Lou Ho a repris sa marche.
La brume est devenue plus dense. Il ne voit presque plus rien, s'appuie aux branches et aux pierres pour avancer encore. Il n'en peut plus, il sait qu'il devrait faire demi-tour, mais ce qu'il a découvert le pousse à poursuivre. Le jeune homme serre dans sa main un étrange morceau de bois qu'il a ramassé au bord du chemin. C'est une sorte d'écorce molle et grise, une essence inconnue de lui mais qui doit bien pousser quelque part, dans la plaine. Tout compte fait, peut-être existe-t-il des hommes, là-bas, qui cultivent patiemment l'arbre étrange qui produit ce matériau.
Lorsqu'il repense à son maître, Lou Ho est convaincu qu'il lui faut continuer. Il était son unique élève, et si Da Long n'a pas semblé attristé de son départ, lui sait que son maître peut cacher sous une apparence calme le désespoir le plus profond. Mais dans quel monde dangereux avait-il mis les pieds ?
Les deux hommes ont poursuivi leur route.
Ils balaient du regard la voûte de pierre qui les surplombe, écarquillant les yeux. La lumière se fait rare, à ce niveau du tunnel, et le flambeau que Da Long tente de maintenir au-dessus de la surface de l'eau les handicape plus qu'il ne les aide. Ils ont maintenant de l'eau jusqu'au cou, une eau froide, vaseuse, nauséabonde. Les deux Vénérables ont du mal à avancer, leurs hanfus imbibés d'eau les retardent, pourtant ils ne faiblissent pas.
Ils ont tout prévu. Les pierres précieuses, les offrandes, les talismans, l'écorce de théier recouverte de pictogrammes sacrés, leur invocation au Dragon, leur lance. Il ne leur manque rien. Lorsqu'ils se trouveront face au Dragon de Midi et à son agresseur, ils délivreraient l'un et combattraient l'autre.
Déjà la présence de la bête merveilleuse semble plus proche.
Les rugissements se font plus fréquents, une odeur lourde et étrange s'est installée entre les murs de la grotte, des grognements sourds s'élèvent à intervalles réguliers. Et puis, il y a le courant.
Car le courant de la rivière se fait de plus en plus puissant, emportant tout sur son passage, comme le prévoyaient les anciennes légendes. Il les pousse en avant, au risque de les faire trébucher.
Le Dragon, à l'autre extrémité du tunnel, est en train de boire. Bientôt il aura bu toute l'eau de la rivière, et lorsque le cours d'eau sera à sec, les deux Vénérables seront auprès de lui.
Lou Ho se retourne, effrayé.
Une détonation vient de retentir.
À l'instant où il lui avait semblé atteindre enfin le pied de la montagne, une langue de feu s'était échappée de l'intérieur de la pierre, brûlant tout sur son passage. Le jeune homme recule, s'abrite derrière un rocher.
Il a atteint le pays des Dragons, le pays des Dieux... Voilà pourquoi personne n'est jamais venu ici, voilà pourquoi tous les Fils du Dragon qui sont parvenus à la vallée sont morts... Aucun être humain ne peut se permettre de rester là, au bas des montagnes...
Lou Ho relève la tête l'espace d'un instant, se préparant à repartir en direction du sommet au moindre signe de danger. Découvrir l'origine de la brume qui a envahi les montagnes n'a plus guère d'importance. Maintenant, il veut vivre, simplement vivre, survivre. Et s'il veut survivre, il lui faut partir. Un cri déchire le silence, devant lui, à l'endroit où le feu du Dragon s'est échappé de la montagne.
Lou Ho hésite puis s'approche, tremblant. C'était un cri humain.
Les deux Vénérables peinent à tenir debout.
La puissance destructrice des flots les pousse vers l'avant, vers l'antre du Dragon de Midi, mais les deux hommes manquent de se noyer à chaque seconde qui passe. Ils ne peuvent plus résister, les flots les emportent, et le flambeau, immergé, s'est éteint. Le noir a envahi le tunnel dans lequel ils progressent.
Les deux hommes se sont organisés.
Da Long se tient devant son maître, et ils se laissent ensemble porter par le courant avec autant de calme que possible, les mains pressées contre la paroi. Ils tentent en vain de se ralentir, essayent de ne pas perdre tout à fait le cap qu'ils se sont donnés. Tout ce qu'ils peuvent faire est d'éviter d'être projetés au milieu du lit de la rivière souterraine, où ils ne pourraient résister à la noyade plus de quelques instants.
Les cris du Dragon de Midi sont devenus permanents, désormais.
Une sorte de rugissement continu envahit la cavité, tandis que le Dragon continue de boire la rivière tout entière. Il ne semble pas rassasié, et continue d'aspirer à lui des torrents d'eau incontrôlables, et les deux sages lancent aux ténèbres des exhortations inutiles. Ils tentent de maintenir hors de l'eau les talismans qu'ils protègent, pour que le Dragon les aperçoive et s'apaise.
Quel mal torture donc la bête miraculeuse, pour qu'elle doive boire autant sans fin, pour qu'elle menace de les avaler, eux ?
Et le Dragon crie toujours, hurle de douleur, un ronflement rauque et continu que l'écho sans fin des parois contribue à renforcer encore. Les deux hommes ne voient plus rien. Ils poursuivent leur effort, méthodiquement, tentent de résister au mieux à la force qui les entraîne.
Et soudain, ils l'aperçoivent.
Le Dragon.
Lou Ho fait quelques pas en direction de l'homme qui gît devant lui.
Il n'a pas le visage d'un Fils du Dragon, sa peau est trop claire, ses yeux pas assez noirs. Il porte un habit étrange, qui n'a rien d'un hanfu. À travers le tissu, Lou Ho parvient à apercevoir la peau à-demi calcinée du jeune homme. Il se penche vers l'inconnu sans un bruit, tente d'entendre sa respiration. Sa tête est inclinée sur le côté, sa bouche entrouverte est silencieuse.
L'inconnu est mort.
Lou Ho se relève avec un frisson de dégoût et de peur mêlés, s'approche du passage par lequel l'étranger et les flammes sont sortis de la pierre.
Il n'a pas le temps d'apercevoir ce qui se trouve à l'intérieur.
Un bruit résonne, derrière lui.
Da Long pousse un cri de terreur.
À mesure que le courant les entraîne, ils voient se rapprocher une bouche énorme, monstrueuse, hérissée de dents qui fendent l'air dans une ronde infernale.
Non... Ce n'est pas le Dragon de Midi... C'est un piège... Ils... L'obscurité se referme sur eux.

Xi Xin descend de son camion et fait quelques pas en direction du jeune homme en hanfu traditionnel qui lui fait face, hébété.
Depuis quelques jours, on lui avait signalé la présence de ces hommes étranges, que plusieurs de ses collègues avaient amenés à la ville.
Un coup de grisou, encore... murmure-t-il lentement.
Son téléphone portable sonne.
Il décroche. Xi... Oui ? Xi, il y a un problème... nous avons découvert deux corps dans la turbine n°2... J'arrive.
Sans un regard sur Lou Ho et le corps brûlé du mineur, Xi Xin fait volte-face.
Soupire.
Tandis qu'il redémarre en un bruit de tonnerre, les cheminées flambant neuves des hauts fourneaux noient la paisible vallée dans une nappe de brume...
François