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cycle commémoratif des 2 guerres mondiales

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cycle commémoratif des 2 guerres mondiales

deuxième conflit mondial - souvenirs d'un engagé volontaire classe 1939

"de l'enfant de troupe au soldat", à "l'évasion", Robert Knerr nous offre un témoignage édifiant sur cette période.

bataille d'Amiens

Robert Knerr fut engagé volontaire à l'âge de 18 ans en 1939. Dans ces mémoires, il décrit son engagement et son itinéraire personnel au début de la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, Robert Knerr poursuivit une carrière dans l'armée de Terre. Général de brigade 2° section, il continue actuellement son travail de mémoire, en particulier sur le second conflit mondial".

de l'enfant de troupe au soldat.

En 1934, j'ai treize ans, mon certificat d'étude en poche, je suis reçu à l'examen des bourses deuxième série et à celui des enfants de troupe. La nécessité me conduit à intégrer les enfants de troupe. Mais, le Maréchal Pétain, Ministre de la Guerre, ayant décrété que "cette année-là, aucun des candidats admis ne serait dirigé vers l'enseignement secondaire", tous devront épouser la technique. Ainsi s'invite le destin, sans en avoir été prié. Sans doute, le temps était-il venu pour l'Armée de terre, à l'image de la société civile, de remplacer à plus grande échelle le mode de traction le plus généralisé d'alors, le cheval crottin, par le cheval vapeur, et de préparer en urgence de futurs élèves gradés, instruits en mécanique comme en électricité.
Ayant achevé mon cycle d'études en 1938, je dois contracter un engagement volontaire dans l'Armée pour défrayer l'État de l'hébergement, de la nourriture, de l'éducation et de l'instruction reçus, comme tous les élèves dont il assume la charge. Durant les quatre années précédentes, n'ayant pu rejoindre qu'une fois par an, aux grandes vacances, ma famille qui résidait hors métropole, j'espérais que ma permission serait prolongée jusqu'à mes dix-huit ans, âge alors requis pour l'engagement des mineurs. Mais, dès octobre, je suis invité à me présenter au "Petit État-major de l'École d'Application de l'Artillerie à Fontainebleau".

J'accède ainsi à ma quatrième caserne. Dès mon arrivée, je n'ai aucun mal à constater que ce n'est pas précisément le lieu auquel me destinait l'instruction reçue, mais bien là, encore et toujours, le royaume du cheval. Il tracte les canons, est maître d'apprentissage de la discipline et roi des loisirs. Au petit matin, les officiers à la retraite, les réservistes, des civils viennent chercher leur monture pour galoper dans les bois. Le règlement précise que "si au cours de la promenade on est amené à dépasser un supérieur, on doit se rendre auprès de lui, régler l'allure de son cheval sur celle de ce cavalier, le saluer et lui demander l'autorisation d'aller plus avant". De même, à cette époque, il est prescrit au planton en faction, qui aperçoit un quidam se dirigeant vers lui, et dont la boutonnière s'orne du ruban rouge de la Légion d'Honneur, "de se porter à son devant, de le saluer et de se mettre à sa disposition". C'était il y a très longtemps...

Nous suivons là, successivement, le peloton d'élèves brigadiers, puis d'élèves sous-officiers. N'ayant droit, lorsque le service le permet, qu'à l'unique permission de minuit en fin de semaine : large papier abondamment tamponné, pris de la main gauche au poste de police, après examen de la tenue et salut au garde-à-vous. Demi-tour, et sortie les poches bien légères, la main droite prête à se porter au calot, lors du croisement du plus humble des gradés et Dieu sait, si à cette époque de rappel des réservistes, la ville en était pourvue. Le 22 mars 1939, jour de mes 18 ans, je signe le fameux engagement volontaire pour cinq ans avec l'autorisation de mes Parents, l'âge légal de la majorité étant alors de vingt et un ans. Ma signature est apposée à l'intendance militaire de Fontainebleau sous le numéro A 6872 et je suis rattaché au recrutement de la classe 1939. Nationalité française bien évidemment, laquelle me sera néanmoins contestée à la fin de ma carrière, et nécessitera le passage devant le tribunal de St. Germain, en 1979, pour qu'elle me soit reconnue et que l'on me serve ma pension !

Soldat identifié, c'est alors vers les grands camps de Mailly, en Champagne, puis de Suippes que je suis dirigé pour achever mes classes, au cours de manœuvres exécutées dans le tumulte et la promiscuité de milliers de réservistes rappelés, d'humeur égrillarde. Temps des mises en batterie attelées qui enlèvent au trot et au galop des chevaux, les canons de 75 mm et les caissons de munitions. Nous alignons les pièces, "Plateau zéro tambour cent" *1, sur la cravache du lieutenant ou sur le cul du cheval du capitaine, encore plus en avant, afin de découvrir l'objectif. Les servants, assis sur la plaque zinguée du caisson, s'y accrochent fermement, attentifs à ne pas être jetés à bas au premier cahot, au premier écart. Dès pied-à-terre, nous déroulons au plus vite, sur des kilomètres, le câble téléphonique léger de campagne, fils noirs d'une lourde bobine fixée à un plastron sanglé sur la poitrine. Muni d'une lance à fourche, nous le perchons ensuite sur les arbres. Il relie entre eux les coffrets de bois des téléphones de campagne et les rattache au standard mobile, où leur mise en action fait tomber le volet de la sonnerie, alertant le standardiste. Si l'un de ces fils est sectionné, accidentellement ou à titre d'exercice, nous partons à la recherche de la coupure pour pratiquer l'épissure de remise en état. Nous mettons également en œuvre les émetteurs récepteurs de cette époque, en tournant la manivelle pour les alimenter pendant l'émission. La tenue, à l'image de l'armement, date du dernier conflit. Elle est bleue horizon col à "bouffer de la tarte", cravate de chasse fixée par trois épingles ; musette, bidon, casque, bandes molletières (une horreur absolue), godillots cloutés ; gamelle et carré de toile de tente avec ses piquets repliables fixés sur le havresac ; bonnet de police à pointes "à la Fernandel", au repos. De retour à "Fontainebleau", je suis nommé brigadier-chef le 22 août.

*1 Graduations à inscrire sur l'appareil de visée, après sa mise en place, pour le rendre parallèle au tube.



campagne 1939-1940

la montée au front

Le 3 septembre 1939, la mobilisation générale est décrétée. Me voici affecté au "noyau actif" du 306e Régiment d'Artillerie de Campagne Portée (R.A.C.P.), en cours de formation à Samoreau (Seine-et-Marne). Changement à peine croyable : plus de chevaux pour tracter canons et munitions, transporter les servants, mais des véhicules à moteur ! Des camionnettes, des camions civils chargés du transfert des marchandises dans Paris et en province. Ils arrivent, réquisitionnés avec leurs chauffeurs. Le flanc de ces véhicules porte de superbes réclames : la grosse et ronde boîte du cirage "Le Lion Noir", ou encore celle blanche et cylindrique du lait "Nestlé", et bien d'autres publicités que le temps a effacées de ma mémoire.

Miracle ! Toutes ces automobiles, de couleur et d'origine diverses, ont une plate-forme aux dimensions identiques. En largeur, supérieure à l'empattement d'une roue à l'autre du canon de 75mm et, en longueur, celle permettant de reposer sa bêche, la volée du tube passant au-dessus de la cabine du conducteur. Ou y pénétrant parfois, par une ouverture aménagée dans la paroi, la hauteur des cabines des véhicules n'ayant sans doute pas été réglementée ! Le législateur a omis également, dans sa prévision, les rampes pour hisser le canon du sol sur la plate-forme, ainsi que les cales et les cordages pour l'y brêler. On réquisitionne donc dans les fermes alentour, madriers, bois et cordes. Au milieu de franches rigolades et en hurlant des "à bras ferme", nous montons et arrimons en quatre jours nos quatre pièces sur leurs porteurs, en application du système "D" made in France.

Dans le même temps, nous percevons, par batterie, trois tracteurs agricoles à roues palettées, "hors service", et un chenillé, un Caterpillar en bon état au ronflement grave et sonore, qui assura seul, par la suite, la mise en batterie *2 des pièces en tout terrain. Par batterie, il nous est aussi attribué un camion de dépannage, matériel fabriqué pour les armées : un Somua, "bijou mécanique", à quatre roues motrices et directrices revêtues de bandages pleins et plats. À cette époque, les routes et les chemins sont régulièrement empruntés par des troupeaux de ruminants. Cette fréquentation vaut quelques désagréments à notre merveille technique. En effet, lors de la prise de virages serrés, ses quatre roues étant braquées, le véhicule prend insensiblement de la glisse sur les bouses de vache et se retrouve bien souvent dans le fossé, une fois le contre-braquage effectué. Le fermier de proximité, compréhensif, vient l'en tirer avec sa paire de bœufs et nous sommes depuis longtemps à l'étape lorsque notre dépanneuse, baptisée "Nocturne", arrive enfin à nous rejoindre. La roulante fumante précède la semi-remorque portant le ravitaillement. Je suis juché sur les sacs de café et de pommes de terre *3 tandis que les servants prennent place où ils le peuvent.

*2 Il s'agit ici d'une batterie de tir composée de quatre canons de 75mm.
*3 Aucune des denrées alimentaires n'était, à l'époque, lyophilisée.

Afin d'uniformiser cette hétéroclite colonne et d'assurer son camouflage, toutes les carrosseries, pare-brise compris, sont parsemées de taches de peinture vertes et jaunes, aux couleurs du feuillage de ce bel automne. Ainsi, nous partons le 7 septembre pour une destination tenue secrète. Au passage dans les villages, de mon observatoire haut perché sur le dernier véhicule de la batterie, je vois bien, de-ci de-là, des personnes d'âge mûr devant la porte de leur maison écraser furtivement une larme. Pour moi, heureux, joyeux, enfin hors d'une caserne, je ne perçois nullement le motif de leur émotion.

Saluez, tout de même, le tour de force qui a mobilisé 1.500 rappelés et actifs de classes d'âge différentes, réquisitionné 500 véhicules de tous modèles, rassemblé 36 canons de 75mm, amalgamé le tout et, en moins de huit jours, constitué un régiment *4, le 306e RACP. Il va être dirigé vers une ligne à établir non sur le flanc béant des Flandres, mais vers celle fortifiée de la ligne Maginot. Mystère d'une stratégie que je ne comprendrai que bien plus tard, comme l'émoi de nos aînés au passage de notre étrange cohorte en route pour le front !

*4 Régiment composé de 2 groupes de 4 batteries, plus une batterie hors rang (BHR) avec des canons antichars. Chaque batterie est dotée de 4 canons.

la "drôle de guerre"

Ayant quitté la Seine et Marne le 7 septembre, la 3ème batterie fait son entrée le 2 octobre à Klang, en Moselle. Nous prenons position non loin de ce village, vidé de ses habitants, à une vingtaine de kilomètres de la frontière. Durant ces trois semaines, la moitié du temps fut consacrée au déplacement proprement dit, l'autre moitié, à l'attente des ordres, dans un bivouac situé à une quinzaine de km au nord-est de Metz. Prévu initialement pour renforcer l'artillerie des deux divisions du secteur, le régiment sera finalement incorporé dans l'intervalle d'ouvrages de la ligne Maginot, que je n'ai jamais vus.

L'itinéraire par Saint Oulph, Trouville en Barrois, Ferrange, Dalstein fut jalonné par nombre de nos véhicules en panne. À cette époque, ces matériels réquisitionnés, témoins d'un quotidien économe, se trouvaient bien souvent à la limite de l'usure mécanique, sans cesse réparés, jusqu'au jour où la manivelle à dent de loup ne leur arrachait plus le moindre hoquet. Leurs chauffeurs en connaissaient bien l'état et s'évertuaient à les rafistoler avec l'attirail du bord : clé, gros tournevis, pince, marteau, bougies en réserve et... fil de fer ! Ravitaillés à l'aide d'une pompe à main, fichée dans l'ouverture du tonneau d'essence, la plupart parvenaient, tôt ou tard, à nous rejoindre à l'une ou l'autre des longues étapes ménagées à cet effet. Les précurseurs y avaient partagé les granges entre les servants des pièces, remis les billets de logement pour des gradés, fixé l'emplacement des roulantes, pris liaison pour la fourniture du combustible et des aliments. Au départ, les postcurseurs s'assuraient du respect des lieux par les occupants de passage.

Soudain, à l'arrivée du régiment, ce village désert fut surpeuplé. Pour logement les douze servants de notre pièce se voient affecter une porcherie, libérée de ses malodorants et grognons occupants. L'accès s'effectue par une porte pleine. À l'opposé, l'autre porte munie d'un volet mobile d'aération dans sa partie supérieure, s'ouvre sur un champ. Nulle fenêtre, aucune possibilité d'installer un moyen de chauffage. À terre, un pavement disjoint où la rigole à purin partage le local en deux. Après un vigoureux nettoyage à grande eau, avec force coups de balai-brosse et séchage par courant d'air, nous pouvons répandre des bottes de paille à même le sol, pour passer les premières nuits.

Dans l'immédiat, il convient de se mettre en mesure de remplir la mission. Creuser l'alvéole pour notre canon sur la position retenue, auprès des trois autres constituant la batterie. La sécurité du lieu assurée, les accès pour y parvenir dégagés, nous pouvons alors songer à notre confort. Nous nous rendons dans les bois environnants, coupons de jeunes arbres et les assemblons sous forme de cadres. Ils deviennent autant de couchettes en tendant, dessus, du grillage arraché aux clôtures. Dressés en deux rangs superposés le long des murs aveugles, ces couchages de troupe seront complétés par des paillasses, nos toiles de tente cousues et bourrées de paille qui s'arrondiront des édredons rouges trouvés dans les maisons désoccupées. Complétons ce décor spartiate par la longue planche faisant office de table installée au-dessus du drain central et flanquée de deux bancs aussi rustiques. Tel fut notre premier habitat, dont nous ignorions alors qu'il demeurerait inchangé durant sept mois et serait le dernier de cette campagne.

Le soir venu, assis sur ces lits de camp improvisés, jambes pendantes, pipes et cigarettes allumées, à la faible lueur tremblotante des bougies, les confidences s'égrenaient. Les réservistes décrivaient une société plus diverse que celle où j'avais vécu jusqu'à ce jour. Rappelés de leurs activités à l'uniforme, ces hommes faits échangeaient sur leur vie affective et professionnelle, brossant leur milieu, racontant échecs et espoirs. Paysans et ouvriers au labeur écrasant, petits artisans aimant leur métier et en parlant avec bonheur, patrons en herbe de l'entreprise familiale, dépêchés par leurs parents en stage chez un concurrent, avec consigne de les " visser " ferme et de les faire travailler dur à tous les postes. Titis parisiens à la verve drue, verte et gaie contant leurs prouesses amoureuses, mais aussi jeunes chefs de famille, retour d'une courte permission, disant les graves difficultés, la tristesse des jours passés dans un foyer démuni de ressources. Lentement, le sommeil gagnait de proche en proche, effilochant les ultimes confidences, tandis que la dernière bougie sur la table mourait en filant. Dans ce réduit noir et enfumé, à l'écoute de ces récits, la société civile prenait pour moi des couleurs, et je rêvais ma vie à venir, avant de m'endormir.

Que faisions nous à l'extérieur, de la pointe du jour au crépuscule, dans le froid et bientôt la neige de l'hiver ? Les plus qualifiés coupaient dans les bois au passe-partout, la scie du bûcheron, des arbres de plus en plus gros. Débités à la hache, ils étaient destinés sous forme de planches de coffrage à étayer les casemates de nos canons, les galeries souterraines pour les relier entre elles, au poste de commandement et aux dépôts de munitions. Les autres servants des canons creusaient à la pioche au plus profond, du matin au soir, différents abris, évacuant la terre à la pelle et à la brouette, en la remontant à l'aide d'un tonneau suspendu à un treuil "motorisé". L'historique du Corps rapporte que "Le régiment entreprit des travaux cyclopéens, poursuivis malgré la neige et le froid, venant à bout de toutes les difficultés, tout en prenant une part très active à la défense du secteur d'Hambourg Budange".

En février 1940, après un semestre de dur labeur, nous étions protégés au mieux sur les pas de tir. Le plus petit des détails du paysage était repéré et sa distance étalonnée, les liaisons établies et sécurisées. Nous étions en position défensive forte et aguerris quelque peu aussi par l'exécution de " batteries nomades ". En effet, de temps à autre au soir tombant, les canons étaient extraits de leurs casemates et l'on se portait " en avant ", sur ordre, pour " harceler " notre adversaire.

Reconnaissance effectuée, le Caterpillar, seul tracteur en état, tirait alors chaque pièce avec ses munitions, depuis la route jusqu'à l'emplacement de tir choisi. Son ronflement sonore, au long de ces allers et retours successifs, rompait le silence de la nuit : avant même la mise en place du quatrième canon, nous étions repérés acoustiquement. Les tirs se déclenchaient presque simultanément : le nôtre et, dans le même temps, celui de la contre-batterie adverse. Aussi mal ajustés l'un que l'autre, faute d'y voir clair. Suffisamment aléatoires cependant, pour récolter parfois quelques éclats mourants et se faire l'oreille au sifflement des obus et à leur explosion...

Pour affronter les difficultés du jour, la réception de cartes de correspondance censurées, les colis, les cigarettes et le tabac du prêt, les slogans de la propagande : "On ira faire sécher notre linge sur la ligne Siegfried", "On vaincra parce qu'on est les plus forts" ! Pour remonter le moral, lorsqu'il fléchissait, le quart d'eau de vie de betterave et, pour apaiser les sens, du bromure ajouté à nos rations de vin, selon les médisants. Ainsi s'écoulèrent les jours et les nuits de la "drôle de guerre", le point de rencontre festif étant indéniablement la roulante.

En avril, l'atmosphère changea brusquement. Tout devint plus grave et agité. Ordre fut donné d'évacuer, sur-le-champ, nos positions : nos chères positions si bien organisées défensivement, remarquablement camouflées, soigneusement agencées pour soutenir un siège. Selon l'historique : "En 240 jours consécutifs, et après avoir vu passer cinq divisions et pris une large part aux dangers et aux fatigues de leur artillerie divisionnaire, le 306 RACP va quitter un secteur où il a fourni un travail gigantesque, établissant des positions de batterie sans béton, capables de résister aussi bien que les ouvrages de la ligne fortifiée allant d'Anzeling à Hackenber. Le Brigadier Général Eden, surpris par les cinquante mètres de galeries creusées à treize mètres sous terre par la 3ème batterie et par les dispositions ingénieuses adoptées par les autres, demandera l'autorisation de les faire visiter par les officiers d'Artillerie britannique, afin qu'ils les prennent comme modèles".

Adieu brusqué à ce qui nous a coûté tant de travail et de peine. On nous embarque précipitamment mais nous, hommes de troupe, ne savons ni pourquoi ni pour où. Bien longtemps après, j'apprendrai que la Belgique étant restée neutre jusqu'à son agression, aucune ligne de défense n'avait pu être organisée sur son territoire. Et, au lieu d'attendre le choc de l'ennemi en France, en maintenant les troupes alliées sur des positions préparées des Ardennes à la mer, nous répondîmes à son appel lorsque les Allemands l'envahirent. Sans disposer, toutefois, des délais suffisants pour nous y installer et nous trouver en mesure de coordonner les moyens alliés. Le 10 mai, l'infanterie allemande entrait dans Rotterdam. L'armée Giraud recevait l'ordre de se replier derrière l'Escaut aux environs d'Anvers, tandis que les armées belge et franco-britannique retraitaient devant les armées allemandes, acculées vers la mer dans ce qui deviendrait la poche de Dunkerque.

sur la Somme

C'est vers la Somme que l'on nous dirigeait en grande hâte, enlevés par des camions US flambant neuf de nos positions fortifiées à l'huile de coude, en Moselle. Je ne conserve aucun souvenir détaillé des jours et des nuits harassantes de ce déplacement de mai, seuls des flashes émergent encore *5. Barbe, la Sainte et légendaire patronne de tous ceux appelés à manier les explosifs était déchaînée ces jours là, faisant rouler le tonnerre des détonations et briller leurs éclairs. Au sommet d'un tas de graviers, au bord d'une route, éreinté je dors et mon véhicule repart... Nous voici maintenant "en batterie" *6  à la corne d'un bois, aux environs de St Sauflieu (Somme). Nous sommes tout près d'Amiens, tapis sous le couvert du bois, à l'orée d'un champ de blé. Dans l'heure, creusement de l'alvéole pour le canon et d'une petite tranchée à côté pour s'y terrer. D'artillerie de réserve générale nous voici, avec nos vieux canons de 75, passés artillerie divisionnaire, en appui direct de l'infanterie. Autour de nous des bosquets cachent les chemins. Devant, de hauts blés ondulent à perte de vue. La bataille est engagée, nous sommes soumis au feu de l'artillerie adverse, en réponse à chacun de nos tirs sur les concentrations de chars. Les tirs sont rageurs de part et d'autre : nous, sur les objectifs désignés par l'observateur ; eux, à la même cadence sur nos positions supposées. Dans le bruit assourdissant du tir des canons, celui de l'arrivée stridente des projectiles, les ordres sont hurlés au milieu du vacarme des déflagrations. Les obus percutants trouent le sol dans un jaillissement d'éclats métalliques qui tranchent tout sur leur passage. Au-dessus de nos têtes, les obus fusants déchiquettent les cimes des arbres, faisant retomber les petits morceaux de branche en branche comme une pluie bienfaisante, dont le cliquetis va s'apaisant jusqu'à s'achever dans un incroyable silence. Il fait chaud, très chaud, nous avons du "singe" *7 et de la confiture à manger, nous sommes abrutis de fatigue et nous somnolons à même la terre. Tout se tait, la fatigue physique et nerveuse est intense : état second.

*5 Des bribes de notes retrouvées aujourd'hui disent : "Longwy le 1er mai. Attaque de Longwy le 10 mai. En anti-char avec un canon dans une cuisine à l'entrée du village de Fillières (Meurthe et Moselle); même dispositif à Marcelcave (Somme) ; enfin Saint Sauflieu (Somme). Le Coucou. Bois. Munitions. Esprit."
*6 "en batterie" : canons descendus de leurs porteurs, pourvus en munitions, prêts à ouvrir le feu.
*7 Conserve de viande de bœuf.

En fin de mois, passablement épuisés nous tenons toujours. Soudain, une pétarade de moto, totalement incongrue dans ce décor, nous tire de notre assoupissement. Le véhicule surgit du couvert à quelques dizaines de mètres : c'est un side-car allemand. Course titubante au fusil-mitrailleur 24/29 : la rafale part dans le vide. Ses verts occupants nous ont vus et ont fait demi-tour à toute allure, derrière les arbres. Ils nous croyaient neutralisés par les dégelées d'obus de leur artillerie. Nous voici à nouveau repérés. La suite ne se fait pas attendre : les redoutables stukas *8 arrivent. Au-dessus de nos têtes, leur "roue" verticale s'organise et c'est "le grand cirque" !

*8 Avion de combat allemand utilisé en appui sol et en bombardement en piqué.

À tour de rôle, chaque avion "pique" vers le sol dans un sifflement strident qui va s'amplifiant. La bombe qu'il largue prend le relais, chutant en hurlant avant d'exploser au sol, tandis que l'appareil se "cabre" continuant de déchirer l'air. Le suivant fait de même. Puis l'autre et l'autre... durant tant de minutes de si longue durée... Lors de la déflagration de chacune de ces grosses bombes, l'effet de souffle brise les roues en bois de certains de nos canons qui tombent alors "à genoux". Nous sommes à demi asphyxiés avec l'impression que le thorax est prêt à éclater. Voici venu un temps de misère où la "bête" souhaite ardemment épouser la terre, la voir se fendre, s'entrouvrir afin de disparaître en son sein. Blottis dans un "trou individuel", j'étreins étroitement mon compagnon d'infortune. D'énormes gouttes de sueur ruissellent sur son visage, comme le représentent des tableaux sur celui du Christ, lors du portement de la croix au calvaire. Je ne me vois pas... ! C'en est fini. Le cauchemar se dissipe, les noirs corbeaux à croix gammée sont repartis. Pendant que nous étions ainsi traités par l'aviation allemande, en l'absence d'une aile française, les chars ennemis ont évité notre petit môle de résistance. Ils déferlent, en empruntant routes et chemins, loin derrière nous. Nous réorganisons et réaménageons nos positions.

la double blessure

À demi inconscients, nous observons néanmoins des mouvements anormaux dans l'environnement. Les blés se couchent par endroits ; des formes mobiles passent entre les arbres, glissent le long des haies. Or nulle présence amie n'a été signalée devant nous. Redoutable dilemme : faut-il tirer, en "débouchant à zéro" *9, au risque de tuer des français, ou bien attendre d'identifier, et prendre celui d'être encerclés et abattus par les tirs d'armes individuelles, sans avoir pu faire usage de nos canons ? Bientôt cependant, en se rapprochant, l'uniforme de ces fantassins est discerné. De tous côtés, ce sont des nôtres qui font irruption. Leurs unités matraquées, disloquées par les feux combinés et simultanés "avion-char", ils retraitent isolément, toutes structures de commandement dissociées. Déboussolés, ce ne sont plus que soldats perdus qui vont traînant le reste de leur équipement. Hébétés, ils viennent jusqu'à nous, échangent quelques mots, puis continuent leur retraite, sans proposer de s'agréger pour mieux résister. Pour moi, mon heure de vérité sonne. Baignant depuis ma plus tendre enfance dans un univers hiérarchisé, édifié par la famille, les maîtres et les chefs, avec un seul credo "Patrie - Devoir", le choc est épouvantable. Un monde s'écroule. La société monolithique inculquée s'effondre. En un après-midi brûlant, ce que l'on m'avait dit être roc se fissure et étale ses morceaux brisés sous mon regard bouleversé. Le coup est insupportable. La révolte gronde. La réalité sera lente à lui succéder, au rythme même de la connaissance. Première et grave blessure jamais tout à fait refermée. Mais nous ignorions encore que l'ordre de retraite venait d'être donné. Seuls quelques nids de résistance devaient subsister pour retarder l'adversaire pendant le repli de chaque unité. Dispositif tactique dont j'apprendrai, vingt ans plus tard, qu'il était baptisé "bretelles Weygand".

*9 "déboucher à zéro" : mettre la fusée placée en tête de l'obus au minimum de durée de trajet, afin qu'il explose au plus près, après sa sortie du tube.

Ce 5 juin, nous ne sommes que dix-huit volontaires autour de notre capitaine avec mission de tenir le plus longtemps possible, afin d'assurer le décrochage du régiment. Repli si hâtif, que nous nous retrouvons quasiment sans nourriture ni boisson. Nous tombons d'épuisement, après les extrêmes tensions subies de jour et de nuit. Le lendemain entre chien et loup, dans un environnement assoupi, un officier en tenue de chasseur alpin, surgi de nulle part, s'adresse en ces termes au capitaine M. : "Pour parvenir à votre position, j'ai franchi un rideau de forces allemandes largement étirées derrière vous. Voici les ordres. Votre mission est terminée. Détruisez les matériels encore en état de tir et les munitions. Dès cette nuit, repliez-vous à travers les éléments ennemis, rejoignez les lignes françaises qui sont prévenues de votre mouvement. Mot de passe : "Jeanne d'Arc". Bonne chance". Renseignements communiqués sur cartes concernant les emplacements respectifs des uns et des autres, il disparaît, aussi soudainement qu'il était apparu, reprenant son périlleux itinéraire, en route vers d'autres éléments retardateurs.

Sur-le-champ, suivant les renseignements recueillis il ne reste plus personne devant nous, décision est prise de vider les munitions des caissons par des tirs au plus près sur des carrefours et des endroits où l'Allemand peut passer ou concentrer ses moyens. Ce dernier effort mené à terme sans déclencher de réplique, le vacarme apaisé, nous mettons "hors service" tout ce qui peut l'être. Enfin, nous ôtons la clavette solidarisant le tube de chaque canon à son frein. À 23 heures, mentionnent les notes retrouvées, la culasse du dernier canon se referme sur le dernier obus. Le cordon prolongé permet alors de mettre à feu sans risque pour le servant. Sous la poussée du recul, le tube s'arrache à ses glissières et s'affale au sol. Muni du seul armement individuel, il faut maintenant partir, en abandonnant la totalité du petit équipement, pour moi mal résigné en laissant le sac de couchage non encore étrenné, acquis avec mes primes de risque et mes prêts *10 cumulés. Dans le creux de la nuit, à la queue leu leu notre petite colonne épuisée retraite péniblement, trébuchant sur le sentier. Aux lisières de St Sauflieu, un camion Chevrolet se trouve là, abandonné, intact. Le chiffon de laine censé l'enflammer se consume lentement sous le moteur. Inspection rapide : il est en état de marche et pourvu d'essence. Bouton de contact poussé, le moteur démarre. Un chauffeur se saisit du volant. Le capitaine monte à son côté dans la cabine, l'adjudant-chef prend place sur le marchepied droit. Nous grimpons à l'arrière.

*10 J'étais encore sous la durée légale et ne percevais pas de solde, le prêt était constitué, pour autant qu'il m'en souvienne, par cinq paquets jaunes de cigarettes " troupe " ou deux ou trois de tabac (gros brins), de deux timbres pour le courrier et, comme brigadier-chef, de 0,75 francs par jour soit en 2009 : 0,28 €.

En route, l'obscurité est bientôt trouée par le rougeoiement des villages incendiés. Le merveilleux ciel d'été constellé d'étoiles est zébré de projectiles traçants. De sourdes détonations se répercutent loin, proches. Nous roulons peu, beaucoup, je ne sais plus. Brusquement, notre véhicule s'immobilise. Rassemblement à terre, autour du capitaine qui lit la carte renseignée à la faible clarté des "yeux de chat", les veilleuses du camion. "Nous sommes sauvés, dit-il, les avant-gardes allemandes ont été traversées" et désignant un point, dans l'obscurité qui règne alentour, "là-bas sont les lignes françaises". Nous reprenons place, le cœur plus léger et repartons. Machinalement, je remets mon casque sur ma tête. Alors que la jugulaire n'est pas encore ajustée, une violente déflagration me projette sur les arceaux. Soulevé, ouvert par le milieu, replié en deux, le Chevrolet prend feu...
Allongé à terre, pantelant, la conscience me revient en entendant les gémissements de mon capitaine étendu à côté de moi, mortellement blessé, brûlé vif. Incapable de bouger, je vis son agonie, entendant des bribes de la confession de cet orphelin d'un père tué en 1914-18. Je sombre dans un trou plus noir qu'une nuit d'encre. Lorsque je fais surface, je suis sur un brancard, sous une tente basse. Une ombre chinoise déformée par la toile inclinée s'y inscrit à la lueur d'une bougie fichée au sol. Une voix "off" : "Votre camion a sauté sur une mine, vous avez été ramassé par des français, ne bougez pas". La silhouette se penche vers moi, me passe autour du cou une fiche. Une piqûre me replonge dans le néant.

Combien de temps suis-je resté à nouveau insensible ? Quel moyen de transport vient de me déposer, au soleil levant, dans cet hôpital de campagne sous tentes, devant lequel gisent, en plein air, tant de blessés ? Les civières manquent. Les moins atteints d'entre nous donnent les leurs et se couchent à même le sol. Les médecins traitent, les chirurgiens taillent dans le vif. Un grand diable d'adjudant, la mâchoire fracturée soutenue par un mouchoir à carreaux noué au sommet de sa tête, va de l'un à l'autre avec un quart et du café. Près de moi, sur mon brancard cédé, un fantassin s'efforce de parler, la pointe d'une balle entrée par l'omoplate faisant saillie à la base du cou et la cuisse ouverte par un éclat d'obus. Son débit haché est entrecoupé de reprises de souffle grimaçantes. Il raconte laborieusement : blessé, il a été transporté la veille dans un cimetière autour duquel ses compagnons valides se sont regroupés et formés en "hérisson", afin de résister à une attaque de l'infanterie allemande d'accompagnement des blindés, qui n'a pas eu lieu. De nuit, des tirs d'artillerie les ont pris à partie, un éclat d'obus lui causant la déchirure de sa cuisse... Je lui demande l'heure de ces tirs et découvre, horrifié, que nous en sommes les auteurs. Ce cimetière, à une croisée de chemins, a bien constitué l'un de nos objectifs de la veille, lors de notre délestage de munitions.

Ainsi, contrairement aux affirmations réitérées, des Français étaient encore présents ce jour-là devant notre position et ont été atteints par nos projectiles. Sans nous en douter, nous avons infligé de nouvelles pertes à ces malheureux fantassins déjà si éprouvés. Je ne dis mot, mais la révolte gronde en moi. Subitement une question me taraude : les troupes amies étaient-elles bien prévenues du repli des éléments retardateurs ? Et, brutalement, j'entrevois que la mine anti-char sur laquelle nous avons achevé hier notre course à Monsures (Somme) pourrait bien avoir été posée par les Français chargés de nous recueillir. Mille détails enfouis se mettent en place et transforment, en un éclair, cette hypothèse en certitude. C'en est trop pour ma pauvre tête contusionnée, ébranlée déjà par la première blessure et fortement éprouvée par ces découvertes. Je vis la suite du jour dans un brouillard dense.

sombre cheminement

Nous devons être campés aux environs de Beauvais. Malgré les grands draps blancs étalés au sol, frappés de la Croix-Rouge, nous subissons là un début d'attaque aérienne qui ajoute au malheur ambiant. Survient, dans l'après-midi, un autre raid de l'aviation allemande sur les voies ferrées, à proximité de la gare. Il compromet une première tentative d'évacuation sanitaire. Cependant, au soir, des ambulanciers britanniques conduisent des blessés légers et moyens, sommairement appareillés, vers un train formé en dehors de la station. La locomotive à vapeur halète fort, attelée à une série des fameux wagons  "chevaux en long : huit" *11, de sinistre mémoire. On nous y entasse sur la mince couche de paille s'étalant sur le plancher. Le départ est sifflé, le train s'ébranle. Débute alors une errance ferroviaire processionnaire, vers l'Ouest, qui durera dix jours. Le convoi réussissant à passer soit avant l'attaque des gares ou bien attendant, stoppé en rase campagne, la fin des bombardements et la réparation des voies : devant Rennes pendant huit heures.

*11 "chevaux en long : huit" : wagons servant, à cette époque, au transport de huit chevaux et qui ont été employés, pendant le deuxième conflit mondial, à celui de centaines de milliers de déportés dans les camps de concentration de l'Allemagne nazie.

Au cours de ces jours et de ces nuits, l'odeur de la chair grillée mêlée à celle des pansements souillés ne me quitte plus. Aux innombrables arrêts les plus valides aident les autres à satisfaire leurs besoins élémentaires, parfois en position acrobatique. En cours de route, nous sommes soignés et ravitaillés lors des haltes. Seul, persiste dans mon souvenir, l'arrêt à Bagnoles de l'Orne où j'ouvre l'œil couché nu sur un lit d'hôpital, entouré de personnel médical des deux sexes en blouse blanche. Avant même d'avoir pu esquisser le moindre geste de pudeur, pour voiler une réaction de nature, je me rendors.

à l'hôpital

Le 17 juin, jour de la demande d'armistice, arrivée à Quimper à l'hôpital complémentaire St Yves. Un havre de paix et de bonheur, occupé par des religieuses et une antenne médicale belge. Le message historique du lendemain, 18 juin, du général de Gaulle ne m'y réveillera pas. Je dors, je dors... Apparemment, si la tête ne va pas bien, atteinte d'une double blessure, la carcasse a résisté. Premiers blessés à être recueillis, nous sommes chouchoutés. La vie se remet vite à bouillonner en moi. Avec ravissement je découvre, dans le parc, les arceaux enguirlandés de roses pompons qui bordent les allées ...et le tendre sourire d'une jeune infirmière. Une veuve d'âge, femme de salle me prend en amitié. Pas de radio, pas de journaux. Des rumeurs colportent un peu de tout. Le 24 juin à l'arrivée des Allemands nous brûlons nos lettres. Concernant notre avenir, nous nous disons qu'ayant été pris désarmés sur nos lits à l'hôpital, convalescents, au terme de la convention de Genève, nous devrions être libres. Pourtant, le 5 juillet nous voici embarqués sous escorte allemande puis enfermés au camp du vieux séminaire de la ville. La rumeur fait état d'accord de responsables français pour cette solution. Vrai, faux ? Mais n'a-t-on jamais vu quelque fumée sans feu ?

l'internement

Me voici prisonnier, sans l'avoir bien réalisé. Nous sommes, me semble-t-il, une multitude à être serrés dans ce camp : tous âges, toutes armes, toutes conditions sociales. Le cessez-le-feu a moins d'un mois, l'organisation des lieux, notre surveillance même, laissent à désirer car rien n'est encore bien réglementé du côté de nos gardiens. Des visites de la Croix-Rouge sont autorisées, celles de civils aussi, au début. Depuis un mois et demi dans cet univers clos, je tourne et retourne, sans synthèse possible, les derniers faits vécus. Plongé, depuis ma plus tendre enfance, dans un système éducatif tout d'obéissance et d'exécution, j'ai du mal à m'en extraire. Aux ordres de l'encadrement du moment, je viens de me laisser enfermer, mais, dans ma condition, comment faire autrement ? La nuit, étendu en uniforme sur la paille qui masque au sol le ciment d'un hangar, sans le rendre plus mœlleux pour autant, à côté de Bretons qui chiquent et salivent outrageusement, je demeure attentif aux rumeurs propagées. L'Angleterre, bombardée par voie aérienne, serait sur le point d'être envahie. Des dizaines de prisonniers se seraient évadés par un collecteur des eaux de ruissellement, dont l'extrémité, située à l'extérieur, se trouverait aujourd'hui munie de barreaux. D'autres, auraient emprunté, individuellement, la charrette qui, chaque matin fait le tour du camp pour apporter puis évacuer de la paille. Je me sens nerveux, agressif, coléreux.
Un chaud et bel après-midi, nos gardiens décident que des prisonniers doivent rejoindre le terrain d'aviation et bâtir des remblais autour de leurs appareils. Rebelle à faire partie de cette corvée, notre groupe s'éparpille. Les Allemands nous coursent, nous cernent, Schnell ! J'enrage, mais malgré mes violents "Ich bin Unteroffizier, nein Arbeit", je suis embarqué pour ce travail forcé. Bénédiction ! Au retour, le déclic s'opère. « Mais que fais-tu là Robert, prisonnier, contraint au travail pour le " boche abhorré " ! Tu attends peut-être un ordre pour t'évader ? »
Ça y est, dans ma tête tout se classe, -conscient, inconscient, subconscient-, bref l'instinct vient de se faire entendre haut et fort. Je n'y tiens plus, dès demain la charrette de paille. Mais le lendemain je ne m'éveille pas à temps : elle a déjà quitté le lieu où l'on peut s'y introduire, sans être vu, avec la complicité du conducteur. Pressentiment ? Je la suis dans son lent parcours jusqu'à proximité du poste de police, où elle est normalement arrêtée pour une inspection visuelle sommaire et la présentation des papiers du charretier. Or, aujourd'hui, pour la première fois, voici que les sentinelles mettent baïonnette au canon et fourragent allègrement le chargement. Ouf ! J'en transpire et remercie tout bas mon ange gardien, que ma bonne grand'mère m'a appris naguère à prier chaque soir. Il faut trouver autre chose pour s'évader en prenant des risques moins " piquants " !

l'évasion

Dans les jours suivants, je m'ouvre de mon désir de fuite au camarade "Dolmetscher", l'interprète français auprès du Stab *12 du camp. Il me suggère de tenter le coup en me présentant au poste de police comme l'un des personnels de la Croix-Rouge autorisé aux visites dans le camp et retardé dans sa sortie. Il me fournit le brassard de la Croix-Rouge portant le tampon de la Kommandantur qui les identifie, mais ne peut me procurer l'Ausweis, le laissez-passer. J'objecte que je serai en tenue. Il me répond, que parmi eux, il y a aussi du personnel médical militaire français en uniforme et, ajoute-t-il, entre 12 et 13 heures la surveillance est relâchée. Décision prise. Le 27 août 1940, il m'introduit dans la pièce qu'il occupe. Lorsque la ruelle qui descend de ce bâtiment à la sortie est dégagée, il me fait signe. Brassard bien étalé autour du bras, calot en tête, je le quitte et d'un pas ferme j'avance vers les deux sentinelles placées de part et d'autre des deux accès : celui pour les voitures, barré par une chaîne, et le piétonnier ouvert, le jouxtant. À hauteur du garde placé devant la sortie piétonne, au moment fatidique de la présentation du " papier ", miracle ! Un coup de klaxon fait se précipiter cette sentinelle et celle vis-à-vis pour abaisser la chaîne. Une voiture découverte, venant de la ville, avec des officiers allemands à bord passe. Nos deux hommes se redressent, figés dans un salut hiératique. D'une enjambée, je franchis le portillon, détale et déboule, en trombe, dans la première maison venue. Un artisan peintre y est attablé avec sa famille. "Je viens de me sauver du camp, un pantalon, une veste, s'il vous plaît, vite ! Je vous laisse ma tenue".

*12 État-Major.

Le troc est réalisé dans l'instant. Je remercie éperdument, j'enfile le froc élimé taché de peinture, la veste et me déleste de tout, y compris de ces foutues bandes molletières. Et je file vers Kerfeuten (faubourg de Quimper) où Mme Ansquer, la femme de salle de l'hôpital St Yves est gérante ou employée d'un bar. À la nuit tombée, le lieu grouille de soldats allemands en détente ou en service. Dès qu'ils se pointent, en passant par le jardin situé à l'arrière de la maison, je me réfugie dans celui de l'asile de fous avoisinant. Au petit matin, j'abandonne à ma bonne hôtesse mon livret individuel et ma plaque d'immatriculation "tour du cou". Elle me remet des adresses de relations féminines à Nantes, à Bordeaux, dans le Sud, qui complètent la liste de celles déjà communiquées par des compagnons d'infortune.
N'ayant en poche qu'une partie de l'argent de mes prêts et ma solde de prisonnier, cela faisait un bien maigre pécule. Pas de quoi assurément s'offrir un billet de train. Fort heureusement, les liaisons par voie ferrée étaient mal rétablies, les arrêts, les ralentissements fréquents pendant les trajets. Ils me permirent d'accéder au train ou de le quitter, avant ou après les gares, sans trop de casse... et sans payer ! L'ennui est que, dans ces conditions d'emprunt, on tombe rarement sur un wagon signalant sa destination. Ainsi m'arriva-t-il de monter dans un compartiment bourré de soldats allemands, en route pour une permission dans leur pays. Mal vêtu, maigre, je passe digne, au milieu d'eux et... redescends à contre-voie, sous l'œil amusé de ces messieurs.

Le soir venu, je fais étape conformément aux notes retrouvées : le 28 à Nantes, le 29 à Bordeaux. Mais hélas, pas aux adresses communiquées, faute sans doute de pouvoir m'y rendre à pied à cause des heures tardives d'arrivée. Ce sont les centres de la Croix-Rouge signalés, situés souvent à proximité des gares, qui m'offrent soupe et paillasse pour la nuit. Le 31, je suis recueilli à Thétieu (Landes), où je trouve une carte portant tracé de la ligne de démarcation entre la zone occupée par les Allemands et la zone encore libre. Bien vite, je tente de m'y rendre en franchissant la fameuse ligne " entre " des points de passage obligés, grâce à la connaissance du terrain de mes hôtes sans me souvenir, qu'un peu plus haut, se trouvait la ferme du père d'un camarade de bahut, à Sillas, dont il m'avait tant de fois entretenu durant notre scolarité commune. Dès que je me trouve en zone libre, je fais état de ma situation à un garde mobile, lequel me refoule en zone occupée, sous le fallacieux prétexte qu'il y a déjà "trop de bouches à nourrir en zone libre".
Deux jours plus tard, le 3 septembre, je repasse à nouveau d'une zone à l'autre, entre Hagetmau et Samadet (Landes), sur les conseils des amis. Cette fois, c'est à un maréchal-des-logis chef de gendarmerie que je m'adresse. Je lui dis que mon père, alors lieutenant, appartient à cette arme. Il a le bon réflexe, me donne une tranche de pain et une barre de chocolat, avant de me diriger vers Aire sur l'Adour (Landes), où un officier de réserve est chargé d'orienter les isolés. Cet odieux imbécile, devant lequel je me présente, me reproche vivement de m'être évadé en civil et non en tenue. Comme je m'emporte, il me menace de la prison. Finalement je suis envoyé au Centre de Regroupement des Nord-Africains à Lannemezan (Hautes-Pyrénées). J'expédie un télégramme à mes parents et leur demande, par lettre, un mandat. Dès sa réception, sans prévenir qui que ce soit, je me démobilise et me rends à Port-Vendres. Je m'introduis, sans billet de passage, sur un bateau et débarque à Alger le 18 septembre 1940.

La guerre continuait et se poursuivrait sur cette rive de la Méditerranée, où je venais de rejoindre les miens...
Vingt ans après, arrivant à l'École Militaire, mon prédécesseur avait étalé sur mon futur bureau, la carte renseignée de la bataille d'Amiens. A côté, se trouvait la citation de mon ancien régiment que j'ignorais, la voici :

Ordre n°211c
Le Général Commandant en Chef, Ministre
Secrétaire d'
État à la Défense Nationale
Cite à l'Ordre de l'Armée
Le 306° Régiment d'Artillerie de Campagne Portée


Régiment d'élite qui, en ligne du 15 septembre 1939 à la fin de la guerre, sans avoir jamais été relevé, a fait preuve dans la bataille de France, sous le Commandement du Lieutenant-colonel BROCK, du plus bel héroïsme et du courage le plus pur. S'est particulièrement distingué par l'efficacité de ses tirs contre l'infanterie. A détruit 55 chars.

Le 2 septembre 1940 signé Weygand


Robert Knerr

article en téléchargement au format pdf autorisé par M. Reuzé IA IPR de l'académie de Nantes, avec l'accord de M. Knerr
 

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