Le paysage est une « étendue de pays ». C'est un point de vue, un regard posé sur la nature ou l'architecture nous entourant. En posant la question de la naissance du paysage, il s'agit d'interroger la peinture et les codes ou constructions qu'elle nous impose. Mais la peinture est-elle un cadre pour construire et transformer la nature ou est-ce elle qui capte le paysage déjà là ? Comme nous l'avons dit dès l'introduction, le paysage est intrinsèquement lié au point de vue, à celui du géographe, du touriste, du scientifique ou de l'artiste. Le paysage serait donc construit et subjectif. En outre, le choix de deux œuvres de la Renaissance n'est pas anodin. Certes, la question posée est celle du commencement, de la genèse du paysage mais il s'agit là aussi d'étudier son lien avec une autre naissance, celle de la perspective qui elle aussi apparaît au XV siècle. Quels liens existe t-il entre la profondeur et le paysage ? A quoi est due son invention et quel est son rôle, sa fonction en tant que décor ou arrière plan ? Pourquoi devient-il un décor privilégié ? Le seul plaisir esthétique suffit-il à l'imposer ?
Des Flandres à l'Italie : deux conceptions du paysage ?
Dans ces deux œuvres, un premier plan de petites fleurs permet de faire entrer le regard dans la scène religieuse. Derrière elles, se déploie une étendue composée de monts ou de chemins sinueux. Puis dans le lointain, une ville se dessine. Du marron en passant par l'ocre jusqu'au bleu clair, une profondeur se met en place et creuse l'espace. Les tons sont nuancés, les lointains aériens sont bleutés. Face à cette description, le paysage qui remplace le fond d'or byzantin du Trecento apparaîtrait de la même manière aux deux extrémités de l'Europe au XV siècle. Néanmoins, l'œuvre du Maître à la Vue de Sainte-Gudule propose une vision précise, nette et fine de la nature comme de la réalité en général tandis que Raphaël propose un vision plus globale, unitaire des formes. Les arrière-plans divergent également. D'un côté, le paysage est vu de façon microscopique, aussi nettement de près que de loin tandis que dans l'oeuvre italienne, le paysage est lumineux et global. Deux visions du monde s'opposent et ressurgissent alors dans la représentation du paysage. Des deux villes lointaines, l'une se dessine de façon détaillée et même reconnaissable : une ville flamande, topographiée. La vision flamande est rapprochée, se voulant exacte. L'art nordique décrit tandis que l'art italien raconte. L'opposition perdure également dans la représentation des corps : Jésus et ses parents sont représentés avec modelé, pesanteur tandis que Pilate, le Christ et les soldats sont grossiers, aplatis, avec des lignes élégantes. Dans l'œuvre italienne, les corps lourds sont indépendants du décor. Ce dernier n'est alors plus une condition préalable aux actions des personnages : les deux coexistent.
De la topographie au fond paysager, du détail au bain de lumière, de la précision à l'atmosphère générale, du début des paysages identifiables à l'ambiance colorée, deux visions de la nature s'opposent ainsi que deux conceptions de l'Homme et de sa place dans l'univers. Car c'est bien de cela dont nous parle le paysage. Qu'il soit topographique, identifiable ou idéal, le paysage en Flandres comme en Italie ne se présente pas sans présence, sans Homme.
Perspective, paysage et lumière
Les deux conceptions du paysage sont opposées, et la perspective comme la lumière confirment ces divergences. L'œuvre flamande s'ouvre comme une fenêtre sur un paysage grâce aux colonnes de marbre et au trône du premier plan. L'œuvre italienne au contraire s'étend doucement avec pour premier plan la sainte famille très humanisée. Cette fenêtre sur le paysage offre plus d'architecture (trône et ville au lointain) et donc plus de lignes. L'espace est assez géométrique, plutôt linéaire. Dans l'œuvre italienne, il existe peu de lignes, l'œuvre s'ouvrant directement sur les personnages. Les arbres guident le regard, la canne marque une diagonale mais le reste de l'œuvre est baigné de lumière. Il s'agit d'une perspective atmosphérique maîtrisée, obéissant à la loi de l'éloignement et du fondu des couleurs passant du premier plan foncé à l'arrière-plan lumineux. Dans l'œuvre flamande le paysage est conçu de manière approximative oscillant entre la vue de face ou la vue aérienne, mélangeant perspective cavalière et étagement des plans. Ainsi le dégradé et le modelé font face à une perception démultipliée.
Outre l'utilisation différente de la perspective, c'est avec la lumière que les deux œuvres vont présenter et représenter deux « types » de paysage. Toutes deux naissent du fond d'or offrant une lumière sidérante, irradiante. Mais regardons de plus près les deux œuvres. Dans Le Christ devant Pilate, la lumière emplit le centre de l'image et n'est pas très éloignée du fond doré créant une surface unie et plane. Puis de manière plus détaillée, elle se reflète, sur les armures, les lances, les brocards, le miroir. La lumière est loin d'être globale, pleine. Elle est précise et diffuse. Elle marque les tissus, se pose partout. Elle est omniprésente et démontre également la richesse (dans les dorures, les étoffes rares, les symboles guerriers ou religieux). De manière tout à fait différente, la lumière est enveloppante dans La Sainte Famille à l'agneau. Les trois personnages sont en contraposto, en clair-obscur. La lumière ne détaille pas, elle unifie les éléments grâce au dégradé de couleurs appelé sfumato.
Nous avons abordé la construction intime du paysage et ses tenants. Détachés du paysage, ces deux composants (la lumière et la perspective) montrent l'importance du paysage et le grand nombre d'innovations et d'évolutions mises en place grâce à lui. Une dernière interrogation mérite d'être soulevée grâce à la lumière et nous permettra d'aborder la laïcisation du paysage. L'importance de cette lumière empreinte d'extérieur et volontairement utilisée pour son réalisme, est-elle si laïque qu'il y paraît ? Est-ce une lux (lumière naturelle) ou une lumen (lumière divine) ?
Un paysage laïc
Afin de désigner à quelle lumière nous avons à faire, c'est paradoxalement la place de l'Homme dans les paysages qui nous permettra de déterminer ou non une laïcisation.
Dans ces deux œuvres, différentes figures de l'Homme existent. Dans l'œuvre flamande, trois scènes se répartissent dans l'espace conduisant le regard par trois diagonales. Le Christ vêtu de rouge se trouve plusieurs fois dans un même espace mais chaque endroit désigne une scène, une histoire. La taille des personnages diminue en allant vers l'horizon répondant à la loi de la perspective. Dans l'œuvre italienne, la Sainte Famille, au premier plan, prend une grande partie de l'espace et s'oppose aux deux petits cavaliers de l'arrière-plan. Les proportions et le modelé des corps sont respectés.
Le caractère notoire de la Sainte Famille est son humanisation. Le petit enfant joue avec l'agneau, les parents bienveillants portent sur lui un regard attendri. Plus qu'un tableau religieux, c'est une scène domestique. La Renaissance a la volonté d'humaniser le sacré. L'Homme est au centre du monde, le divin afin de convaincre le fidèle en prend sa forme. Ainsi, la Vierge devient mère ou madone. C'est l'ère de l'individu comme le montre par ailleurs la place du commanditaire dans l'œuvre, qui apparaît à cette même période. Les personnages peints dans ces œuvres ne sont pas devant le paysage mais dedans : ils sont dans un monde à échelle humaine.
La première étape de laïcisation (la fin de la considération de la nature comme une émanation ou une incarnation de la puissance divine) se conçoit donc à partir de l'Homme mais surtout à partir de sa place dans le paysage. En effet, il est représenté car il force la proximité. Face au fond d'or qui mettait à distance le fidèle, le paysage crée une forte adhésion, une transposition plus aisée. La nature sensible et commune devient un paradis terrestre, un jardin idéalisé. Pour conclure, la nature demeure une lumen (tout est présence de Dieu) et le paysage ne peut être encore entièrement laïc. Il sert une scène religieuse et ne dépasse malheureusement pas encore son rôle de décor. Il faudra attendre le XVII siècle pour voir apparaître le paysage tel un genre à part entière.