Je pressens donc qu'il y a de nombreux écueils à éviter lorsqu'on aborde cet objet d'étude... Veux-tu dire par exemple qu'il ne faut pas étudier le fantastique en tant que genre ?
Exactement, car ce qui est important n'est pas de lister les caractéristiques du fantastique, mais de voir comment il nous fait hésiter entre une explication rationnelle et une autre qui fait appel à l'imaginaire sans trancher entre les deux en laissant le lecteur dans le doute. Il faut s'interroger sur la manière dont l'auteur entretient cette hésitation pour emporter notre adhésion ou notre rejet.
De même, pour éviter d'entrer par les connaissances (par exemple, le surréalisme dans la question « Comment l'imaginaire joue-t-il avec les moyens du langage, à l'opposé de sa fonction utilitaire ou référentielle ? ») il est nécessaire d'interroger le sens du mot « imaginaire » en travaillant le lexique pour distinguer les termes « imaginaire » et « imagination ». Cela conduit alors à s'interroger sur le dépassement de la fonction référentielle de la langue et d'introduire un travail en réception et en production sur ce que disent les mots.
Comment éviter d'entrer dans cet objet d'étude par les connaissances ?
Avant toute chose, l'enseignant doit interroger les trois questions de l'objet d'étude de manière approfondie et voir ce que sous-tend chacune d'elle. Il me semble également important, pour éviter l'écueil des anciens programmes, d'entrer par un sujet fédérateur, transversal, au moins dans l'approche de cet objet d'étude voire dans la conception de la séquence : un personnage type (le loup par exemple), un lieu (par exemple, la Carte du Tendre), l'univers d'un artiste (par exemple celui de Tim Burton) etc... qui intéresse les élèves, suscite leur curiosité, afin de les amener vers d'autres univers et d'en saisir la richesse (même si on n'y adhère pas). Par ailleurs, les tableaux qui accompagnent chacun des objets d'étude comportent trois colonnes : capacités - connaissances - attitudes. Il convient de les croiser sans privilégier l'une sur l'autre afin de concevoir des séquences qui contribuent à l'acquisition des quatre compétences qui sont définies comme des finalités de l'enseignement du français en baccalauréat professionnel.
La compréhension des trois interrogations de l'objet d'étude est donc fondamentale ?
Elle est indispensable, pour ne pas rester à la surface des choses. Et d'ailleurs la lecture préalable des documents ressources pour la classe (document ressource « Du coté de l'imaginaire ») apporte un éclairage précieux pour comprendre l'esprit et la démarche à adopter dans l'élaboration d'une séquence. Si on ne lit pas le document ressource « Du côté de l'imaginaire », on passe à côté de la finalité de cet objet d'étude et on tombe dans le piège de l'entrée par les genres.
Je suppose aussi que travailler le lexique avec les élèves revêt une importance capitale pour comprendre cet objet d'étude et doit s'imposer très vite dans la construction de la séquence ?
En effet, par exemple « imaginaire » et « imagination » ne signifient pas la même chose. Avec l'imagination on est du côté du processus de création, alors que l'imaginaire désigne un univers. De la même façon, distinguer les nuances entre « virtuel », « rationnel », « fictionnel », « réel » permettra aux élèves de comprendre les nuances et tous les champs du possible concernant l'imaginaire.
Au fond, quels sont les enjeux de cet objet d'étude ? A quoi sert-il de l'étudier avec les élèves ?
Cet objet d'étude est, selon moi, très important, car il est à la base d'une ouverture culturelle primordiale dans le sens où certains élèves pourraient être très critiques, arguant qu'on n'est pas du côté du réel, du « sérieux », de « l'utile »... Il faut donc réussir à les faire entrer dans un univers, à en saisir les enjeux avant de rejeter - s'il y a à rejeter - car l'idée est de donner envie de lire, de créer, d'imaginer. C'est une façon d'ouvrir des portes et des mondes différents, jusqu'à l'utopie porteuse d'idéaux. Ainsi c'est une autre manière de se découvrir soi-même mais aussi d'appréhender différemment le réel et de finalement se tourner vers l'autre. Enfin c'est un moyen de donner envie d'explorer un univers, d'élargir son imaginaire et sa culture, et ainsi de construire les deux finalités du programme « devenir un lecteur compétent et critique » et « confronter des savoirs et des valeurs pour construire son identité culturelle ».
C'est un champ très vaste ! Comment s'y retrouver, et quels aspects de l'imaginaire dois-je montrer aux élèves ?
Je crois que ce qui est intéressant est de montrer comment les auteurs créent, car il n'y a pas de création sans imaginaire.
Il y a donc une partie importante du « moi » dans cet imaginaire où je vais mettre une part de moi-même, où l'artiste et l'écrivain vont mettre une part d'eux-mêmes : une perception du monde. Les contes auront tendance à avertir ; le surréalisme pourra aussi avoir un regard dérangeant, amusant, déstabilisant ; le fantastique donnera le vertige et ouvrira la porte d'un possible dans un monde très terre à terre. Dans tous les cas, travailler cet objet d'étude c'est faire découvrir que l'individu se construit par des allers-retours entre ce qu'il montre et ce qu'il cache. Au regard des trois années, c'est un thème très proche de « Parcours de personnages » en Seconde (un être fictif, imaginé qui, de par son parcours, va m'apprendre beaucoup de choses sur une époque, sur moi, sur la vie), mais aussi de « L'homme et son rapport au monde » en Terminale, notamment avec les mythes qui, bien que lointains et sans rapport exact avec la réalité, ont beaucoup de choses à me dire sur le monde et sur la condition humaine.
Ceci dit, il serait dommage de vouloir ramener cet objet d'étude à un côté « interprétatif ». Il est important de s'en saisir aussi du côté du plaisir, de l'évasion. C'est de là que je suis partie concernant la séquence sur le loup : du plaisir que j'avais à voir frémir mon fils à chaque lecture qui traitait de ce personnage, bien loin de son réel, de son vécu et qui, pourtant, exerçait une fascination (apeurée !) sur lui. Dans notre culture, cette fascination pour le loup est partagée depuis toujours, par beaucoup, dans notre enfance, omniprésent dans les contes, les fables ; mais encore aujourd'hui, avec différentes traques du loup, dont celles du Gévaudan autrefois reprises par exemple par Fred Vargas, et les oppositions parfois violentes entre partisans et adversaires de la réintroduction du loup dans nos régions.
C'est important car l'imaginaire a aussi une dimension collective. Mais alors comment passer de l'individuel aux références communes ?
Je pense que cela ne pose pas de difficulté dans la mesure où l'on part souvent des représentations de nos élèves que l'on va confronter aux représentations collectives. D'où la première question : « La fable, le conte, les récits imaginaires sont-ils réservés aux jeunes lecteurs ? ». On voit bien, là, qu'il y a différents niveaux de lecture. Les champs littéraires obligent à aborder des références communes - contes, récits littéraires fantastiques, mouvement surréaliste - par rapport auxquelles les références individuelles des élèves vont se situer et s'enrichir.
Mais certains élèves semblent réfractaires à cet objet d'étude, non ?
Je dirais qu'ils ont le sentiment de déjà-vu. Notre connaissance des contes est de plus en plus souvent liée aux adaptations qui en sont faites : dessins animés, albums jeunesse... Il est intéressant de revenir avec les élèves aux textes d'origine des contes - qui ont d'ailleurs eux-mêmes beaucoup varié - pour réfléchir sur la manière dont l'imaginaire des auteurs et celui des élèves peuvent s'emparer de ces récits qui renvoient aux interrogations fondamentales de l'être humain.
Maintenant que nous avons cerné l'objet d'étude et que j'y vois un peu plus clair dans les écueils à éviter, il y a sûrement des pistes originales à trouver pour démarrer une séquence...
J'ai joué sur le fait qu'on associe spontanément les contes à l'enfance en provoquant mes élèves de 16 ans : « aujourd'hui, nous allons étudier Le petit chaperon rouge ». Evidemment les réactions ne se sont pas fait attendre. C'est souvent intéressant de commencer par bousculer leurs représentations, parce que ça les amène à s'exprimer et à développer une pensée individuelle. Le questionnement et la réflexion sont plus aisés, je trouve. Cette entrée fait le lien avec la première interrogation liée à l'objet d'étude. Pour cela je leur ai lu différentes versions du conte pour leur montrer qu'il n'existait pas de version définitive car au départ, il n'y a pas de contes réservés aux enfants : la littérature de jeunesse ou les adaptations en dessins animés sont postérieures au conte. Cela me permettait de montrer que l'imaginaire au cours des siècles conserve des permanences et des ruptures, mais qu'en même temps il continue de questionner chacun d'entre nous. J'ai ainsi introduit quelques textes de Bruno Bettelheim extraits de La psychanalyse des contes de fées. Une proposition de séquence autour du conte figure dans la fiche ressource du site Eduscol.
C'est intéressant. Pour ma part, je n'ai pas osé avec mes élèves car j'avais peur d'une réaction de rejet et je ne me voyais pas leur proposer un conte pour commencer. En ce qui me concerne, j'ai privilégié l'entrée autour d'un sujet susceptible de les intéresser, et ce, afin d'éviter l'entrée par genre. J'ai choisi la figure du loup qui m'a permis de bâtir ma séquence en balayant le conte, la fable, mais également le fantastique à travers le loup-garou, avec comme fil directeur la question de savoir pourquoi cet animal avait une place aussi importante dans notre imaginaire collectif. Pour introduire cette question, j'ai eu la chance de trouver un article qui interrogeait les Européens sur « l'animal qui représenterait le mieux l'Europe ». Le loup est arrivé en tête. Cela m'a permis de poser avec les élèves la question de la place de cet animal et plus largement l'importance des bestiaires dans notre imaginaire.
Quelles sont plus précisément les activités qu'on peut mettre en oeuvre en classe ?
Je pense qu'il ne faut pas se limiter à la lecture, et, comme nous y invitent les quatre finalités du programme, qu'il convient donc de proposer aux élèves des activités de production écrite et orale autour de la création à partir de déclencheurs avec de critères de réussite collectivement définis. La Carte du Tendre serait par exemple une piste que je pourrais envisager, afin d'amener également les élèves à imaginer, à rapprocher deux choses très éloignées (la géographie et les sentiments), montrant les pouvoirs de l'imaginaire, trop souvent délaissés à mon goût.
Le document ressources publié sur Eduscol propose une séquence autour de l'écriture de la préface d'une anthologie de poèmes surréalistes qui s'inscrit dans cette logique d'une entrée par l'écriture.
De même, on pourrait entrer dans l'univers d'un artiste - je pense tout particulièrement (suite à un stage que j'ai suivi) au monde de Tim Burton, cinéaste mentionné dans les propositions de lecture du document ressources Eduscol. C'est en effet un artiste entre deux mondes : celui des adultes (et de la perception du monde tel qu'il est, avec pessimisme, cynisme) et celui des enfants (rêves, humour, décalage...) Il serait alors intéressant de travailler sur des interviews du réalisateur, sa conception du cinéma....Comprendre son adaptation d' « Alice au pays des merveilles » par exemple ; ou de « Charlie et la Chocolaterie » (S'agit-il de films uniquement destinés aux enfants ? Quelle interprétation en fait-il ? ) etc... Et de faire un rapprochement avec les contes, les fables.