Après considération de ce cheminement général, deux hypothèses peuvent être produites : une qui concerne le problème et l'enjeu, l'autre qui propose à partir du problème une sorte de fil directeur éclairant le mouvement de l'œuvre, comme si une méthode unitaire était à l'œuvre dans l'ouvrage lui-même.
Première hypothèse, centrée sur le problème et l'enjeu du traité des Passions de l'âme.
Comment exercer ou conforter la liberté conçue comme pouvoir sur soi, ou pouvoir de constitution d'un soi ? Le soi n'est pas donné : il a à se produire, à se réaliser par l'exercice continuel qu'est l'existence. Mais, alors, deux écueils symétriques sont à éviter :
. d'une part, négliger le fait présenté par l'art. 1 comme fait d'évidence et d'expérience, à savoir que l'âme n'est pas logée dans le corps comme un pilote en son navire. Cette négligence équivaudrait à la négligence du fait de l'union lui-même : certes, ce fait de l'union est composé, mais il s'agit d'une idée simple. Négliger l'union : telle est l'erreur des Anciens (cf. art. 1) qui ont surestimé le spiritualisme. Les remèdes des Anciens pour les passions concernent en réalité des « anges ».
. d'autre part, négliger les écueils métaphysiques de la raison méditante. L'âme relève de deux régimes de réalité distincts, à savoir la substance pensante et la substance étendue. On ne peut expliquer cette différence d'essence que par des principes différents : le corps relève d'une causalité mécanique et de composantes matérielles (les composantes corporelles) ; l'âme est une causalité intelligente et intentionnelle, qui implique le pouvoir d'une liberté. Le problème est donc posé. La solution de facilité consisterait à dire : Descartes ne parle pas de la même chose dans les Méditations métaphysiques et dans les Passions de l'âme. Il n'y aurait donc pas de contradiction, mais une évolution.
Expliquer les passions conduit nécessairement à éclairer leur mécanisme, et donc à traiter les passions en physicien, mais également à s'interroger sur leur sens et sur leur valeur. Descartes cherche à éclairer la valeur et la nature de la passion, à éclairer la valeur que l'âme peut lui conférer, et donc la valeur que l'âme peut elle-même se conférer. Mais alors, comment sortir des deux écueils ?
Cf art. 211 : « Et maintenant que nous les connaissons toutes, nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre que nous n'avions auparavant. Car nous voyons qu'elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n'avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès, contre lesquels les remèdes que j'ai expliqués pourraient suffire si chacun avait assez de soin de les pratiquer. Mais, parce que j'ai mis entre ces remèdes la préméditation et l'industrie par laquelle on peut corriger les défauts de son naturel, en s'exerçant à séparer en soi les mouvements du sang et des esprits d'avec les pensées auxquelles ils ont coutume d'être joints, [...] » [fin de citation]
La solution est dans un pouvoir de « séparer en soi les mouvements du sang et des esprits d'avec les pensées auxquelles ils ont coutume d'être joints [...] » [fin de citation]. Autrement dit, la solution réside dans un exercice de séparation au sein même de l'union. Dès lors, comment opérer cette séparation tout en restant dans l'union ? Pour l'âme, il n'est pas possible de quitter cette vie, son corps ; mais une possibilité de séparation provisoire est envisageable, par exemple dans la méditation.
On pense alors à la question du De anima d'Aristote : l'âme peut-elle vivre de manière séparée (aplos) ? De ce point de vue, le De anima est le portique de la métaphysique, la préface des traités naturalistes. L'âme peut peut-être vivre de manière séparée selon Aristote, dans la mesure où l'âme qui se pense elle-même diffère de l'âme en rapport ave la fantasia et donc avec le corps.
« Séparer en soi dans l'union » est à penser à rebours de deux extrêmes. Cette formule est ainsi à penser, d'une part, contre l'excès de spiritualisme qui engendrerait une vision désincarnée de l'homme, dans l'ordre de l'acosmisme ; elle est d'autre part à penser contre la réduction de l'âme à une partie matérielle du corps, dans le sillage d'un naturalisme intégral à proscrire : si en effet on matérialise l'âme, on perd la volonté libre, on perd le pouvoir de séparer en soi ce qui appartient à la matière de ce qui appartient à l'esprit.
Dans ces conditions, on saisit mieux l'importance du sous-titre de la première partie, qui en appelle à « toute la nature de l'homme », mais rien qu'à (« mais seulement », dit Descartes) la nature de l'homme. Simplement, l'usage des passions pour la liberté est à l'œuvre dans toute une vie :
cf. art. 211 : « j'avoue qu'il y a peu de personnes qui se soient assez préparées en cette façon contre toutes sortes de rencontres, et que ces mouvements excités dans le sang par les objets des passions suivent d'abord si promptement des seules impressions qui se font dans le cerveau et de la disposition des organes, encore que l'âme n'y contribue en aucune façon, qu'il n'y a point de sagesse humaine qui soit capable de leur résister lorsqu'on n'y est pas assez préparé. Ainsi plusieurs ne sauraient s'abstenir de rire étant chatouillés, encore qu'ils n'y prennent point de plaisir. Car l'impression de la joie et de la surprise, qui les a fait rire autrefois pour le même sujet, étant réveillés en leur fantaisie, fait que leur poumon est subitement enflé malgré eux par le sang que le cœur lui envoie. Ainsi ceux qui sont fort portés de leur naturel aux émotions de la joie ou de la pitié, ou de la peur, ou de la colère, ne peuvent s'empêcher de pâmer, ou de pleurer, ou de trembler, ou d'avoir le sang tout ému, en même façon que s'ils avaient la fièvre, lorsque leur fantaisie est fortement touchée par l'objet de quelqu'une de ces passions. Mais ce qu'on peut toujours faire en telle occasion, et que je pense pouvoir mettre ici comme le remède le plus général et le plus aisé à pratiquer contre tous les excès des passions, c'est que, lorsqu'on se sent le sang ainsi ému, on doit être averti et se souvenir que tout ce qui se présente à l'imagination tend à tromper l'âme et à lui faire paraître les raisons qui servent à persuader l'objet de sa passion beaucoup plus fortes qu'elles ne sont, et celles qui servent à la dissuader beaucoup plus faibles. » [fin de citation]
Cet exercice est difficile. Descartes n'est pas le philosophe du pur esprit, ou du pouvoir absolu de la conscience sur notre corps et même sur notre pensée. Le problème des conditions de possibilité de la séparation en soi implique le problème du rapport entre la nature et cette seconde nature qu'est la coutume ou l'habitude (qui renvoie aux humeurs, tempéraments, hexeis, dispositions). La coutume n'est-elle que la continuation de la nature, ou une couche de signification qui peut se greffer sur la nature soit mécaniquement, soit volontairement ?
Ce cheminement a un vaste empan sur les notions au programme, dans la mesure où il rencontre le temps, le désir, matière et esprit, la raison et le réel, la vérité, la morale, etc.
Deuxième hypothèse : il s'agit d'une hypothèse interprétative sur le mouvement général de l'œuvre : n'y a-t-il pas dans l'œuvre cet exercice en acte de la séparation en soi et au sein de l'union de l'âme et du corps ? Il s'agirait alors de traiter des passions en physicien, sans perdre de vue que les passions sont des passions de l'âme, d'où l'insistance sur l'union et donc d'abord sur le corps, autrement dit sur les mécanismes naturels qui produisent les passions. D'où une recherche sur les actions corporelles susceptibles de produire des affections, sans intervention de l'âme ou avec intervention passive de l'âme (les « idées reçues », par exemple).
La première partie du traité des Passions de l'âme place l'accent sur le corps, mais ce constat se heurte assez vite à une double limite :
. Même pour expliquer comment des mécanismes corporels peuvent avoir pour effet des passions de l'âme, il faut faire intervenir muscles, nerfs, esprits animaux, mais encore quelque chose comme le siège corporel de l'âme, c'est-à-dire le centre nerveux de tout ce mécanisme : la glande pinéale. L'âme est ainsi comprise comme faisant organiquement partie d'un tout, dans l'ordre de l'union de l'âme et du corps.
. Il est difficile d'envisager le corps du point de vue de l'union : cf. art. 30 :
« Mais pour entendre plus parfaitement toutes ces choses, il est besoin de savoir que l'âme est véritablement jointe à tout le corps, et qu'on ne peut pas proprement dire qu'elle soit en quelqu'une de ses parties à l'exclusion des autres, à cause qu'il est un et en quelque façon indivisible, à raison de la disposition de ses organes qui se rapportent tellement tous l'un à l'autre que, lorsque quelqu'un d'eux est ôté, cela rend tout le corps défectueux. » [fin de citation]
Cet extrait montre que l'on ne se situe pas dans la définition du corps donnée dans les Principes de la philosophie. On a ici affaire à un corps un et en quelque façon « indivisible, à raison de la disposition de ses organes qui se rapportent tellement tous l'un à l'autre que, lorsque quelqu'un d'eux est ôté, cela rend tout le corps défectueux » [fin de citation] : on a donc affaire à un organisme. On peut sur ce point se reporter à un extrait de la première des deux lettres au père Mesland du 9 février 1645 (la deuxième, qui a pour objet la liberté d'indifférence, sera évoquée à la fin de cette ressource) :
« Premièrement je considère ce que c'est que le corps d'un homme, et je trouve que ce mot de corps est fort équivoque ; car, quand nous parlons d'un corps en général, nous entendons une partie déterminée de la matière, et ensemble de la quantité dont l'univers est composé, en sorte qu'on ne saurait ôter tant soit peu de cette quantité, que nous ne jugions incontinent que le corps est moindre et qu'il n'est plus entier ; ni changer aucune particule de cette matière, que nous ne pensions par après que le corps n'est plus totalement le même, ou idem numero [le même, numériquement]. Mais, quand nous parlons du corps d'un homme, nous n'entendons pas une partie déterminée de matière, ni qui ait une grandeur déterminée, mais seulement nous entendons toute la matière qui est ensemble unie avec l'âme de cet homme ; en sorte que, bien que cette matière change, et que sa quantité augmente ou diminue, nous croyons toujours que c'est le même corps, idem numero, pendant qu'il demeure joint et uni substantiellement à la même âme ; et nous croyons que ce corps est tout entier, pendant qu'il a en soi toutes les dispositions requises pour conserver cette union. Car il n'y a personne qui ne croie que nous avons les mêmes corps que nous avons eus dès notre enfance, bien que leur quantité soit de beaucoup augmentée, et que, selon l'opinion commune des médecins, et sans doute selon la vérité, il n'y ait plus en eux aucune partie de la matière qui y était alors, et même qu'ils n'aient plus la même figure ; en sorte qu'ils ne sont eadem numero [les mêmes, numériquement], qu'à cause qu'ils sont informés de la même âme. Pour moi, qui ai examiné la circulation du sang, et qui crois que la nutrition ne se fait que par une continuelle expulsion des parties de notre corps, qui sont chassées de leur place par d'autres qui y entrent, je ne pense pas qu'il y ait aucune particule de nos membres qui demeure la même numero un seul moment, encore que notre corps, en tant que corps humain, demeure toujours le même numero pendant qu'il est uni avec la même âme. Et même, en ce sens-là, il est indivisible : car, si on coupe un bras ou une jambe à un homme, nous pensons bien que son corps est divisé, en prenant le nom de corps en la 1re signification, mais non pas en le prenant en la 2e ; et nous ne pensons pas que celui qui a un bras ou une jambe coupée, soit moins homme qu'un autre. Enfin, quelque matière que ce soit, et de quelque quantité ou figure qu'elle puisse être, pourvu qu'elle soit unie avec la même âme raisonnable, nous la prenons toujours pour le corps du même homme, et pour le corps tout entier, si elle n'a pas besoin d'être accompagnée d'autre matière pour demeurer jointe à cette âme. » [fin de citation]
En d'autres termes, de la même manière que l'âme pensée en union avec le corps, le corps n'est pas ici le corps en général mais le corps uni à l'âme, soit une idée simple, quoique sa réalité soit l'union de deux éléments.
Considérons alors un extrait de la lettre à Elisabeth, du 28 juin 1643 :
« Premièrement, donc, je remarque une grande différence entre ces trois sortes de notions, en ce que l'âme ne se conçoit que par l'entendement pur ; le corps, c'est-à-dire l'extension, les figures et les mouvements, se peuvent aussi connaître par l'entendement seul, mais beaucoup mieux par l'entendement aidé de l'imagination ; et enfin, les choses qui appartiennent à l'union de l'âme et du corps, ne se connaissent qu'obscurément par l'entendement seul, ni même par l'entendement aidé de l'imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens. D'où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l'âme ne meuve le corps, et que le corps n'agisse sur l'âme ; mais ils considèrent l'un et l'autre comme une seule chose, c'est-à-dire ils conçoivent leur union ; car concevoir l'union qui est entre deux choses, c'est les concevoir comme une seule. » [fin de citation]
Concevoir l'union de l'âme et du corps, c'est concevoir les deux choses unies comme une seule et même chose ; cela dit, la possibilité de distinction de ces deux choses (sans laquelle il n'y a pas de liberté possible) est préservée.