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Étonnants Voyageurs 2009 : la nouvelle de Fanny Moutel

Voici la nouvelle écrite par Fanny Moutel, étudiante à l'Université du Maine au Mans (72). Cette nouvelle a obtenu le cinquième prix du jury académique.

On characters


Corentin s'étonne de ne pas être plus impressionné. Remarquez, il ne s'est jamais évanoui de sa vie. Mais il n'a jamais rencontré de cadavre non plus. Ce gros dandy cachait ses bourrelets sous des vêtements impeccables. Par terre, tas flasque comme une flaque de boue, il a l'air paisible. Son rictus s'est transformé en un sourire d'ange grassouillet. Chacune de ses cuisses est un tronc d'arbre. Cette masse est couverte d'un sang qui coule encore. Une aiguille de métronome en plein cœur, quelle fin horrible pour un prof de solfège. Corentin n'est pas attendri par cet ancien ennemi qui ne respire plus, mais s'il l'a maintes fois maudit, il n'a jamais souhaité sa mort.
M. Mouron abusait de son pouvoir et se servait du solfège comme d'un instrument de torture. Mais qui en voulait à ce point au prof sadique ? Combien de fois a-t-il poussé Célia la violoncelliste aux larmes ? Et la petite Natacha, n'a-t-elle pas juré que si elle le rencontrait une nuit de pleine lune, elle lui enfoncerait sa flûte dans la gorge ? Et Guillaume, si sublime au piano, garçon massif et fort qui s'était écroulé après avoir raté l'examen de fin d'année en hurlant : « Qu'il crève ! » Mouron était aussi détesté par ses collègues du conservatoire. Mais nul ne le haïssait autant que la belle directrice, Mme Van Den Blois, qui n'attendait que la retraite de ce croque-notes. L'a-t-elle hâtée ? Et si oui pourquoi ? Personne ne connaît le moindre détail de sa vie, mais avec l'arrivée de la police, on ne va pas tarder à être servi.

Quelques heures plus tard dans la matinée, tout le personnel qu'on a pu trouver est déjà là. Ils ont mis la sirène, il n'y a pas urgence, c'est juste pour qu'elle sonne, c'est si peu souvent. Dans cette petite ville de province, la majeure partie de l'animation est assurée par les conflits de voisinage, poirier trop haut, clôture commune, « mon voisin m'empoisonne la vie», etc. Malheureusement pour le dynamisme local, des empoisonnements à proprement parler, il y en a peu.
Ils sont donc trois, le commissaire Dugoulot, proche de la retraite, son tout nouvel adjuvant, Nils, fraîchement nommé - c'est sa première enquête -, et un légiste remplaçant.

Commissaire Dugoulot

Ils pénètrent dans la salle, Nils le premier. Il retient son souffle en franchissant les scellés, ça fait très fiction d'outre-atlantique (technique, scientifique, méthodique). Nils le premier ? Pas exactement. Corentin, à qui on a déjà posé deux questions devant le Conservatoire - tout au plus - a prévu d'assister à la suite des opérations. Il regarde, caché entre un violoncelle et l'armoire à partitions.
Au fond de la pièce, la télé est restée allumée ; une grosse dame très maquillée vante les mérites d'un nouveau régime hypocalorique. A voir le tas massif qui roupille par terre sur son lit rouge, on se dit qu'il n'a pas dû essayer, lui. Dugoulot ouvre les rideaux, il fait vraiment trop sombre là-dedans. Il fait une réflexion sur la décoration, trop précieuse à son goût, ça contraste avec l'apparence du sujet.
Le légiste, lui, n'est pas contemplatif : il s'agite déjà autour de Mouron, l'enjambe pour ne pas avoir à en faire le tour, prend sa température, regarde le fond de sa gorge - pas de résistance de l'intéressé -desserre sa cravate, lisse sa chemise comme une épouse attentionnée, l'enjambe de nouveau, mes conclusions d'ici deux jours, au revoir, bonne journée, revient pour retirer l'aiguille, que tout le monde se retourne, et la pudeur mes chers confrères ; voilà qui est fait, de nouveau au revoir.
Dugoulot procède à un rangement pré-inspection de la scène de crime : il éteint la télé, redresse un cadre au mur, range les chaises, 2 par rangée, 4 rangées, essuie une couche épaisse de poussière sur le piano, insère un disque dans le lecteur, Gershwin, Rhapsody in Blue, nous allons bientôt pouvoir commencer. Bientôt.

Quelqu'un observe la scène depuis quelques minutes, s'amuse de voir le commissaire délégué aux tâches ménagères.
« Monsieur est esthète, voyez-vous cela. »
Un visage apparaît dans l'encadrement de la porte. C'est Viviane Van Den Blois.

Viviane Van Den Blois

C'est une belle femme ; à 55 ans, elle a un charme certain. Mais si on y prête plus d'attention, elle a cet air un peu brisé de celle qui cache un secret, pense Dugoulot, pour qui la psychologie féminine est un terrain d'exploration toujours passionnant, puisque jamais entièrement visité. 

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Il voit juste. Si on allait chercher dans son bureau, si on ouvrait les tiroirs, sûrement trouverait-on dans
le bureau de la directrice une pile de vieilles lettres entassées, écrites mais jamais envoyées, destinées à un certain Gilles. Gilles Mouron. Nous y revoilà.

Mme Van Den Blois n'est pas encore Madame, ni Van Den Blois ; elle a 16 ans, est en classe de première, option musique. Elle joue de l'alto deux heures par semaine, dans l'orchestre du lycée. Deux rangs devant elle, chaque mercredi, c'est Gilles qui s'assoit, pour jouer du violon. Elle l'aime bien, Gilles.
Pas lui.
Trois petites décennies plus tard, par le traître jeu des mutations, Gilles Mouron est nommé au Conservatoire ; chef d'établissement, l'ancienne amoureuse. Par cette relation inespérée de directrice à subordonné, elle tient sa vengeance. Augmentation de salaire, vous avez dit augmentation, M. Mouron ? Un budget supplémentaire pour l'achat de nouvelles partitions ? Voyons, ce n'est pas sérieux, je n'ai pas d'argent à jeter par les fenêtres, mon cher Gilles. Les temps sont durs, il faut savoir se serrer la ceinture.
Pendant ce temps, les professeurs qui ont la chance de n'avoir pas été un jour l'objet de la passion de Viviane Foucault-Van Den Blois se voient gratifier de tout nouveaux privilèges, primes de Noël et autres gentillesses de la direction.

« Alors, Mr le commissaire, Mr l'adjuvant, Nils je crois, puis-je vous aider ? Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir... »
Nils s'avance :
« Quelle relation entreteniez-vous avec la victime, Mme Van Den... ?
Blois, c'est Blois.
OK, Blois. Et donc, avec Mouron ?
M. Mouron est professeur dans mon établissement. Enfin, il l'était, jusqu'à hier. C'est un incident très fâcheux.
Rien de plus, donc. Aucune relation hors travail. Je note. » Il note.

C'est ici qu'on se rend compte que les secrets ne sont pas faits pour durer. Quoi ? Aucune relation ? Comme si rien n'avait jamais existé ?
« Enfin, aucune relation... Maintenant, non, évidemment (elle fait tourner la bague autour de son annulaire), mais avant, je ne dis pas que...
- Ah, nous avançons. Donc, vous avez entretenu une relation avec le défunt. Il vous délaisse, vous préfère une autre, plus jeune par exemple, plus jolie, et dans votre désespoir, vous voulez qu'il paye. Vous attrapez la première aiguille qui vous tombe sous la main ; la plantez en lieu sûr, hop, vous êtes vengée. »
Elle l'écoute patiemment, et rétorque, abrupte :
- « Arrêtez de suite la littérature de gare, mon petit. Cela n'est bon pour personne. »
Sur ces mots, elle tourne les talons, s'accroche à la dignité qui lui reste. Plus jeune ? Plus jolie ? S'il voyait Monique Mouron, il changerait de discours, tiens.

Nils

A peine Van Den Blois partie, une sonnerie de téléphone, qu'on décroche. Au bout du fil, la jeune fiancée de Nils, qui vient aux nouvelles. Son chéri a le souffle court de tout ce qui se trame là ; excitée, elle, elle s'étouffe presque. Alors mon bébé, c'est comment, et l'arme, t'en as une d'arme, tu me la montreras, hein oui, tu veux bien, tu veux bien hein. Lui veut bien, et sur cet accord, ils raccrochent, d'un commun accord aussi ; ça sent bon le début d'amour, mais Mouron, pour sa part, s'en fiche royalement : on ne lui fait plus la sérénade depuis longtemps, alors...

Les élèves

Deux jours plus tard, entretien avec quelques uns des élèves de Mouron, dans une salle annexe au bureau de la directrice, qui communique avec lui par plusieurs fenêtres dans la cloison. Au fond de la salle, Alice, Natacha, Saïd, Marius et les autres restent silencieux. Natacha essuie une larme, regarde ses pieds. Au bout de quelques minutes à se dévisager les uns les autres, les langues se délient :
- « M. Mouron, il était pas sympa, dit Célia.
- Carrément vache, tu veux dire », corrige sa voisine, Lucie. « On se serait fait assassiner pour chaque clé de

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sol mal dessinée. » Raphaël approuve, ainsi que Guillaume. Ce dernier a une anecdote sur Mouron, elle
est drôle, selon lui :
« Y'a des gens qui disent que des fois, la nuit, il dormait ici au Conservatoire, il voulait pas rentrer chez lui. Il ramenait sa collection des épisodes de Columbo et il les regardait les uns après les autres, jusqu'à tomber de fatigue. Un matin, j'suis arrivé pour un cours, et il dormait étalé sur le clavier du piano, la tête dans les aigus. La télé était encore allumée. En se réveillant, il m'a demandé si je connaissais Columbo, moi j'ai dit nan, évidemment, c'est un truc de vieux, nan ? Mais le soir, ma mère m'a dit que c'était bien, alors la semaine d'après, j'lui ait dit qu'en fait, c'était pt'être bien. Il était content, Mouron. Enfin, moi ça
m'explique toujours pas pourquoi il dormait là... Vous croyez que j'devrais en parler à Van Den Blois ?
-  Hum, ce n'est pas nécessaire, elle trouverait bien le moyen de le tuer deux fois. » 
Dugoulot s'amuse de sa blague : Un, elle laisse les élèves stupéfaits (Elle ??) et deux, elle fait penser à Nils qu'il est confirmé dans ses théories. Ah, la reconnaissance de ses supérieurs. Celle qui rit moins, c'est Van Den Blois. Accroupie par terre dans son bureau, son nez est plaqué à une vitre dans la cloison, et s'y écrase de sorte qu'on identifie à peine de quoi il s'agit. L'auréole de buée que son souffle dessine sur la cloison y inscrit sa grande discrétion. Ils ont dit mon nom, non ?!

La femme de ménage

Le manque de preuves susceptibles d'incriminer quelqu'un risquant de mettre fin à l'enquête, (le légiste a indiqué que l'aiguille (sans empreintes) était l'objet du crime, c'est tout), Nils a insisté pour faire un dernier tour sur le lieu du crime, la salle de Mouron.  Parcourant la pièce en décrivant des cercles concentriques, il prend quelques respirations rapides, une, deux, trois, hume l'air à pleines narines, touche le sol, passe ses doigts dans la moquette, en fait des franges ou des petits bouquets avec ses mains, prend des photos-souvenirs. Première enquête.
La femme de ménage, Nadine, coupe court au religieux spectacle du fanatique :
Nadine : Synthétique.
Nils: Quoi ?
Nadine : La moquette, du synthétique. Ca avait bougrement l'air de vous intéresser. Bon (s'adressant aux deux), moi, je prends mon service tout de suite, alors si vous n'quittez les lieux que d'ici une demi-heure, son altesse Van Den Blois n'va pas hésiter à déduire ça de ma paye.
Dugoulot : Hum, d'accord, on y va, tout de suite... Par contre, un détail...
Nils : Synthétique, synthétique... ! Elle a dit « Synthétique ! »
Nadine (lucide) : Ah... oui, Mouron, il est toujours là... J'en fais quoi, moi ?
Dugoulot (hésitant sur la formule) : Remettez-le un peu en ordre... Si sa femme le voie comme ça...
Nadine (serviable) : A votre service, monsieur le commissaire.
Nils : Je prends quelques dernières photos, et on y va.
Nadine : Monsieur Dugoulot, débarrassez-moi du touriste japonais, je vous prie.

Dugoulot part d'un rire franc, sort de la salle, suivi de près par Nils. Touriste japonais ? Décidemment, quelque chose lui échappe, là. Autant en revenir à ses fonctions essentielles, songe-t-il. « M. Dugoulot, allons boire un coup à notre première collabo... » La femme de ménage ferme la porte. On n'entend plus que quelques bruits de pas qui s'éloignent dans le couloir, des bribes de mots. Les voix se taisent au bout de quelques secondes.
- « Corentin, tu te décides à sortir ? On doit t'attendre chez toi.
- Heu, oui Nadine. » Le petit se dégage de son étroit espace entre la moquette et le piano, remercie la femme de ménage pour sa collaboration dans la « mission infiltration ». « A lundi ! » 
Corentin sort de la salle, joliment imbibé de poussière, de la racine des cheveux à la semelle de ses baskets. Du couloir, on entend juste le bruit de la télévision que Nadine vient d'allumer. Elle regarde Mouron :
- « C'est comme quand on la regardait ensemble, des fois, le soir, hein Gilles ? »
Elle râle, ne sait pas qui a fait une chose pareille, il aurait pu mieux choisir l'endroit, elle va devoir nettoyer maintenant. Elle se penche sur son ancien partenaire de télévision, entame un dialogue dont elle assure à la fois les questions et les réponses, déboutonne sa chemise mouchetée de rouge, lui enlève avec précaution. Elle applique du détachant. Ca fonctionne pour beaucoup de tâches, tâches de sang comprises, elle a vu sur la boîte. Les fabricants, pense-t-elle, à quoi songent-ils quand ils écrivent « fonctionne pour les tâches de sang » ? A « nous détachons les pantalons d'enfants blonds et rieurs qui commencent le vélo sans roulettes ? » Bah tiens. Allez, à la machine, et on n'y verra plus rien.
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L'auteur e(s)t l'assassin

 Toc toc toc Toc toc toc
J'ai frappé deux fois
C'n'était pas le facteur
Plutôt l'heure du tueur.
La télé racontait son blabla,
T'as dit que tu dormais là
De temps en temps, des fois,
Quand Monique Mouron
Etait d'une humeur
De cochon
Ou qu'elle faisait son fichu
Gigot d'agneau
Trente cinq ans de mariage
Le gigot, y'en a marre ;
Moi aussi j'en avais marre
Pas du gigot, c'est sûr
Mais il n'se passait rien
Dans mes histoires
Les enfants s'ennuyaient
Il fallait  tout revoir.
Je me suis glissé dans le récit
Pour rencontrer le professeur
Un jour sorti de mon esprit.
Pour l'aiguille, veux-tu m'excuser,
C'est l'objet du crime,
Car je voulais faire preuve
De nouveauté.
J'ai eu  peur pour la moquette
Si beige, si pâle, si proprette
J'espère bien que Nadine
Fera place nette.
Ô, toi,
Gilles rabat-joie
Gilles m'en veux pas
On s'amuse mieux sans toi
Ton manque fatal de gentillesse
Te vaut ce meurtre méthodique
Exécuté sans maladresse.
Les deux ont (bien) cherché
Le nouveau, pas très  malin
Et Dugoulot, fort sympathique
Mais un peu nostalgique.
Moi j'aime mieux Corentin.

Gilles,
Evanoui comme une bulle de savon
Tu n'existes que pour l'investigation
De l'histoire, tous ces caractères
Van Den Blois, monsieur le commissaire
Moi c'est ce qui me plaît ;
Et toi lecteur, comprends-tu désormais
A qui profite le crime ?
C'est une énigme.
Auteur, assassin !
Nils n'y comprends rien.

Fanny Moutel

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