Elle était grande et mince, ses yeux marron étaient doux. Des cheveux longs, ondulés et noirs comme l'ébène encadraient son visage fin, aux traits marqués. Elle portait une tunique courte, jaune et délavée par le soleil. Elle parlait d'une voix douce et envoûtante, arborant toujours un petit sourire narquois.
« Alors que veux-tu ? un autre bijou, un vêtement, un cheval pour transporter tes richesses ? dit-elle, impatiente.
- Non, non et non, ce collier a beaucoup plus de valeur que ces choses sans aucun intérêt pour un commerçant tel que moi.
- Mon oreille, peut-être ? lui proposa-t-elle.
- Allons dans un endroit plus calme... » lui dit-il.

Extrait de l'ouvrage "Le secret d'Orbae", François Place © Casterman
Il se leva, saisit un couteau, prit le collier, et se dirigea vers un de ces arbres, appelés noisetier de Byzance. Arrivée sous l'un d'eux, elle s'agenouilla ; Kosmas brandit son couteau et lui agrippa l'oreille. Quand il la reçut dans sa main, elle était encore toute chaude et elle dégoulinait d'un sang vermeil. Il lui tendit le collier et partit, très fier de son échange...
Il rentra chez lui dans sa petite demeure. Une idée diabolique lui vint alors à l'esprit. Quelques minutes plus tard, il était en train d'enduire l'oreille d'un poison mortel qui réagit au toucher. Il mit l'oreille dans un mouchoir, qu'il déposa sur son vieux tapis de marchand. Il continua à aller au marché, pour vendre ses piètres objets sans valeur. Mais un jour, il reçut un étrange client qui lui demanda s'il n'avait pas quelque chose d'humain. Kosmas lui répondit alors qu'il détenait une oreille qu'il aimait beaucoup et qu'il ne désirait pas échanger. L'acheteur insista et Kosmas lui dit qu'il devait payer pour la voir. L'homme ne devait pas être un négociant car Kosmas lui demanda un prix exorbitant et le client accepta sans marchander. L'individu régla le prix convenu avant d'avoir vu l'oreille. Il n'était pas méfiant et cela lui coûta cher. Kosmas lui tendit l'oreille et le sot mourut instantanément, sans douleur. Kosmas traîna ensuite le corps sous le noisetier où il avait récupéré l'oreille. Après avoir déposé le mort, le dos appuyé sur le tronc du noisetier, il rangea l'oreille dans sa poche, plia son tapis et partit chez lui en chantonnant, heureux. Quelques mois plus tard, grâce à ce commerce peu banal, il avait gagné plus d'argent qu'au cours des cinq années précédentes... Dix-neuf personnes étaient mortes mystérieusement sur le même marché.
Il poursuivit son trafic et devint riche. Il fit bâtir des édifices dignes d'un prince et décida de se faire appeler Sultan Kosmas. Puis il estima qu'il avait gagné assez d'argent et qu'il pouvait aller voir son oncle. Ce dernier lui avait interdit de lui rendre visite tant qu'il ne serait pas un riche négociant. Son oncle était un homme simple qui adorait le confort. Dans les souvenirs de Kosmas, c'était un grand personnage aux cheveux courts et blonds qui arborait un sourire édenté. Il était un excellent marchand audacieux et sûr de lui, il était avant tout pour Kosmas un exemple à suivre. Son oncle vivait de l'autre côté de la mer Noire, dans un petit palais, à Sébastopol. Kosmas quitta son nouveau palais d'Ankara où il vivait depuis quelques temps. Le trajet en caravane fut fatigant et quand Kosmas arriva à Istanbul, il voulut se reposer. S'étant habitué au confort, il ne voulut pas se rendre dans une simple auberge. Il fit donc l'achat d'un somptueux palais qui valait une petite fortune. Il s'acheta aussi un beau voilier qu'il débaptisa et renomme Kosmas Le Grand. Il partit de son palais un jour d'août, quand la mer était calme. La traversée fut longue, mais très agréable car la mer était d'huile.
Les retrouvailles entre Kosmas et son oncle furent réjouissantes. Ils mangèrent un plat bien consistant puis Kosmas prit la parole :
« J'ai rencontré une Amazone, elle avait une oreille coupée et elle m'a demandé le collier avec le serpent. Je l'ai échangé contre sa seule oreille. Sur le coup je n'avais pas réfléchi, puis je m'étais dit que ce n'était pas une si mauvaise idée et à la fin, je me suis persuadé qu'elle me ferait gagner beaucoup d'argent. Et toi, mon oncle, comment es-tu devenu si riche ? demanda-t-il.
- J'avais rencontré, comme toi, une amazone qui m'avait demandé si j'échangeais l'âne que ton grand-père m'avait donné. Je lui avais alors répondu que je n'échangeais que ce qu'il y avait sur mon tapis. Elle avait remarqué le pendentif avec un aigle et elle voulut me l'échanger, j'ai accepté. Elle m'a donné une de ses oreilles.
- Comment était-elle ? dit-il avec empressement.
- Elle était grande et mince, avec des yeux marron il me semble, elle avait des cheveux longs, ondulés et noirs, je crois. Son visage était fin, elle avait les traits un peu marqués.
- C'était donc toi qui lui avais coupé son oreille ! répondit Kosmas.
- Es-tu sûr qu'il s'agisse de la même ? Toutes les Amazones se ressemblent.
- J'en suis certain. Il faut qu'on la retrouve, nous pourrions, grâce à elle, devenir riches comme Crésus.
- Tu as l'esprit bien affûté, mon cher neveu, bravo. Hum, mais quelle serait la raison pour que l'on veuille l'emmener ?
- Nous n'avons qu'à lui dire que c'est grâce à ses oreilles que nous sommes devenus si riches. Nous lui dirons que toute cette richesse lui appartient et qu'elle a le droit d'en profiter. Cette idée te convient-elle ?
- C'est parfait, quand partons-nous ?
- Nous partons à l'instant. »