trois caractéristiques de la poésie contemporaine
Considérant la poésie telle qu'elle s'écrit aujourd'hui, je voudrais rapporter ici quelques caractéristiques que Georges Jean avait relevées les concernant, lors d'un colloque auquel je participais au centre Georges Pompidou sur ce même thème de "L'enfant et la poésie" en 1986, et qui me semblent, aujourd'hui encore, toujours pertinentes.
La première caractéristique, c'est que la poésie contemporaine raconte moins que celle des siècles passés. Elle est davantage une poésie qui traduit, comme le disait Bachelard, une "intuition de l'instant". Le poème s'inscrit moins dans une durée, une temporalité, avec un avant, un pendant, et un après. Cela ne veut pas dire que le langage poétique d'aujourd'hui est figé, désincarné, extérieur aux événements, mais il me semble que l'on pourrait dire que la durée commence avec lui, qu'il crée l'évènement plus qu'il n'en rend compte. Et si l'on disait que le poème témoigne, ce n'est pas parce qu'il serait témoin à charge ou à décharge de l'époque ou de l'expérience individuelle. Ce serait davantage comme une marque, une trace, un signe fiché dans le tronc de l'arbre pour bouger avec le temps qui passe, s'altérer lui-même, se déplacer dans la mémoire de l'arbre. Ou encore comme la concrétion, la cristallisation de l'émotion d'un moment, que les mots cisèlerait pour en rendre compte. Ce cristal, cette trace, ce témoin fragile et inaltérable à la fois, c'est le poème. Dans 50 ans, le poème d'aujourd'hui aura bougé beaucoup plus dans l'épaisseur du sens, de la compréhension, de la mémoire des hommes, que n'a bougé pour nous un poème du 19^® siècle. On dit d'ailleurs parfois que les poèmes sont éternels, et souvent, c'est à la poésie passée (je n'ai pas dit dépassée), que l'on fait allusion, comme à un patrimoine sensible de grande valeur. En général, la poésie contemporaine ne reflète rien d'autre qu'elle-même, et c'est à partir du poème que tout commence, un peu comme si le reflet créait le miroir.
Dès lors, et c'est une seconde caractéristique qui découle de la première, la poésie d'aujourd'hui est souvent chargé d'images à ras bord. Elle a souvent recours à la métaphore. Elle est productrice d'images, elle évoque, éveille pour le lecteur une multitude d'images. Je l'ai maintes fois remarqué lors de mes animations avec des enfants, mais aussi avec des adultes. J'ai souvent recours, pour exprimer ce phénomène, à cette comparaison ; le poème est un peu comme une boîte qui renferme du concentré de tomate, ou encore à un flacon d'essence de parfum. L'un comme l'autre libèrent dans l'instant une puissance de goût ou d'odeur qui saisit les sens, et les comble (ou les rebute). Et la puissance libérée est bien supérieure à ce que la taille de la boîte ou du flacon pouvait laisser supposer.
Très souvent, les poèmes contemporains laisseraient perplexe l'enfant (et parfois l'adulte) s'il s'agissait de les appréhender raisonnablement. Mais ces poèmes sont chargés d'un potentiel émouvant (c'est-à-dire qui fait bouger en nous, qui nous remue) qui amorce souvent chez le lecteur ou l'auditeur des constructions imaginaires variables selon les individus en quantité et en intensité.
Enfin, la poésie contemporaine tend à l'enfant un miroir de ce qu'est le monde dans sa richesse et sa diversité. Les formes classiques d'écriture ont éclaté, libérant la parole poétique, et les poètes aujourd'hui ont dû reconstruire en eux d'abord des rythmes qui sont leur "respiration poétique". Je me rends compte ainsi, que tel poète ami qui est asthmatique (je pense à José Millas-Martin) a une écriture haletante qui n'appartient qu'à lui, et que tel autre qui, comme moi, écrit beaucoup en marchant, sur les chemins ou dans sa tête, écrit des textes qui respectent le rythme de la marche, et qui se prêtent bien à être dits en marchant. L'écriture poétique aujourd'hui me semble davantage "respirée", plus proche des rythmes vitaux, moins ornementale que la poésie des siècles antérieurs,même s'il faudrait apporter des nuances à ce propos. Je voudrais dire en passant qu'il s'écrit encore aujourd'hui une poésie très ornementale, qui n'est peut-être d'ailleurs qu'ornement. Il y a sans doute actuellement plus de poètes qu'il n'y en a jamais eu, qui écrivent dans la langue d'aujourd'hui, parce qu'écrire met en jeu ce qui essentiel : le rapport de l'homme à lui-même, et au monde, par le truchement du langage et de son épaisseur vécue, de ce que l'on pourrait appeler l'expérience. C'est sans doute ce qui explique que parmi les jeunes que je fréquente, tout comme vous, sans doute, il en est de nombreux qui écrivent, et pas seulement des journaux intimes, mais aussi de la poésie. Et c'est d'abord en cela que la poésie importe. Elle est peut-être le mode d'expression le plus immédiatement adopté par qui veut écrire, et ce jaillissement est essentiel. Mais ne fait pas de tout individu qui en est l'auteur, un poète, car il reste, au delà de l'immédiateté, de l'envie de dire, le nécessaire travail de "potier" du langage.