À demi inconscients, nous observons néanmoins des mouvements anormaux dans l'environnement. Les blés se couchent par endroits ; des formes mobiles passent entre les arbres, glissent le long des haies. Or nulle présence amie n'a été signalée devant nous. Redoutable dilemme : faut-il tirer, en "débouchant à zéro" *9, au risque de tuer des français, ou bien attendre d'identifier, et prendre celui d'être encerclés et abattus par les tirs d'armes individuelles, sans avoir pu faire usage de nos canons ? Bientôt cependant, en se rapprochant, l'uniforme de ces fantassins est discerné. De tous côtés, ce sont des nôtres qui font irruption. Leurs unités matraquées, disloquées par les feux combinés et simultanés "avion-char", ils retraitent isolément, toutes structures de commandement dissociées. Déboussolés, ce ne sont plus que soldats perdus qui vont traînant le reste de leur équipement. Hébétés, ils viennent jusqu'à nous, échangent quelques mots, puis continuent leur retraite, sans proposer de s'agréger pour mieux résister. Pour moi, mon heure de vérité sonne. Baignant depuis ma plus tendre enfance dans un univers hiérarchisé, édifié par la famille, les maîtres et les chefs, avec un seul credo "Patrie - Devoir", le choc est épouvantable. Un monde s'écroule. La société monolithique inculquée s'effondre. En un après-midi brûlant, ce que l'on m'avait dit être roc se fissure et étale ses morceaux brisés sous mon regard bouleversé. Le coup est insupportable. La révolte gronde. La réalité sera lente à lui succéder, au rythme même de la connaissance. Première et grave blessure jamais tout à fait refermée. Mais nous ignorions encore que l'ordre de retraite venait d'être donné. Seuls quelques nids de résistance devaient subsister pour retarder l'adversaire pendant le repli de chaque unité. Dispositif tactique dont j'apprendrai, vingt ans plus tard, qu'il était baptisé "bretelles Weygand".
*9 "déboucher à zéro" : mettre la fusée placée en tête de l'obus au minimum de durée de trajet, afin qu'il explose au plus près, après sa sortie du tube.
Ce 5 juin, nous ne sommes que dix-huit volontaires autour de notre capitaine avec mission de tenir le plus longtemps possible, afin d'assurer le décrochage du régiment. Repli si hâtif, que nous nous retrouvons quasiment sans nourriture ni boisson. Nous tombons d'épuisement, après les extrêmes tensions subies de jour et de nuit. Le lendemain entre chien et loup, dans un environnement assoupi, un officier en tenue de chasseur alpin, surgi de nulle part, s'adresse en ces termes au capitaine M. : "Pour parvenir à votre position, j'ai franchi un rideau de forces allemandes largement étirées derrière vous. Voici les ordres. Votre mission est terminée. Détruisez les matériels encore en état de tir et les munitions. Dès cette nuit, repliez-vous à travers les éléments ennemis, rejoignez les lignes françaises qui sont prévenues de votre mouvement. Mot de passe : "Jeanne d'Arc". Bonne chance". Renseignements communiqués sur cartes concernant les emplacements respectifs des uns et des autres, il disparaît, aussi soudainement qu'il était apparu, reprenant son périlleux itinéraire, en route vers d'autres éléments retardateurs.
Sur-le-champ, suivant les renseignements recueillis il ne reste plus personne devant nous, décision est prise de vider les munitions des caissons par des tirs au plus près sur des carrefours et des endroits où l'Allemand peut passer ou concentrer ses moyens. Ce dernier effort mené à terme sans déclencher de réplique, le vacarme apaisé, nous mettons "hors service" tout ce qui peut l'être. Enfin, nous ôtons la clavette solidarisant le tube de chaque canon à son frein. À 23 heures, mentionnent les notes retrouvées, la culasse du dernier canon se referme sur le dernier obus. Le cordon prolongé permet alors de mettre à feu sans risque pour le servant. Sous la poussée du recul, le tube s'arrache à ses glissières et s'affale au sol. Muni du seul armement individuel, il faut maintenant partir, en abandonnant la totalité du petit équipement, pour moi mal résigné en laissant le sac de couchage non encore étrenné, acquis avec mes primes de risque et mes prêts *10 cumulés. Dans le creux de la nuit, à la queue leu leu notre petite colonne épuisée retraite péniblement, trébuchant sur le sentier. Aux lisières de St Sauflieu, un camion Chevrolet se trouve là, abandonné, intact. Le chiffon de laine censé l'enflammer se consume lentement sous le moteur. Inspection rapide : il est en état de marche et pourvu d'essence. Bouton de contact poussé, le moteur démarre. Un chauffeur se saisit du volant. Le capitaine monte à son côté dans la cabine, l'adjudant-chef prend place sur le marchepied droit. Nous grimpons à l'arrière.
*10 J'étais encore sous la durée légale et ne percevais pas de solde, le prêt était constitué, pour autant qu'il m'en souvienne, par cinq paquets jaunes de cigarettes " troupe " ou deux ou trois de tabac (gros brins), de deux timbres pour le courrier et, comme brigadier-chef, de 0,75 francs par jour soit en 2009 : 0,28 €.
En route, l'obscurité est bientôt trouée par le rougeoiement des villages incendiés. Le merveilleux ciel d'été constellé d'étoiles est zébré de projectiles traçants. De sourdes détonations se répercutent loin, proches. Nous roulons peu, beaucoup, je ne sais plus. Brusquement, notre véhicule s'immobilise. Rassemblement à terre, autour du capitaine qui lit la carte renseignée à la faible clarté des "yeux de chat", les veilleuses du camion. "Nous sommes sauvés, dit-il, les avant-gardes allemandes ont été traversées" et désignant un point, dans l'obscurité qui règne alentour, "là-bas sont les lignes françaises". Nous reprenons place, le cœur plus léger et repartons. Machinalement, je remets mon casque sur ma tête. Alors que la jugulaire n'est pas encore ajustée, une violente déflagration me projette sur les arceaux. Soulevé, ouvert par le milieu, replié en deux, le Chevrolet prend feu...
Allongé à terre, pantelant, la conscience me revient en entendant les gémissements de mon capitaine étendu à côté de moi, mortellement blessé, brûlé vif. Incapable de bouger, je vis son agonie, entendant des bribes de la confession de cet orphelin d'un père tué en 1914-18. Je sombre dans un trou plus noir qu'une nuit d'encre. Lorsque je fais surface, je suis sur un brancard, sous une tente basse. Une ombre chinoise déformée par la toile inclinée s'y inscrit à la lueur d'une bougie fichée au sol. Une voix "off" : "Votre camion a sauté sur une mine, vous avez été ramassé par des français, ne bougez pas". La silhouette se penche vers moi, me passe autour du cou une fiche. Une piqûre me replonge dans le néant.
Combien de temps suis-je resté à nouveau insensible ? Quel moyen de transport vient de me déposer, au soleil levant, dans cet hôpital de campagne sous tentes, devant lequel gisent, en plein air, tant de blessés ? Les civières manquent. Les moins atteints d'entre nous donnent les leurs et se couchent à même le sol. Les médecins traitent, les chirurgiens taillent dans le vif. Un grand diable d'adjudant, la mâchoire fracturée soutenue par un mouchoir à carreaux noué au sommet de sa tête, va de l'un à l'autre avec un quart et du café. Près de moi, sur mon brancard cédé, un fantassin s'efforce de parler, la pointe d'une balle entrée par l'omoplate faisant saillie à la base du cou et la cuisse ouverte par un éclat d'obus. Son débit haché est entrecoupé de reprises de souffle grimaçantes. Il raconte laborieusement : blessé, il a été transporté la veille dans un cimetière autour duquel ses compagnons valides se sont regroupés et formés en "hérisson", afin de résister à une attaque de l'infanterie allemande d'accompagnement des blindés, qui n'a pas eu lieu. De nuit, des tirs d'artillerie les ont pris à partie, un éclat d'obus lui causant la déchirure de sa cuisse... Je lui demande l'heure de ces tirs et découvre, horrifié, que nous en sommes les auteurs. Ce cimetière, à une croisée de chemins, a bien constitué l'un de nos objectifs de la veille, lors de notre délestage de munitions.
Ainsi, contrairement aux affirmations réitérées, des Français étaient encore présents ce jour-là devant notre position et ont été atteints par nos projectiles. Sans nous en douter, nous avons infligé de nouvelles pertes à ces malheureux fantassins déjà si éprouvés. Je ne dis mot, mais la révolte gronde en moi. Subitement une question me taraude : les troupes amies étaient-elles bien prévenues du repli des éléments retardateurs ? Et, brutalement, j'entrevois que la mine anti-char sur laquelle nous avons achevé hier notre course à Monsures (Somme) pourrait bien avoir été posée par les Français chargés de nous recueillir. Mille détails enfouis se mettent en place et transforment, en un éclair, cette hypothèse en certitude. C'en est trop pour ma pauvre tête contusionnée, ébranlée déjà par la première blessure et fortement éprouvée par ces découvertes. Je vis la suite du jour dans un brouillard dense.