister au sein des classes indifférenciées, car les enseignants différencient les contenus en fonction de ce qu’ils perçoivent du niveau des élèves. Ces catégories trouvent en effet leur source hors de l’école, au sein même de la société et de la distribution du pouvoir. Une innovation exclusivement scolaire aurait donc probablement peu d’effets, à moins de faire changer fondamentalement la manière dont les enseignants perçoivent les élèves et déterminent les savoirs à transmettre.

 

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