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Textes philosophiques : Les échanges

mis à jour le 02/05/2010


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Cette ressource propose quelques textes  philosophiques sur le thème des échanges.

mots clés : philosophie, don, échange, politique, morale, politique, travail économie, culture, langage


Les échanges :

Texte n° 1 :

 Dans les économies et dans les droits qui ont précédé les nôtres, on ne constate pour ainsi dire jamais de simples échanges de biens, de richesses et de produits au cours d'un marché passé entre les individus. D'abord, ce ne sont pas des individus, ce sont des collectivités, qui s'obligent mutuellement, échangent et contractent ; les personnes présentes au contrat sont des personnes morales : clans, tribus, familles, qui s'affrontent soit en groupes se faisant face sur le terrain même, soit par l'intermédiaire de leurs chefs, soit de ces deux façons à la fois. De plus, ce qu'ils échangent, ce n'est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n'est qu'un des moments et où la circulation des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent. Enfin, ces prestations et contre-prestations s'engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu'elles soient au fond rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée ou publique. Nous avons proposé d'appeler toute ceci le système des prestations totales. Le type le plus pur de ces institutions nous paraît être représenté par l'alliance des deux phratries dans les tribus australiennes ou nord-américaines en général, où les rites, les mariages, la succession aux biens, les liens de droit et d'intérêt, rangs militaires et sacerdotaux, tout est complémentaire et suppose la collaboration des deux moitiés de la tribu. Par exemple, les jeux sont tout particulièrement régis par elles. Les Tlinkit et les Haïda, deux tribus de Nord-Ouest américain expriment fortement la nature de ces pratiques en disant que « les deux phratries se montrent respect ».

Marcel Mauss, Essai sur le don, 1923
 

Texte n° 2:

 "La prohibition de l'inceste n'est pas seulement [...] une interdiction ; en même temps qu'elle défend, elle ordonne. La prohibition de l'inceste, comme l'exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité. La femme qu'on se refuse, et qu'on vous refuse, est par cela même offerte. à qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à cette collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l'exclusion des proches, comme c'est le cas dans notre société. Mais à cette étape de notre recherche, nous croyons possible de négliger les différences entre la prohibition de l'inceste et l'exogamie : envisagées à la lumière des considérations précédentes, leurs caractères formels sont, en effet, identiques.
    Il y a plus : que l'on se trouve dans le cas technique du mariage dit « par échange », ou en présence de n'importe quel autre système matrimonial, le phénomène fondamental qui résulte de la prohibition de l'inceste est le même : à partir du moment où je m'interdis l'usage d'une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. Le contenu de la prohibition n'est pas épuisé dans le fait de la prohibition ; celle-ci n'est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange."

Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1949, Mouton, pp. 59-60.
 

Texte n° 3 :


  "Les gens qui se rencontrent au marché ne sont pas d'abord des personnes : ce sont des producteurs de produits ; ils ne viennent pas pour se faire voir, ni même pour montrer leurs talents comme dans la production publique du moyen âge, mais pour montrer leurs produits. Ce qui pousse le fabricateur vers la place du marché, c'est le désir de voir des produits et non des hommes ; la puissance qui assure la cohésion et l'existence de ce marché n'est pas la potentialité qui prend sa source parmi les hommes lorsqu'ils s'assemblent dans la parole et l'action, c'est une "puissance d'échange" (Adam Smith) combinée, que chacun des participants a acquise dans l'isolement. C'est ce manque de relations avec autrui, ce souci primordial de marchandises échangeables que Marx a flétris en y dénonçant la déshumanisation, l'aliénation de soi de la société commerciale, qui en effet exclut les hommes en tant qu'hommes et, par un remarquable renversement du rapport antique entre le privé et le public, exige que les hommes ne se fassent voir que dans le privé de leurs familles ou l'intimité de leurs amis".

Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, 1958, Chapitre V, tr. G. Fradier, Pocket,

 

Texte n° 4 :


 "Il y a pour le chasseur Aché un tabou alimentaire qui lui interdit formellement de consommer la viande de ses propres prises : baï jyvombré ja uéméré : « Les animaux qu'on a tués, on ne doit pas les manger soi-même ». De sorte que lorsqu'un homme arrive au campement, il partage le produit de la chasse entre sa famille (femme et enfants) et les autres membres de la bande ; naturellement, il ne goûtera pas à la viande préparée par son épouse. Or, comme on a vu, le gibier occupe la place la plus importante dans l'alimentation des Guayaki. Il en résulte que chaque homme passe sa vie à chasser pour les autres et à recevoir d'eux sa propre nourriture. Cette prohibition est strictement respectée, même par les garçons non initiés lorsqu'ils tuent des oiseaux. Une de ses conséquences les plus importantes est qu'elle empêche ipso facto [1]  la dispersion des Indiens en familles élémentaires : l'homme mourrait de faim, à moins de renoncer au tabou. Il faut donc se déplacer en groupe. Les Guayaki, pour en rendre compte, affirment que manger les animaux qu'on tue soi-même, c'est le moyen le plus sûr de s'attirer le pané [2]. Cette crainte majeure des chasseurs suffit à imposer le respect de la prohibition qu'elle fonde : si l'on veut continuer à tuer des animaux, il ne faut pas les manger. La théorie indigène s'appuie simplement sur l'idée que la conjonction entre le chasseur et les animaux morts, sur le plan de la consommation, entraînerait une disjonction entre le chasseur et les animaux vivants, sur le plan de la production. Elle a donc une portée explicite surtout négative puisqu'elle se résout en l'interdiction de cette conjonction.
    En réalité, cette prohibition alimentaire possède aussi une valeur positive, en ce qu'elle opère comme un principe structurant qui fonde comme telle la société guayaki. En établissant une relation négative entre chaque chasseur et le produit de sa chasse, elle place tous les hommes dans la même position l'un par rapport à l'autre, et la réciprocité du don de nourriture se révèle dès lors non seulement possible, mais nécessaire : tout chasseur est à la fois un donneur et un preneur de viande. Le tabou sur le gibier apparaît donc comme l'acte fondateur de l'échange de nourriture chez les Guayaki, c'est-à-dire comme un fondement de leur société elle-même. [...] En contraignant l'individu à se séparer de son gibier, il l'oblige à faire confiance aux autres, permettant ainsi au lien social de se nouer de manière définitive, l'interdépendance des chasseurs garantit la solidité et la permanence de ce lien, et la société gagne en force ce que les individus perdent en autonomie."

Pierre Clastres, La Société contre l'État, éd. de Minuit, 1974, pp. 99-100.

[1] Par le fait même, automatiquement.
[2] Malchance.
 

Texte n° 5 :


La circulation des marchandises est le point de départ du capital. Il n'apparaît que là où la production marchande et le commerce ont déjà atteint un certain degré de développement. L'histoire moderne du capital date de la création du commerce et du marché des deux mondes au XVIe siècle.
Si nous faisons abstraction de l'échange des valeurs d'usage, c'est-à-dire du côté matériel de la circulation des marchandises, pour ne considérer que les formes économiques qu'elle engendre, nous trouvons pour dernier résultat l'argent. Ce produit final de la circulation est la première forme d'apparition du capital.
Lorsqu'on étudie le capital historiquement, dans ses origines, on le voit partout se poser en face de la propriété foncière sous forme d'argent, soit comme fortune monétaire, soit comme capital commercial et comme capital usuraire. Mais nous n'avons pas besoin de regarder dans le passé, il nous suffira d'observer ce qui se passe aujourd'hui même sous nos yeux. Aujourd'hui comme jadis, chaque capital nouveau entre en scène, c'est-à-dire sur le marché - marché des produits, marché du travail, marché de la monnaie - sous forme d'argent, d'argent qui par des procédés spéciaux doit se transformer en capital.
L'argent en tant qu'argent et l'argent en tant que capital ne se distinguent de prime abord que par leurs différentes formes de circulation.
La forme immédiate de la circulation des marchandises est M-A-M, transformation de la marchandise en argent et retransformation de l'argent en marchandise, vendre pour acheter. Mais, à côté de cette forme, nous en trouvons une autre, tout à fait distincte, la forme A-M-A (argent-marchandise-argent), transformation de l'argent en marchandise et retransformation de la marchandise en argent, acheter pour vendre. Tout argent qui dans son mouvement décrit ce dernier cercle se transforme en capital, devient capital et est déjà par destination capital.
Considérons de plus près la circulation A-M-A. Comme la circulation simple, elle parcourt deux phases opposées. Dans la première phase A-M, achat, l'argent est transformé en marchandise. Dans la seconde M-A, vente, la marchandise est transformée en argent. L'ensemble de ces deux phases s'exprime par le mouvement qui échange monnaie contre marchandise et de nouveau la même marchandise contre de la monnaie, achète pour vendre, ou bien, si on néglige les différences formelles d'achat et de vente, achète avec de l'argent la marchandise et avec la marchandise l'argent.
Ce mouvement aboutit à l'échange d'argent contre argent, A-A. Si j'achète pour 100 l. st. 2000 livres de coton, et qu'ensuite je vende ces 2000 livres de coton pour 110 l. st., j'ai en définitive échangé 100 l. st. contre 110 liv. st., monnaie contre monnaie.
Il va sans dire que la circulation A-M-A serait un procédé bizarre, si l'on voulait par un semblable détour échanger des sommes d'argent équivalentes, 100 l. st., par exemple, contre 100 1. st. Mieux vaudrait encore la méthode du thésauriseur qui garde solidement ses 100 l. st. au lieu de les exposer aux risques de la circulation. Mais, d'un autre côté, que le marchand revende pour 110 l. st. le coton qu'il a acheté avec 100 l. st. ou qu'il soit obligé de le livrer à 100 et même à 50 l. st, dans tous ces cas son argent décrit toujours un mouvement particulier et original, tout à fait différent de celui que parcourt par exemple l'argent du fermier qui vend du froment et achète un habit. Il nous faut donc tout d'abord constater les différences caractéristiques entre les deux formes de circulation A-M-A et M-A-M. Nous verrons en même temps quelle différence réelle gît sous cette différence formelle.
Considérons en premier lieu ce que les deux formes ont de commun.
Les deux mouvements se décomposent dans les deux mêmes phases opposées, M-A, vente, et A-M, achat. Dans chacune des deux phases les deux mêmes éléments matériels se font face, marchandise et argent, ainsi que deux personnes sous les mêmes masques économiques, acheteur et vendeur. Chaque mouvement est l'unité des mêmes phases opposées, de l'achat et de la vente, et chaque fois il s'accomplit par l'intervention de trois contractants dont l'un ne fait que vendre, l'autre qu'acheter, tandis que le troisième achète et vend tour à tour.
Ce qui distingue cependant tout d'abord les mouvements M-A-M et A-M-A, c'est l'ordre inverse des mêmes phases opposées. La circulation simple commence par la vente et finit par l'achat; la circulation de l'argent comme capital commence par l'achat et finit par la vente. Là, c'est la marchandise qui forme le point de départ et le point de retour ; ici, c'est l'argent. Dans la première forme, c'est l'argent qui sert d'intermédiaire; dans la seconde, c'est la marchandise.
Dans la circulation M-A-M, l'argent est enfin converti en marchandise qui sert de valeur d'usage; il est donc définitivement - dépensé. Dans la forme inverse A-M-A, l'acheteur donne son argent pour le reprendre comme vendeur. Par l'achat de la marchandise, il jette dans la circulation de l'argent, qu'il en retire ensuite par la vente de la même marchandise. S'il le laisse partir, c'est seulement avec l'arrière-pensée perfide de le rattraper. Cet argent est donc simplement avancé.
Dans la forme M-A-M, la même pièce de monnaie change deux fois de place. Le vendeur la reçoit de l'acheteur et la fait passer à un autre vendeur. Le mouvement commence par une recette d'argent pour marchandise et finit par une livraison d'argent pour marchandise. Le contraire a lieu dans la forme A-M-A. Ce n'est pas la même pièce de monnaie, mais la même marchandise qui change ici deux fois de place. L'acheteur la reçoit de la main du vendeur et la transmet à un antre acheteur. De même que, dans la circulation simple, le changement de place par deux fois de la même pièce de monnaie a pour résultat son passage définitif d'une main dans l'autre, de même ici le changement de place par deux fois de la même marchandise a pour résultat le reflux de l'argent à son premier point de départ.
Le reflux de l'argent à son point de départ ne dépend pas de ce que la marchandise est vendue plus cher qu'elle a été achetée. Cette circonstance n'influe que sur la grandeur de la somme qui revient. Le phénomène du reflux lui-même a lieu dès que la marchandise achetée est de nouveau vendue, c'est-à-dire dès que le cercle A-M-A est complètement décrit. C'est là une différence palpable entre la circulation de l'argent comme capital et sa circulation comme simple monnaie.
Le cercle M-A-M est complètement parcouru dès que la vente d'une marchandise apporte de l'argent que remporte l'achat d'une autre marchandise. Si, néanmoins, un reflux d'argent a lieu ensuite, ce ne peut-être que parce que le parcours tout entier du cercle est de nouveau décrit. Si je vends un quart de froment pour 3 l. st. et que j'achète des habits avec cet argent, les 3 l. st. sont pour moi définitivement dépensées. Elles ne me regardent plus; le marchand d'habits les a dans sa poche. J'ai beau vendre un second quart de froment, l'argent que je reçois ne provient pas de la première transaction, mais de son renouvellement, il s'éloigne encore de moi si je mène à terme la seconde transaction et que j'achète de nouveau. Dans la circulation M-A-M, la dépense de l'argent n'a donc rien de commun avec son retour. C'est tout le contraire dans la circulation A-M-A. Là, si l'argent ne reflue pas, l'opération est manquée; le mouvement est interrompu ou inachevé, parce que sa seconde phase, c'est-à-dire la vente qui complète l'achat, fait défaut.
Le cercle M-A-M a pour point initial une marchandise et pour point final une autre marchandise qui ne circule plus et tombe dans la consommation. La satisfaction d'un besoin, une valeur d'usage, tel est donc son but définitif. Le cercle A-M-A, au contraire, a pour point de départ l'argent et y revient ; son motif, son but déterminant est donc la valeur d'échange.
Dans la circulation simple, les deux termes extrêmes ont la même forme économique ; ils sont tous deux marchandise. Ils sont aussi des marchandises de même valeur. Mais ils sont en même temps des valeurs d'usage de qualité différente, par exemple, froment et habit. Le mouvement aboutit à l'échange des produits, à la permutation des matières diverses dans lesquelles se manifeste le travail social. La circulation A-M-A, au contraire, parait vide de sens au premier coup d'œil, parce qu'elle est tautologique. Les deux extrêmes ont la même forme économique. ils sont tous deux argent. Ils ne se distinguent point qualitativement, comme valeurs d'usage, car l'argent est l'aspect transformé des marchandises dans lequel leurs valeurs d'usage particulières sont éteintes. Echanger 100 1. st. contre du coton et de nouveau le même coton contre 100 l. st., c'est-à-dire échanger par un détour argent contre argent, idem contre idem, une telle opération semble aussi sotte qu'inutile. Une somme d'argent, en tant qu'elle représente de la valeur, ne peut se distinguer d'une autre somme que par sa quantité. Le mouvement A-M-A ne tire sa raison d'être d'aucune différence qualitative de ses extrêmes, car ils sont argent tous deux, mais seulement de leur différence quantitative. Finalement il est soustrait à la circulation plus d'argent qu'il n'y en a été jeté. Le coton acheté 100 l. st. est revendu 100+10 ou 110 l. st. La forme complète de ce mouvement est donc A-M-A', dans laquelle A' = A + DA, c'est-à-dire égale la somme primitivement avancée plus un excédent. Cet excédent ou ce surcroît, je l'appelle plus-value (en anglais surplus value). Non seulement donc la valeur avancée se conserve dans la circulation, mais elle y change encore sa grandeur, y ajoute un plus, se fait valoir davantage, et c'est ce mouvement qui la transforme en capital.
Il se peut aussi que les extrêmes M, M, de la circulation M-A-M, froment - argent - habit par exemple, soient quantitativement de valeur inégale. Le fermier peut vendre son froment au-dessus de sa valeur ou acheter l'habit au-dessous de la sienne. A son tour, il peut être floué par le marchand d'habits. Mais l'inégalité des valeurs échangées n'est qu'un accident pour cette forme de circulation. Son caractère normal, c'est l'équivalence de ses deux extrêmes, laquelle au contraire enlèverait tout sens au mouvement A-M-A.
Le renouvellement ou la répétition de la vente de marchandises pour l'achat d'autres marchandises rencontre, en dehors de la circulation, une limite dans la consommation, dans la satisfaction de besoins déterminés. Dans l'achat pour la vente, au contraire, le commencement et la fin sont une seule et même chose, argent, valeur d'échange, et cette identité même de ses deux termes extrêmes fait que le mouvement n'a pas de fin. Il est vrai que A est devenu A + DA, que nous avons 100 + 10 l. st., au lieu de 100; mais, sous le rapport de la qualité, 110 l. st. sont la même chose que 100 l. st., c'est-à-dire argent, et sous le rapport de la quantité, la première somme n'est qu'une valeur limitée aussi bien que la seconde. Si les 100 l. st. sont dépensées comme argent, elles changent aussitôt de rôle et cessent de fonctionner comme capital. Si elles sont dérobées à la circulation, elles se pétrifient sous forme trésor et ne grossiront pas d'un liard quand elles dormiraient là jusqu'au jugement dernier. Dès lors que l'augmentation de la valeur forme le but final du mouvement, 110 l. st. ressentent le même besoin de s'accroître que 100 l. st.
La valeur primitivement avancée se distingue bien, il est vrai, pour un instant de la plus-value qui s'ajoute à elle dans la circulation; mais cette distinction s'évanouit aussitôt. Ce qui, finalement, sort de la circulation, ce n'est pas d'un côté la valeur première de 100 l. st., et de l'autre la plus-value de 10 l. st.; c'est une valeur de 110 l. st., laquelle se trouve dans la même forme et les mêmes conditions que les 100 premières l. st., prête à recommencer le même jeu. Le dernier terme de chaque cercle A-M-A, acheter pour vendre, est le premier terme d'une nouvelle circulation du même genre. La circulation simple - vendre pour acheter - ne sert que de moyen d'atteindre un but situé en dehors d'elle-même, c'est-à-dire l'appropriation de valeurs d'usage, de choses propres à satisfaire des besoins déterminés. La circulation de l'argent comme capital possède au contraire son but en elle-même; car ce n'est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le mouvement du capital n'a donc pas de limite.
C'est comme représentant, comme support conscient de ce mouvement que le possesseur d'argent devient capitaliste. Sa personne, ou plutôt sa poche, est le point de départ de l'argent et son point de retour. Le contenu objectif de la circulation A-M-A', c'est-à-dire la plus-value qu'enfante la valeur, tel est son but subjectif, intime. Ce n'est qu'autant que l'appropriation toujours croissante de la richesse abstraite est le seul motif déterminant de ses opérations, qu'il fonctionne comme capitaliste, ou, si l'on veut, comme capital personnifié, doué de conscience et de volonté. La valeur d'usage ne doit donc jamais être considérée comme le but immédiat du capitaliste, pas plus que le gain isolé; mais bien le mouvement incessant du gain toujours renouvelé. Cette tendance absolue à l'enrichissement, cette chasse passionnée à la valeur d'échange lui sont communes avec le thésauriseur. Mais, tandis que celui-ci n'est qu'un capitaliste maniaque, le capitaliste est un thésauriseur rationnel. La vie éternelle de la valeur que le thésauriseur croit s'assurer en sauvant l'argent des dangers de la circulation, plus habile, le capitaliste la gagne en lançant toujours de nouveau l'argent dans la circulation.
 
Les formes indépendantes, c'est-à-dire les formes argent ou monnaie que revêt la valeur des marchandises dans la circulation simple, servent seulement d'intermédiaire pour l'échange des produits et disparaissent dans le résultat final du mouvement. Dans la circulation A-M-A', au contraire, marchandise et argent ne fonctionnent l'une et l'autre que comme des formes différentes de la valeur elle-même, de manière que l'un en est la forme générale, l'autre la forme particulière et, pour ainsi dire, dissimulée. La valeur passe constamment d'une forme à l'autre sans se perdre dans ce mouvement. Si l'on s'arrête soit à l'une soit à l'autre de ces formes, dans lesquelles elle se manifeste tour à tour, on arrive aux deux définitions: le capital est argent, le capital est marchandise mais, en fait, la valeur se présente ici comme une substance automatique, douée d'une vie propre, qui, tout en échangeant ses formes sans cesse, change aussi de grandeur, et, spontanément, en tant que valeur mère, produit une pousse nouvelle, une plus-value, et finalement s'accroît par sa propre vertu. En un mot, la valeur semble avoir acquis la propriété occulte d'enfanter de la valeur parce qu'elle est valeur, de faire des petits, ou du moins de pondre des œufs d'or.
Comme la valeur, devenue capital, subit des changements continuels d'aspect et de grandeur, il lui faut avant tout une forme propre au moyen de laquelle son identité avec elle-même soit constatée. Et cette forme propre, elle ne la possède que dans l'argent. C'est sous la forme argent qu'elle commence, termine et recommence son procédé de génération spontanée. Elle était 100 l. st., elle est maintenant 110 l. st., et ainsi de suite. Mais l'argent lui-même n'est ici qu'une forme de la valeur, car celle-ci en a deux. Que la forme marchandise soit mise de côté et l'argent ne devient pas capital. C'est le changement de place par deux fois de la même marchandise: premièrement dans l'achat où elle remplace l'argent avancé, secondement dans la vente où l'argent est repris de nouveau ; c'est ce double déplacement seul qui occasionne le reflux de l'argent à son point de départ, et de plus d'argent qu'il n'en avait été jeté dans la circulation. L'argent n'a donc point ici une attitude hostile, vis-à-vis de la marchandise, comme c'est le cas chez le thésauriseur. Le capitaliste sait fort bien que toutes les marchandises, quelles que soient leur apparence et leur odeur, « sont dans la foi et dans la vérité » de l'argent, et de plus des instruments merveilleux pour faire de l'argent.
Nous avons vu que: dans la circulation simple, il s'accomplit une séparation formelle entre les marchandises et leur valeur, qui se pose en face d'elles sous l'aspect argent. Maintenant, la valeur se présente tout à coup comme une substance motrice d'elle-même, et pour laquelle marchandise et argent ne sont que de pures formes. Bien plus, au lieu de représenter des rapports entre marchandises, elle entre, pour ainsi dire, en rapport privé avec elle-même. Elle distingue an soi sa valeur primitive de sa plus-value, de la même façon que Dieu distingue en sa personne le père et le fils, et que tous les deux ne font qu'un et sont du même âge, car ce n'est que par la plus-value de 10 l. st. que les 100 premières l. st. avancées deviennent capital; et dès que cela est accompli, dès que le fils a été engendré par le père et réciproquement, toute différence s'évanouit et il n'y a plus qu'un seul être : 110 l. st.
La valeur devient donc valeur progressive, argent toujours bourgeonnant, poussant et, comme tel, capital. Elle sort de la circulation, y revient, s'y maintient et s'y multiplie, en sort de nouveau accrue et recommence sans cesse la même rotation. A-A', argent qui pond de l'argent, monnaie qui fait des petits - money which begets money - telle est aussi la définition du capital dans la bouche de ses premiers interprètes, les mercantilistes.
Acheter pour vendre, ou mieux, acheter pour vendre plus cher, A-M-A', voilà une forme qui ne semble propre qu'à une seule espèce de capital, au capital commercial. Mais le capital industriel est aussi de l'argent qui se transforme en marchandise et, par la vente de cette dernière, se retransforme en plus d'argent. Ce qui se passe entre l'achat et la vente, en dehors de la sphère de circulation, ne change rien à cette forme de mouvement. Enfin, par rapport au capital usuraire, la forme A-M-A' est réduite à ses deux extrêmes sans terme moyen ; elle se résume, en style lapidaire, en A-A', argent qui vaut plus d'argent, valeur qui est plus grande qu'elle-même.
A-M-A' est donc réellement la formule générale du capital, tel qu'il se montre dans la circulation.

MARX, Le capital, Livre 1er, 1ère section, chap.4 la formule générale du capital
 

Texte n° 6 :

Au contraire, l'art d'acquérir des richesses pour l'administration de sa maison, tout différent de la chrématistique proprement dite, a une limite, car l'acquisition illimitée de monnaie n'est pas l'affaire de l'économie domestique. De là vient que, à un certain point de vue, il apparaît que toute richesse a nécessairement une limite, et pourtant, d'un autre côté, l'expérience de chaque jour nous montre que c'est le contraire qui a lieu : car tous les trafiquants accroissent indéfiniment leur réserve monétaire. [...] La forme domestique de la chrématistique a en vue une fin autre que l'accumulation de l'argent, tandis que la seconde forme a pour fin l'accumulation même. Par suite, certains pensent que cette accumulation est aussi le rôle de l'administration domestique, et ils vivent continuellement dans l'idée que leur devoir est de conserver intacte leur réserve de monnaie, ou même de l'accroître indéfiniment. La raison de cette attitude, c'est qu'ils s'appliquent uniquement à vivre, et non à bien vivre, et comme l'appétit de vivre est illimité, ils désirent des moyens de se satisfaire également illimités.

Aristote, Politique, 1257b 30 - 1258a 2
 

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auteur(s) :

Stéphane Vendé

information(s) pédagogique(s)

niveau : tous niveaux, Terminale

type pédagogique : sujet d'examen

public visé : non précisé, élève

contexte d'usage : non précisé

référence aux programmes : philosophie, raison, réel, vérité

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