Amélie et Marine :
« Un paquet de linge passé au bras, Suzanne, une petite femme délicate aux yeux malades, repensait à cette journée dure et éprouvante. Marie, quant à elle, lâcha la main de sa mère pour entamer l'ascension d'un sombre escalier... Suzanne marchait à petits pas derrière sa fille, jetant des regards à droite et à gauche, cherchant à éviter tout obstacle qui pourrait la gêner.
La première marche de l'escalier était abîmée et Marie faillit tomber, si bien que, d'un ton protecteur, sa mère la pria de rester tranquille. La petite fille, avec sa jupe raccourcie, ses bas de couleur, et ses gros souliers lacés, réclama le battoir et la brosse à sa mère encombrée.
Durant leur ascension, et pendant que Marie s'amusait à taper furieusement du pied les marches de l'escalier, Suzanne salua d'un petit signe de la main la douce Mme Timonde qui passait en bas de l'escalier le long du lavoir. Cette femme âgée d'une cinquantaine d'années les avait toutes deux hébergées lorsque ces dernières traversaient une période sombre. Suzanne avait d'ailleurs trouvé du travail chez une blanchisseuse grâce à cette âme de bonté. La semaine, lorsque sa mère travaillait, Marie l'accompagnait ou se rendait chez son amie Joceline dont la mère ne travaillait point.
En haut de l'escalier, le soleil était caché par un énorme bâtiment, si bien que nos deux bouts de femme mirent du temps pour s'habituer à l'obscurité. Elles tournèrent à gauche et suivirent la rue du Maréchal Joffre. Arrivée devant la demeure, Marie, suivie de sa mère, s'engagea sous la porte et entra, dans cette cour où leur petit habitat, certes en piteux état, les comblait de joie. »
Eva et Pauline :
« Chargée jusqu'au cou, au bord du gouffre, Nadège gravissait les marches de l'escalier B, gris, sale, la rampe et les marches graisseuses. Accompagnée de sa petite fille qui lui serrait très fort sa main droite, avec du linge sous le bras gauche, elle luttait contre le puits étroit des six étages, qu'elle n'avait pas l'habitude de monter plusieurs fois dans la journée. Assommée par la fatigue, elle ne voyait même plus ce qui l'entourait tellement le voyage était long. Nadège ne percevait que les bruits d'un père qui lavait des assiettes sur un petit fourneau de terre, et un peu plus loin, des cris, qui lui firent penser qu'on se battait au quatrième.
D'un coup, la petite fille lâcha la main de sa mère, tenant toujours son battoir dans la main droite, et elle se précipita contre la rambarde pour voir ce qui se passait en bas. C'est alors que la mère eut elle aussi la curiosité de se pencher au-dessus de la rampe. Nadège, la tête levée, aperçut le petit garçon qui avait fait tomber son baquet de linge, et qui par sa faute obligea la pauvre femme à redescendre l'escalier, à relaver son linge, et à remonter de nouveau ce rouleau infernal. Mais elle continua sa route, sans se soucier du jeune garçon.
Quelques instants après, au moment où Nadège allait s'effondrer, elle entendit du rez-de-chaussée au sixième le garçon proclamer ses excuses. La petite fille, touchée par l'intention du garçon, regarda sa mère pour voir ce qu'elle pensait de ce geste. Elle fut ravie de voir un sourire au coin des lèvres de sa mère. »
Claire :
« La jeune femme et sa fille, main dans la main, venaient de s'engager, les chairs rougies et fumantes, dans l'escalier qui les avait conduites quelques heures auparavant au lavoir. La fillette portait le battoir et sa mère un paquet de linge qui la faisait boiter plus fort à chaque pas. Un homme se pencha à sa fenêtre avant de les saluer. Jetant des regards à droite et à gauche, elles aperçurent l'homme et d'un petit signe de la tête le saluèrent à leur tour. Arrivées en haut de l'escalier, elles tournèrent à gauche et prirent appui sur un petit muret. Voyant le visage de sa fille trempé de sueur, la jeune femme sortit de son paquet de linge un lambeau de tissu et délicatement tapota ses pommettes. Le temps de reprendre leur souffle, elles contemplèrent les gigantesques immeubles que l'on pouvait voir à l'horizon. Je pus remarquer en les observant qu'elles ne s'étaient jamais lâché la main et qu'aucune parole n'avait été prononcée. Tout se jouait entre leurs corps. Une sorte de lien qui se tissait minute après minute seulement grâce à ces mains l'une dans l'autre. On pouvait lire une vague de sentiments tournant autour de ces deux femmes, mais la scène que je voyais était trop intime pour que je vous dévoile ce qui en ressortait. Je vous dirai seulement que c'était la première fois qu'autant d'amour se faisait ressentir. Après quelques temps, elles reprirent à petits pas leur chemin, je pus les voir s'éloigner lentement mais elles avaient laissé planer un univers complexe de sentiments. »