|
On nous servait dans une
cuvette, une cuvette en émail, une toute petite cuvette comme celle
dans laquelle peut-être vous vous lavez les mains le matin. Mais,
par comble de sadisme, alors qu’il était facile de nous donner à
chacun sa cuvette, il y avait une cuvette pour six, et il fallait
s’aligner devant le distributeur de soupe. Et quand le premier
avait reçu sa louche dans sa gamelle, il se hâtait, il avait beau
se hâter de l’avaler, de l’avaler à toute vitesse, jamais il
n’y arrivait, parce que celui qui était derrière et que la faim
tordait aux entrailles lui arrachait sa gamelle des mains, touchait
lui-même sa soupe et s’efforçait d’en avaler quelques bouchées.
Et quand - quelquefois ça arrivait jusqu’au dernier et c’était
bien - mais la plupart de temps, la faim était telle que les
derniers se précipitaient, que c’étaient des bagarres épouvantables
autour de cette écuelle, et que souvent, la marmite était renversée
et la soupe était perdue pour tous. Nous étions devenus des bêtes
sauvages, que la faim, que la soif plus terrible encore avaient privé
de tous sentiments humains. |