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Étonnants Voyageurs 2012 : la nouvelle de Lise

Voici la nouvelle écrite par Lise, élève en seconde au Lycée David d'Angers, Angers(49). Cette nouvelle a obtenu le premier prix du jury académique. Elle traite le sujet 1 et fait suite à l'incipit "Kosmas" :

concours de nouvelles 2012 Etonnants VoyageursKosmas rencontrait des Amazones pour la première fois. Assis sur les genoux, les mains posées à plat sur le sol, il attendait. La poussière et l'odeur âcre des montures lui piquaient les narines. De temps à autre, il essuyait d'un revers de manche la sueur qui perlait à son front, sans parvenir à chasser le bourdonnement
de la foire ni la chaleur accablante sur ses épaules.

La totalité de ses marchandises tenait sur un tapis usé : les maigres richesses d'un pied poudreux encore novice, au tout début de sa vie d'arpenteur du désert. Mais la fortune ne sourit qu'à ceux qui la tentent. Son oncle, par exemple, avait commencé avec beaucoup moins que ça, et maintenant c'était un riche négociant qui conduisait des caravanes de trois cent têtes jusqu'à la mer Noire.

Regroupées derrière une double rangée de peaux de loups bleus étalées en demi-cercle, les Amazones attendaient, elles aussi... Leurs petits chevaux, taillés pour la course, tapaient du sabot en fouettant les mouches à coups de queue énervés.

Celle qui lui faisait face, assise en tailleur et les mains jointes, le regardait sans le voir, toute entière plongée dans l'ombre de cet arbre gigantesque qui l'abritait avec ses compagnes. Kosmas la vit se pencher pour écouter un chuchotement de sa voisine, et, tandis qu'elle redressait vivement la tête en balayant sa chevelure du bout des doigts, il eut le temps d'apercevoir qu'il lui manquait l'oreille droite.

Soudain elle se leva et vint s'accroupir devant lui. Elle s'empara sans un mot d'un fin collier de cuir qu'il avait disposé près d'une gaine de couteau en corne, et l'éleva entre le pouce et l'index. Au bout du collier tournoyait un pendentif, un petit serpent d'or.

«Que veux-tu en échange? » demanda-t-elle dans sa langue rude.

Les Pieds poudreux

Kosmas releva la tête et croisa l'espace d'un instant les yeux noirs qui le fixaient sans ciller. Dans ses pupilles rétrécies par les rayons brûlants du soleil, luisait le reflet scintillant du pendentif.
Le visage émacié du jeune garçon resta impassible mais il souriait intérieurement. Il avait appris, foires après foires, à lire les regards, à discerner les moindres désirs, pour pouvoir toujours tirer le meilleur sans jamais risquer de décourager l'acheteur.

Et là, il savait. Il savait que la femme n'abandonnerait pas. Ses yeux plissés, son attitude patiente mais tendue à la fois, la manière dont sa main gauche tenait le pendentif, les doigts non pas crispés mais négligemment repliés, comme si celui-ci lui appartenait déjà ; tout reflétait son envie. Elle était là face à lui, charriée par le fleuve limpide et puissant de ses sentiments, entière dans son désir de l'objet. Il, pourrait en tirer tout ce qu'il voudrait.

Le garçon se sentait gonflé de son pouvoir ; jamais, dans sa courte vie d'arpenteur du désert Kosmas n'avait eu une telle prise sur le cours monotone de sa vie. Il s'était laissé ballotter par les caprices de son destin, subissant misérablement les ruades de cet animal hargneux sans jamais paraître désarçonné. Le temps galopant avait glissé sur lui, sans lui laisser de prise : il n'avait jamais tenu les rênes de sa vie.

Depuis son plus jeune âge, Kosmas n'avait jamais connu autre chose que la route, les voyages harassants et interminables dans lesquels la vie l'avait poussé, sitôt qu'il avait su tenir sur ses jambes. Il se revoyait, enfant, s'agrippant à la main de son oncle, auquel on l'avait confié, titubant sur ses petits pieds meurtris. Il avait depuis toujours connu le contact brûlant et régulier du sol sableux, comme un fer que l'on aurait appliqué pas après pas sous sa plante, le marquant à jamais comme un animal de bétail.

Quand Kosmas avait eu l'âge de se débrouiller seul, son oncle était parti et le jeune garçon s'était raccroché à ce groupe de marchands du désert ; c'était la seule chose qu'il savait faire. Il ne gardait cependant aucune rancœur et, certains soirs, il se rappelait, avec une douce nostalgie la dernière image qu'il avait de son oncle, le quittant sans se retourner, à califourchon sur un cheval bai. Ses pieds crevassés par la marche encadraient le garrot de l'animal, flottant à ras du sol, se balançant avec une nonchalance frissonnante comme une paire d'ailes froissées.

Kosmas chassa d'un geste le nuage de souvenirs qui lui brouillait la vue. Ses yeux se plongèrent dans ceux insistants de l'Amazone : elle attendait. Elle ne semblait pas agacée, ni même impatientée, elle se tenait silencieusement immobile, attendant sa réponse. À travers le brouhaha ambiant, on percevait sa respiration régulière. Sa poitrine se soulevait doucement et seule la palpitation sourde de son cœur venait troubler son attitude majestueuse et froide de statue de marbre. Ses lèvres avaient un pli interrogatif qui semblait répéter : « Que veux-tu en échange ? »

Un léger frémissement d'excitation parcourut les tempes de Kosmas, une contraction infime du bord de sa paupière poisseuse. Il laissa son regard glisser au sol, se diriger vers le groupe piaffant des chevaux amazones dont l'agitation   remuante contrastait avec l'impassibilité de leurs maîtresses. Sur le sable rêche, les sabots noirs frappaient le sol impatiemment, les animaux s'ébrouaient fièrement en roulant des yeux sauvagement épris de liberté. Leurs muscles tendus saillaient sous leur peau, leur puissance était palpable et Kosmas assis à une dizaine de mètres croyait sentir le souffle chaud de leurs fiers naseaux sur sa joue.

François Place, image sujet 1
Extrait de l'ouvrage "Le Secret d'Orbae, François Place © Casterman

Il savait ce qu'il voulait. Son audace l'effrayait lui-même. Fixant son regard dans les yeux noirs de la femme d'un air défiant, il désigna d'un geste un jeune étalon à la robe claire qui se tenait à l'écart du groupe.

L'amazone tressaillit vivement, eut un geste de recul et lâcha le pendentif, comme si le serpent doré l'avait mordu. Sa lèvre supérieure se replia avec mépris, son visage prit un pli dur. Son corps se tendit sous la pression de sa colère, pareil à la corde vibrante d'un arc. Qui était ce misérable garçon ? Ne connaissait-il donc pas son peuple ? Personne n'avait jamais fait plier une amazone. La gloire et la puissance de ce clan rayonnaient en chacune de ses guerrières. Tel un fleuve nourricier, la guerre abreuvait leur soif, coulait dans leurs veines et irriguait le cœur. Jamais une amazone ne se soumettait, même lorsqu'on l'avait mise à terre, elle se battait pour se relever, même lorsqu'on l'avait terrassée, son esprit continuait de lutter, sans relâche, et gagnait toujours.

Pour leur peuple, les chevaux n'étaient pas seulement un moyen de se déplacer, c'était un compagnon de lutte, un frère de bataille. Nombre d'entre elles avaient déjà été sauvées par leur monture ; leurs vies étaient liées, c'était un prolongement d'elles-mêmes, un animal sacré.
Sa vue brouillée par sa violente animosité retrouva soudain une netteté qui l'éblouit. Derrière le voile sanglant de sa colère, une myriade de points fourmillants s'agitèrent tel un essaim de moustiques, se dilatèrent puis se condensèrent pour dessiner les contours anguleux du visage qui lui faisait face. L'image de Kosmas la frappa comme une gifle.

La bulle de colère qu'elle couvait en elle avait éclaté, elle se sentit troublée à la vue de ce visage. Son regard s'arrêta sur l'arête marquée de son menton calme, décidé, puissant aussi. Ses sourcils noirs, arqués, reflétaient sa force virile naissante pourtant derrière ce visage d'homme, elle lut son enfance déchirée. Son regard était marqué par les coups, mais semblait n'avoir jamais pleuré. Il lui ressemble, pensa-t-elle.

Ce sont ces yeux, des yeux profonds, bordés de longs cils qui la bouleversèrent. Une vague acide de rancœur vint lécher son cœur desséché, brûler les bords racornis des plaies qu'il renfermait, arracher des lambeaux d'images si longtemps enfouies, celles d'un autre enfant, le sien.

Une douleur lancinante, presque familière, revint le frapper au creux du ventre. Une douleur sournoise, obstinée, qui racontait toujours la même histoire. L'histoire tragique de l'enfant arraché de son sein, tué devant ses yeux lors d'une bataille sanglante. L'histoire de ce garçon qu'elle a mis au monde et qui a continué de grandir en elle, prenant toujours plus de place. Elle étouffe sous le poids de cette vie qui pèse sur la sienne : la vie volée de son enfant, tué par sa faute. Les Amazones ont tous les droits, mais pas celui d'être mère. Elles gagnent toujours, mais perdent leurs enfants : tel est le prix de leur victoire.

Dans le visage grave et obstiné de Kosmas, dans ces yeux remplis de rêves déçus, dans ces mains qui grattaient le sol nerveusement, comme pour trouver quelque chose à quoi se raccrocher, la femme entrevit soudain un moyen de se libérer, enfin. De s'affranchir de cette dette maternelle, de se délivrer du fantôme de son enfant qui la rongeait depuis seize ans.

Ce fils qu'elle n'a pas connu, puisqu'on lui a repris trop tôt. Cet enfant qu'elle n'a pas pu chérir et soigner comme une mère. On lui avait enlevé ce droit d'aimer, de donner la vie, ce droit terrible et merveilleux de vouloir tout sacrifier pour son enfant, pour que sa vie prolonge la nôtre et soit la meilleure possible.

À présent elle enviait ; elle enviait terriblement ce sentiment que ressentent les mères, cette plénitude qui devait les emplir, sachant qu'elle avait donné une partie de leur vie, partager quelque chose avec l'être aimé. L'Amazone tueuse voulait donner la vie. De toutes ses guerres, de toutes ses victoires, du sang de ses ennemis, que resterait-il, sinon une gloire éphémère, que les vents balayants et le sable du désert effaceraient peu à peu ? Pour avoir une chance infime de prolonger son passage, de donner un sens à son existence, il fallait donner une part de soi.

D'un mouvement lent et grave, l'amazone se leva et se dirigea vers l'étalon couleur sable. Elle lui flatta l'encolure, passa ses doigts dans sa crinière sauvage puis le saisit par le harnais. Ses mains effleurèrent celles de Kosmas lorsqu'elle lui tendit les rênes et elle se sentit soudain très lasse. Dans ce combat pour la vie, elle avait détruit toutes ses certitudes, démoli tout ce qui l'avait fait tenir debout jusque là. Mais elle avait gagné.

Kosmas, d'un geste prompt, avait enfourché l'étalon.

illustration de François PlaceSes yeux brillent d'étonnement et de bonheur ; il ne sait rien de la bataille de l'amazone, ne connaît pas son histoire pourtant il se sent proche d'elle. Il la remercie en silence ; il sait que l'amazone à l'oreille coupée entend ses mots muets, mieux que quiconque. Ils  restent ainsi de longues minutes, à l'ombre du grand arbre qui les couvre, puis quand Kosmas a fini son discours sans parole, il fait volte-face et s'élance au galop, soulevant des nuages de poussière sableuse.

L'amazone serre le petit serpent doré dans sa main droite et le regarde s'éloigner. Elle pense à cet enfant qui est un peu le sien, à ses pieds qui flottent au-dessus du sol, agités par le balancement régulier de la croupe du cheval couleur sable. Et, pour la première fois depuis bien longtemps, la guerrière sourit en pensant au futur qui s'ouvre pour Kosmas, à sa vie qu'elle lui a offerte et qui ne sera pas celle d'un pauvre « pieds poudreux ».

Lise

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