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La métaphysique fantastique d'un romancier : Villiers de L'Isle-Adam, Philippe Sabot

mis à jour le 20/07/2007


vignette sabot philosophie

Qu'est-ce qui concrètement distingue les œuvres littéraires susceptibles d'une lecture philosophique et la « littérature d'idées », dont on s'accorde à considérer, le plus souvent, qu'elle constitue aussi bien de la mauvaise littérature que de la mauvaise philosophie ?

mots clés : philosophie, art, littérature, fantastique, interprétation, sabot


Compte rendu


 Merci, monsieur Sabot, pour ce propos à la fois savant et vivant, théorique et narratif.

Vous commencez par retitrer votre exposé en « Les jeux de l'amour et de l'artifice », en référence initiale à L'Eve future, roman de Villiers de L'Isle-Adam qui présente une tension entre la science et la métaphysique, la première se trouvant fermement critiquée pour son utilitarisme et son culte matérialiste du progrès (que représente Tribulat Bonhomet), auxquels Villiers de L'Isle-Adam oppose un éloge philosophique de l'Idée quasi hégélienne (représentée par César Lenoir). Mais ces deux positions extrêmes sont critiquées par un troisième personnage, Edison, en référence à une tierce faculté : l'imagination, qui dépasse tout ensemble le matérialisme positif et l'Idéalisme dogmatique, en tâchant de faire la synthèse du fini et de l'infini.

Mais Villiers de L'Isle-Adam, continuez-vous, s'attache dans ses Contes cruels (1883) à mettre en évidence cette même capacité synthétique dans certains objets de la science et de la technique modernes, comme « la machine à claques » (présentée par Batimius Botom), qui marche à la suggestion qu'elle produit sur le public, un moyen physique oeuvrant ainsi à un but spirituel. Mais c'est dans L'Eve future (1886), œuvre d'art métaphysique, qu'une telle synthèse s'élabore en une véritable fabrication de l'amour : Lord Ewald se désespérant de la contradiction entre la beauté physique d'Alicia et la vulgarité de son âme, Edison se propose d'y remédier en fabriquant une créature artificielle (l'androïde Hadaly) qui ambitionne de dupliquer ou cloner l'original, qui rejoindrait alors l'originel idéal, en une véritable reprise artificielle du naturel qui finit par confondre Alicia et Hadaly, le modèle et la copie, le réel et l'idéal.

Mais, demandez-vous, comment la synthèse peut-elle s'opérer entre la dimension technique et la dimension idéale de l'amour, ou encore entre l'âme et le corps ? L'ingénieur Edison révèle alors le double aspect de son travail : d'abord la duplication du corps puis l'animation de ce corps par une âme nouvelle susceptible de rendre Hadaly véritablement aimable. Pourtant celle-ci demeure une créature artificielle et cette machine intégrale se trouve à son tour machinée par Sowana, une sorte de zombie ou esprit surnaturel qui se superpose à l'âme artificielle, ce qui désarçonne quelque peu Edison lui-même mais fascine Lord Ewald qui y trouve l'objet parfait de son désir d'Idéal.

Mais ce simulacre finit par se révéler aussi insuffisant que nécessaire, concluez-vous en évoquant un éventuel échec de ce roman à vocation spiritualiste, puisque c'est l'artifice mécanique qui s'y présente comme voie de réunion du naturel et du surnaturel, grand œuvre d'une science humaine à venir qui ferait écho à Faust.

Eléments du débat


Le propos du conférencier relevant indissolublement du registre théorique de la pensée par concepts et du registre narratif de la pensée par images, le premier s'appuyant constamment sur le second (tel qu'il est à l'œuvre chez Villiers de l'Isle-Adam ici), la question se pose d'emblée du statut de ce discours philosophique portant sur un corpus littéraire et qui semble échapper aussi bien à l'osmose romantique entre philosophie et littérature qu'à l'interprétation herméneutique de celle-ci par celle-là. En réponse, le conférencier présente sa démarche comme une tentative de mettre en évidence la mise en scène romanesque de schèmes de pensée philosophiques réinvestis dans une trame narrative, comme l'effectue Villiers de l'Isle-Adam en référence à Hegel qu'il ressuscite en France à l'époque de la littérature symboliste (comme on la trouve aussi à l'œuvre chez Mallarmé), qui fait du texte littéraire une « machine à penser » dont le fonctionnement vient brouiller le partage institutionnel des corpus hérité du platonisme (qui sépare l'ordre réel de l'Idée et l'ordre illusoire du poème) et qui présente une véritable expérience métaphysique de la condition humaine par la médiation d'un travail d'écriture où l'on ne peut plus faire le partage entre ce qu'il y a de métaphysique dans le roman et ce qu'il y a de romanesque (ou narratif) dans l'exposé métaphysique. Cela doit nous mener à faire l'hypothèse généreuse de la possibilité et même de la nécessité d'une pratique philosophique des textes littéraires qui fasse droit à la pratique littéraire de la pensée et qui se fonde sur elle, ce qui engage aussi bien une redéfinition de la philosophie qu'une réélaboration de l'idée même de littérature.
 
En réponse à une deuxième question portant sur les rapports entre une telle philosophie de la littérature et l'interprétation herméneutique des textes littéraires, qui semblent bien accorder toutes deux le même sérieux à la fiction narrative (poétique), le conférencier tient à préciser le statut théorique du « schème productif » qu'il promeut pour donner toute sa légitimité à la lecture philosophique de la littérature qu'il pratique, en le démarquant aussi bien du « schème herméneutique » que du « schème didactique » qui, tous deux mais chacun à sa façon, présupposent en la reconduisant l'extériorité de l'expression littéraire et de la spéculation philosophique. En effet, le « schème didactique » (comme chez Deleuze, par exemple) instrumentalise la littérature en en faisant un simple objet de pensée soumis à la juridiction d'une analyse philosophique dont la médiation est nécessaire pour en extraire quelque vérité allogène, à la production de laquelle la fiction littéraire serait comme telle profondément inadéquate. Si le « schème herméneutique » semble au contraire, en un premier moment, faire droit à une vérité (ou un sens) inhérente (ou endogène) au texte littéraire, il prétend néanmoins, lui aussi, révéler à elle-même cette vérité en la traduisant ou transposant du langage littéraire, où elle passe inaperçue, dans le langage philosophique grâce auquel elle reçoit son élucidation spéculative par l'application du principe d'interprétation (comme chez le dernier Heidegger ou encore Ricœur). C'est afin de dépasser cette double violence, explicative et interprétative, qu'il convient d'inverser la perspective pour ne plus projeter l'expertise philosophique sur la littérature mais s'interroger sur la manière dont la littérature elle-même fait ou peut faire, ou « produire » de la philosophie, en la considérant comme le lieu d'une élaboration spéculative originale, comme s'y attache le « schème productif » (chez Badiou notamment ou encore Descombes).

Mais se trouve alors posée la question de savoir ce qui peut bien distinguer, au fond, les œuvres littéraires susceptibles d'une telle lecture philosophique et la « littérature d'idées », dont on s'accorde à considérer, le plus souvent, qu'elle constitue aussi bien de la mauvaise littérature que de la mauvaise philosophie. Philippe Sabot tient alors à marquer nettement la distinction : alors que la littérature d'idées ne consiste qu'en l'application quasi mécanique de l'Idée théorique dans des personnages et intrigues fictifs, les œuvres que le schème productif prend en considération témoignent d'un véritable travail de pensée et d'écriture créatif, ce qui est propre à l'évitement du pesant sérieux des romans ou poèmes « à thèse » par le truchement symbolique d'une ironie qui peut toucher au sublime (comme dans la machinerie fantastique d'Edison). Il resterait à se demander, toutefois, si par delà la générosité et même la fécondité d'une telle philosophie de la littérature, qui tâche de dépasser les limites et les pathologies du schème classique d'extériorité selon lequel la philosophie s'impose à la littérature, le schème d'intériorité, qui en même temps reconnaît à la littérature des « effets intraphilosophiques » et fait des discours philosophiques de « simples fictions », est bien ou mieux à même d'enrichir à la fois la philosophie et la littérature dans leurs voies respectives et conjointes de connaissance de l'homme et du monde (voir la conclusion, notamment, de Philosophie et littérature, Philippe Sabot).

Rédacteur (de la synthèse) : Joël Gaubert

L'auteur


Philippe Sabot, né en 1969, est maître de conférences à l'Université Charles de Gaulle-Lille 3. Il est membre de l'UMR-CNRS 8519 « Savoirs et Textes » et rédacteur-en-chef de la revue en ligne Methodos (http://methodos.revues.org). Ses recherches portent principalement sur les rapports entre philosophie et littérature (en France, de la fin du XIXe siècle jusqu'à la période contemporaine), mais aussi sur la pensée de Michel Foucault et sur la question de l'anthropologie philosophique.
Il est notemment l'auteur de Ludwig Feuerbach. L'essence du christianisme (Introduction, chapitre 2), traduction nouvelle (en collaboration avec E. Denecker) et commentaire, Paris, Ellipses, collection Philo-textes, 2000 ; Pratiques d'écritures, pratiques de pensée. Figures du sujet chez Breton/Éluard, Bataille et Leiris, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion., collection Problématiques philosophiques, 2001 ; Philosophie et littérature. Approches et enjeux d'une question, Paris, P.U.F., collection Philosophies, 2002.

Ressources disciplinaires de l'académie

 
auteur(s) :

Joël Gaubert

contributeur(s) :

Société Nantaise de Philosophie

information(s) pédagogique(s)

niveau : Terminale, enseignement supérieur, classes préparatoires

type pédagogique : connaissances, leçon

public visé : enseignant, élève, étudiant

contexte d'usage : non précisé

référence aux programmes : La perception, La culture, Le langage, L'art, Le travail et la technique, La raison et le réel, L'interprétation, La matière et l'esprit

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20/07/2007

par SCEREN (crdp - cndp)

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