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Conférence : sociologie et mouvements sociaux

mis à jour le 12/06/2007


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Synthèse de la journée de formation continue du 30 janvier 2007 sur conflits et mobilisation sociale. Conférence Lilian Mathieu.

mots clés : mouvements, sociaux, conflits, prostitués, mathieu, lilian, mobilisation, stage


Présentation :

Ce document est une courte synthèse de la journée de formation continue du 30 janvier 2007 qui s'est tenue à l'IUFM de Nantes sur le thème : sociologie et mouvements sociaux. Il reprend des éléments de l'intervention de M. Mathieu (sans nullement prétendre restituer toute la qualité des propos et l'intégralité des échanges avec les participants), et suggère quelques pistes bibliographiques.

Nous tenons ici à remercier M. Mathieu pour sa disponibilité et pour la qualité de sa conférence largement appréciée par l'ensemble des participants.

 

Compte-rendu de l'intervention de Monsieur Lilian Mathieu (sociologue, chargé de recherche au CNRS)

 
 

 

Sociologie et mouvements sociaux

 

 

Je voudrais tout d'abord présenter mon travail de thèse sur l'action collective des prostituées, sujet qui comporte une dimension expérimentale et permet de revenir sur des questions assez classiques en science politique et notamment sur la question de la servitude volontaire si on veut retourner jusqu'à La Boétie. Pourquoi les dominés se révoltent-ils peu souvent contre leur situation défavorable ? Je souhaite partir de ce paradoxe qui veut que les populations les plus précaires, les plus stigmatisées, les plus dominées c'est-à-dire celles qui auraient a priori le plus de bonnes rasions de se révolter contre une situation malheureuse, sont celles qui se révoltent le moins.

Question classique que j'ai essayé d'aborder en renversant le point de vue et en abordant des cas où ces dominés qui malgré leur faible propension à la révolte ce sont malgré tout révoltés. Il s'agit donc de s'intéresser à des mobilisations a priori improbables pour faire apparaître ce qui leur fait ordinairement défaut et ce qui inhibe leurs velléités contestataires. Cette problématique peut s'appliquer à bien des cas : toxicomanes, SDF, sans-papiers... Les prostituées constituent une sorte de cas limite parce que l'action collective semble encore plus risquée, plus coûteuse que pour d'autres populations. Plusieurs actions de prostituées se sont développées pendant les 20 ou 30 dernières années : qu'est-ce qui a rendu possible cette mobilisation malgré tous les obstacles ? Ou d'une façon plus sociologique : quelles sont les ressources qui font ordinairement défaut aux plus dominés et les empêchent de se révolter ? Mon travail s'inscrit dans un courant apparu aux Etats-Unis dans les années 70 autour d'auteurs comme John McCarthy, Charles Tilly, Anthony Obershall qui partent d'un point de vue un peu provocateur selon lequel le mécontentement jouerait finalement un rôle faible dans la mobilisation (parce qu'il y a toujours dans une société suffisamment de mécontentement pour susciter une révolte). Ce qui joue un rôle essentiel c'est la disponibilité (ou l'absence) de ressources politiques (organisations, leaders, savoir-faire militant...) permettant de passer d'un mécontentement un peu diffus à des actions de contestations.

Ma présentation s'articulera autour de trois points :

 

Quels sont les obstacles à l'émergence d'une action collective chez les prostituées ?

 

Un exemple de révolte des prostituées : le mouvement lyonnais de 1975

 

Quelques considérations plus générales sur l'espace des mouvements sociaux

 

Quels sont les obstacles à l'émergence d'une action collective chez les prostituées ?

 

 

Le livre Albert Hirschmann1, Défection et prise de parole, constitue un second point de départ théorique de ma réflexion. Selon lui, lorqu'un consommateur n'est plus satisfait d'un produit, il a le choix entre trois options : sortie ou défection (il s'adresse à une autre entreprise), prise de parole (il se plaint et revendique son mécontentement), loyauté (il accepte la baisse de qualité du produit). Ce modèle économique peut être étendu aux comportements politiques et semble pouvoir expliquer le comportement des prostituées.

Les prostituées sont de façon endémique insatisfaites de leur sort. Leur activité est marginale, elles sont stigmatisées, leur activité est considérée dans la société comme dégradante (regard des passants, des clients, attitudes des travailleurs sociaux ou des policiers...) ; elles ont donc toutes les bonnes raisons de se révolter contre leurs conditions. Le mécontentement est donc toujours donné chez les prostituées, pour autant elles ne révoltent que rarement. Comment peuvent-elles échapper à cette situation ?

Si l'on suit Hirschmann, la première solution est la sortie. Mais c'est une solution difficile car certaines sont sous la coupe de proxénètes, certaines sont toxicomanes d'où une logique de la loyauté forcée, et loyauté encore parce qu'elles peuvent accéder à un niveau de vie supérieur à celui auquel elles pourraient prétendre par des activités légitimes compte tenu de leur faible capital scolaire. Donc, la plupart des prostituées, de façon contrainte ou plus autonome, choisissent la loyauté même s'il s'agit d'une loyauté forcée. La prise de parole est une solution rarement adoptée par les prostituées pour plusieurs raisons.

Première raison : leur faible capital scolaire corrélé à un faible niveau compétence politique (i.e. faible aptitude à concevoir sa situation en termes politiques, cf travaux de Bourdieu et Gaxie), la plupart des prostituées ont une idée très lointaine de ce qu'est un mouvement social, une grève...Ainsi, l'univers de l'action protestataire leur est complètement étranger. En conséquence, elles vont davantage rapporter leur propre situation à leur propre personne, à leurs propres carences ou inaptitudes plutôt qu'à des raisons politiques ou sociales plus générales. Une image dévalorisée de soi-même qui va se traduire par un sentiment d'illégitimité à intervenir dans le débat politique, à prendre la parole publiquement. Porter un remède à leur situation par une action collective est donc tout simplement inimaginable.

Seconde raison : le stigmate attaché à la prostitution interdit toute prise de parole publiquement (forme d'intériorisation de leur indignité sociale) ; crainte d'être reconnu par des proches ; risque pour les mères que leur enfant leur soit retiré par les travailleurs sociaux... Tous ces risques empêchent l'affirmation de soi en tant que prostituée.

Troisième raison : la précarité des conditions d'existence de la majorité des prostituées (pas de protection sociale, pas de logement stable, toxicomanie, problèmes physiques et/ou psychologiques, étrangères en situation irrégulière...) fait qu'elles accordent davantage de priorité à la survie au jour le jour qu'à des actions collectives dont les effets ne peuvent apparaître qu'à moyen/long terme.

Quatrième raison : le monde de la prostitution est très éclaté, très faible solidarité, mais au contraire logique de concurrence exacerbée, logique de chacun pour soi, c'est la loi de la jungle. C'est avant tout une collection plutôt dispersée d'individus sans identité collective, ce qui bloque la mise en place d'une dynamique collective pour défendre des intérêts communs. On raisonne plutôt en free riding (Olson2). Le collectif est très faible et est d'autant plus faible que l'identité collective qui rassemblerait les individus est une identité stigmatisée dont elles ont plutôt honte. Il y a donc une concurrence endémique, une faible cohésion interne qui rend impossible toute forme de mobilisation collective. Cette situation n'est pas sans rappeler l'analyse des paysans parcellaires développée par Marx (des individus isolés placés dans des conditions d'existence similaires mais qui n'ont pas conscience de former un groupe)

Les conditions sont donc très défavorables à la conduite d'action collective et pourtant contre attente, des actions collectives ont émergées comme par exemple le mouvement d'occupation des églises par les prostituées en 1975 débuté à Lyon puis s'est étendu à d'autres grandes villes.


Un exemple de révolte des prostituées : le mouvement lyonnais de 1975

 

C'est un mouvement qui naît à Lyon où pendant plus d'une semaine une centaine de prostituées occupe une église pour protester contre la répression policière. Mouvement très médiatisé qui a un très fort écho en France et à l'étranger et qui s'étend à d'autres grandes villes comme Paris, Marseille, Grenoble...

Pour comprendre ce mouvement, il est nécessaire de revenir en 1972 où un scandale éclate car des policiers sont accusés et condamnés pour proxénétisme (certains ont des prostituées qui travaillent directement pour eux et d'autres sont copropriétaires d'hôtel de passe). Des policiers sont arrêtés et condamnés et on ferme les hôtels de passe. Une nouvelle équipe de police se met en place, et pour montrer son intégrité, elle se montre très répressive (multiplication des PV, rafle, persécution...). En 1975, un cran supplémentaire dans la répression est franchi lorsqu'on ressort une loi permettant d'emprisonner toute personne en état de récidive pour racolage. Autant dire que toutes les prostituées sont susceptibles d'être emprisonnées.

Malgré tous les obstacles à l'action collective, les prostituées vont engager un mouvement. Une première manifestation en 1972 contre la fermeture des hôtels de passe s'était soldée par un échec. Manifester, c'est effectivement marquer publiquement son identité, son statut, ce que peu d'entre elles étaient prêtes à faire. Trois ans après, elles renoncent à s'organiser une manifestation. Quels répertoires d'action collective (C. Tilly3) peuvent-elles envisager ?

Le répertoire d'action collective des prostituées est très limité. Elles vont alors solliciter d'autres personnes disposant d'un répertoire d'action collective beaucoup plus diversifié.

Elles obtiennent un soutien externe grâce aux militants du mouvement du nid. Organisation issue du catholicisme social, très inspirée dans les années 1970 par la théologie de la libération, et qui se consacre au soutien moral des prostituées avec l'espoir que cette aide morale leur permette de quitter la prostitution. L'objectif de cette association est un monde sans prostitution mais sans condamnation morale de cette activité. Ce sont des personnes qui sont dans la compassion vis-à-vis des prostituées, qui trouvent là un soutien à leur cause. Dans les années 1970, l'occupation d'église est une forme d'action très répandue chez les catholiques de gauche (cf le mouvement des sans-papiers analysé par Johanna Siméant4). L'église est un lieu un peu neutre où la police n'intervient pas s'il n'y a pas une demande expresse des autorités religieuses. Les militants du nid suggèrent aux prostituées d'occuper une église. Cette action comporte de multiples avantages à la fois symboliques (dont les médias sont friands) et pratiques (c'est un lieu fermé, à la différence d'une manifestation, elles peuvent contrôler l'accès à leur image et le lieu bénéficie d'une relative sécurité à l'égard de la police).

Le mouvement fonctionne bien : 100 à 150 prostituées occupent l'Eglise Saint Nizier. Mobilisation forte ce qui est assez paradoxal au regard de la très faible proximité des prostituées à l'action politique.

Ce qui a joué, c'est la structuration du monde des prostituées autour de deux ou trois réseaux de proxénètes avec des femmes qui avaient une autorité déléguée par les proxénètes sur leurs « collègues ». Il y avait donc des leaders. Ces rapports d'autorité inhérents au fonctionnement du monde de la prostitution ont joué pour convaincre (un peu par la force) les prostituées réticentes à se mobiliser, comme cette prostituée qui lors d'un entretien raconte qu'elle a été victime d'intimidations pour rejoindre l'église. Pour reprendre l'analyse d'Olson, ce sont des incitations sélectives négatives qui font que le coût du non-engagement devient supérieur au coût de l'engagement. En 1975, le monde de la prostitution est encore relativement organisé à travers des réseaux de proxénétisme qui structurent cette activité, ils vont progressivement disparaître les années suivantes. Vingt ans plus tard, le monde de la prostitution est beaucoup plus informel et anomique. Ainsi, ce minimum d'organisation du monde de la prostitution a facilité la mobilisation.

 

 

1 Hirschmann Albert O., Défection et prise de parole, Fayard, 1995 (1970).

 

2 Olson Mancur, Logique de l'action collective, PUF, 1978 (1965).

 

3 Tilly Charles, « Les origines du répertoire de l'action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième siècle, n°4, 1984.

 

4 Siméant Johanna, La cause des sans-papiers, Presses de Science po. Paris, 1998.

 

L'occupation a duré plus d'une semaine, les revendications portaient sur l'amnistie des premières peines de prison prononcées, l'arrêt de la répression policière et l'ouverture de négociation avec la secrétaire d'Etat à la condition féminine, Françoise Giroux (qui s'est déclarée incompétente). Elles ont également demandé Simone Veil, qui elle aussi a refusé de se saisir de l'affaire. L'Eglise est devenue le centre d'attention des médias. Elles ont obtenu le soutien de toute une série d'associations extrême-gauche qui se demandent si elles avaient ou pas un potentiel révolutionnaire, si c'était des travailleuses ou pas...

Elles obtiennent également le soutien des mouvements féministes (visite de soutien de Simone de Beauvoir). Le mouvement féministe français venait juste d'obtenir la légalisation de l'avortement mais n'avait jamais réfléchi à la question de la prostitution. Comme me l'a dit une militante dans un entretien : « on a pris le train en marche », c'est-à-dire qu'elle ne pouvait pas rester indifférente à la thématique de la prostitution (cela concerne la sexualité, l'identité féminine), mais en même temps sans savoir si les revendications des prostituées devaient être soutenues ou pas. Il y avait donc un soutien à des femmes victimes d'un pouvoir patriarcal représenté par les policiers mais ensuite sur le statut réservé à la prostitution cela devenait beaucoup plus ambiguë. Il y avait a priori favorable mais dans les années suivantes un débat s'engage chez les féministes : doit-on soutenir les prostituées pour qu'on reconnaisse leur activité comme un métier ou doit-on condamner la prostitution comme une sorte de quintessence de la domination masculine ?

Du fait de la diffusion aux autres villes et des soutiens obtenus, le mouvement a pris une ampleur que rien ne laissait présager au départ. De nouvelles revendications apparaissent notamment celle d'une redéfinition du proxénétisme (car à l'époque cela interdisait toute vie de couple car l'homme était immédiatement considéré comme proxénète, alors qu'aujourd'hui il est reconnu comme proxénète que s'il ne peut pas justifier de ses ressources).

Finalement, les prostituées vont être expulsées par les policiers. Rappelons qu'à l'époque le ministre de l'Intérieur est Michel Poniatowski (pas forcément un homme de dialogue...). Les prostituées vont essayer de faire vivre leur mouvement quelques temps après. Des états généraux de la prostitution seront organisés à la Bourse du travail à Lyon et à la Mutualité à Paris avec le soutien du planning familial. Quelques actions sporadiques comme par exemple des attaques de sex-shop seront menés par des petits groupes car la plupart des prostituées ont repris leur activité . Il faut se rappeler que 1975 est l'année où on légalise la pornographie en France. Des sex-shop ouvrent dans les rues où elles travaillent. Elles s'insurgent alors contre cette concurrence : « nous, nous sommes habillées correctement alors que les vitrines des sex-shop sont beaucoup plus choquantes. On nous réprime alors que ces commerces scandaleux sont beaucoup plus attentatoires à la pudeur ». Au bout d'un an il n'y a plus de mouvement. Ce qu'elles obtiennent : peines de prison amnistiées, arrêt des procédures en cours, estompement de la répression policière, abandon de la loi en cause. D'une certaine manière, elles obtiennent gain de cause, mais de façon informelle c'est-à-dire sans que le pouvoir ne le reconnaisse.

 

Quels enseignements peut-on tirer de cette mobilisation ?

Les leaders du mouvements sont celles qui occupent déjà des positions dominantes dans le monde de la prostitution, « ce sont les dominantes parmi les dominées » pour reprendre la formule de Johanna Siméant1.

Elles ont tout d'abord une plus grande légitimité si on les évalue selon les critères internes au monde de la prostitution. Elles ont une autorité préalable, parce qu'elles sont liées aux proxénètes pour certaines ou alors parce qu'elles exercent les pratiques les plus légitimes. Beaucoup d'entre elles sont spécialisées dans le masochisme et elles sont considérées comme dominantes dans le monde de la prostitution. D'une part, elles gagnent beaucoup d'argent, d'autre part, le rapport avec le client est inversé. En outre, il n'y a pas de contact sexuel dans cette activité.

 

Elles ont également une position dominante en fonction de critères étrangers au monde de la prostitution mais qui s'imposent à lui. Ce sont celles qui ont le plus de capital scolaire. Les deux leaders de la mobilisation à Lyon ont le bac ou le niveau bac, ce qui est extrêmement rare dans le monde de la prostitution du milieu des années 70. Elles ont donc un capital scolaire, parfois une compétence politique (par exemple parmi les prostituées parisiennes il y avait une ancienne syndicaliste FO). Ces capitaux ont pu être reconvertis dans le mouvement qu'elles ont impulsé et animé.

 

 

Pourquoi ces leaders entrent-elles dans le jeu militant ? Pourquoi la « prise de parole » plutôt que la « défection » ?

Leur capital scolaire est dévalué par leur passage dans le monde de la prostitution et il devient impossible de le valoriser dans le monde du travail. Elles préfèrent rester dominantes chez les dominées que dominées dans le monde du travail légitime. Cette situation explique donc leur loyauté au monde de la prostitution.

 

Leur statut de leader de la protestation leur a apporté des ressources supplémentaires de notoriété leur permettant de faire défection au monde de la prostitution. Les deux principales leaders du mouvement de Lyon, Ulla et Barbara, ont profité leur engagement pour écrire des livres, intervenir dans les médias et sont sorties de la prostitution juste après le mouvement (avec des reconversions plus ou moins réussies). Ainsi, la prise de parole leur a offert l'opportunité de la sortie. Mais cette défection des leaders a compromis le destin du mouvement, car celles qui étaient susceptibles de porter le mouvement dans la durée se sont finalement désengagées dès qu'elles l'ont pu. Ce qui confirme que leur revendication de faire reconnaître la prostitution comme un métier à part entière n'était pas très crédible puisqu'elles en sortent dès que cela devient possible. C'est une manière d'indiquer en acte qu'elle ne croyait pas vraiment que la prostitution était une activité aussi légitime que les autres.

 

Les mobilisations des plus dominées sont extrêmement dépendantes de leur soutien.

Sans la présence des militants du nid et des féministes, la mobilisation aurait difficilement vu le jour. Forte dépendance à l'égard de ces personnes ayant un capital de compétence militant supérieur, dévouées à la cause des prostituées sans être elles-mêmes des prostituées mais qui leur apportent leur savoir-faire militant, leurs ressources organisationnelles. Mais ce sont aussi eux qui impriment le mouvement. Or, l'association du nid souhaite un monde sans prostitution, ses militants soutiennent le mouvement des prostituées en espérant qu'elles prennent conscience (en s'engageant dans cette action collective) que la prostitution est une aliénation. Mais les prostituées revendiquent tout à fait autre chose : elles veulent faire leur activité dans de meilleures conditions. Ce décalage dans le sens donné au mouvement n'apparaît pas au moment de l'occupation de l'Eglise. Mais progressivement des tensions surgissent : le mouvement du nid ne peut pas soutenir toutes les revendications (accès à la Sécurité sociale, redéfinition du proxénétisme...). Il y a donc une part de malentendu dans cette alliance entre les militants catholiques et les prostituées. Au départ, le soutien du nid a donc été un facteur de réussite de la mobilisation, mais il s'est transformé en facteur de fragilité. Ces soutiens ont eu également une forte influence sur l'image publique du mouvement. Par exemple, les tracts étaient rédigés par les militants du nid (l'écriture requiert effectivement des compétences particulières : ne pas faire trop long, avoir des formules chocs...). Parmi les militants du nid on compte un prêtre et un séminariste, les références chrétiennes apparaissent donc clairement dans la rédaction des tracts. Les tracts du premier jour commençaient ainsi : « ce sont des mères qui vous parlent... ». Mais quand les prostituées ont pris leur autonomie ces références chrétiennes se sont estompées. Par exemple, dans les actions ponctuelles menées après l'évacuation de l'Eglise pour protester contre le ministre de l'Intérieur, elles voulaient offrir « une passe » à tous les votants à une élection locale... Il s'agissait bien évidemment d'un coup de bluff, d'une provocation, mais les militants du nid étaient assez catastrophés par cette initiative. Autant il y avait un silence complet sur la dimension sexuelle de la prostitution quand l'association du nid avait l'emprise sur la définition publique du mouvement, autant lorsque les prostituées se sont réappropriées une part de cette image publique, cette dimension réapparaît au premier plan.

On voit ainsi les fragilités des mouvements de dominés. Ils sont dépendants de soutiens extérieurs plein de bonne volonté mais qui ne partagent pas toujours la même définition de la situation et des tensions apparaissent. De la même façon dans les mouvements des chômeurs, des tensions sont nées car les syndicalistes qui les soutenaient monopolisaient l'accès aux médias. On retrouve les mêmes logiques pour tous les mouvements des « sans ». Il y a donc un sentiment de dépossession, l'existence de soutien extérieur est à la fois une condition de la mobilisation et en même temps un facteur de fragilité.

 

 

1 Siméant Johanna, La cause des sans-papiers, Presses de Science Po., 1998.

 

Ces soutiens ont eu également une forte influence sur l'image publique du mouvement. Par exemple, les tracts étaient rédigés par les militants du nid (l'écriture requiert effectivement des compétences particulières : ne pas faire trop long, avoir des formules chocs...). Parmi les militants du nid on compte un prêtre et un séminariste, les références chrétiennes apparaissent donc clairement dans la rédaction des tracts. Les tracts du premier jour commençaient ainsi : « ce sont des mères qui vous parlent... ». Mais quand les prostituées ont pris leur autonomie ces références chrétiennes se sont estompées. Par exemple, dans les actions ponctuelles menées après l'évacuation de l'Eglise pour protester contre le ministre de l'Intérieur, elles voulaient offrir « une passe » à tous les votants à une élection locale... Il s'agissait bien évidemment d'un coup de bluff, d'une provocation, mais les militants du nid étaient assez catastrophés par cette initiative. Autant il y avait un silence complet sur la dimension sexuelle de la prostitution quand l'association du nid avait l'emprise sur la définition publique du mouvement, autant lorsque les prostituées se sont réappropriées une part de cette image publique, cette dimension réapparaît au premier plan.

On voit ainsi les fragilités des mouvements de dominés. Ils sont dépendants de soutiens extérieurs plein de bonne volonté mais qui ne partagent pas toujours la même définition de la situation et des tensions apparaissent. De la même façon dans les mouvements des chômeurs, des tensions sont nées car les syndicalistes qui les soutenaient monopolisaient l'accès aux médias. On retrouve les mêmes logiques pour tous les mouvements des « sans ». Il y a donc un sentiment de dépossession, l'existence de soutien extérieur est à la fois une condition de la mobilisation et en même temps un facteur de fragilité.

 

Quelques considérations générales sur l'espace des mouvements sociaux.

 

Le concept d'espace des mouvements sociaux (EMS) fait référence à la notion de champ chez Pierre Bourdieu ou bien encore à l'idée de monde social chez Becker. C'est l'idée que la société est composée de différentes sphères d'activité autonomes les unes des autres qui ont chacune leurs règles de fonctionnement, leur temporalité, leurs hiérarchies et principes de classement propres. C'est ce que Bourdieu a fait en étudiant tout une série de champs sociaux : le champ littéraire (in Les règles de l'art), le champ du patronat, le champ économique, le champ des évêques, le champ scientifique, le champ politique, etc.

 

Les mouvements sociaux, un univers à part

 

Je postule à sa suite que les mouvements sociaux composent aussi un univers à part avec ses règles de fonctionnement, ses principes de classement, ses hiérarchies propres... Cette idée n'est pas nouvelle, de nombreux collègues (Gérard Mauger1, Cécile Péchu2, Philippe Corcuff3) parlent eux aussi de « champ des mouvements sociaux » ou bien d' « arène des mouvements sociaux ». Il y a donc bien aujourd'hui l'idée qu'il y a quelque chose comme un petit monde à part où l'on retrouve les mouvements sociaux (mouvements des sans-papiers, les chômeurs, la lutte contre le sida, les mouvements féministes...) et qu'il y a de l'interdépendance, des passerelles entre ces différentes causes.

Il existe une sphère de militantisme à part distincte notamment du champ politique : on ne milite pas à droit au logement de la même façon qu'on milite au PS, au PC ou à la LCR. Cette sphère se distingue également du champ syndical, les mouvements sociaux s'intéressent à des causes qui ne sont pas forcément en lien avec le monde du travail même s'il existe, là aussi, des passerelles : le syndicat Sud peut soutenir les sans-papiers, la CFDT l'a fait dans les années 70. Mais nous sommes tout de même dans des registres distincts de militantisme. Il y a aussi de l'auto-référence dans le fait de dire « nous sommes le mouvement social », il y a eu tout une série d'appel à la fin des années 90 pour l'autonomie du mouvement social. Par exemple, l'appel lancé par Act-Up « nous sommes la gauche » était une manière de dire face aux partis politiques qu'ils n'avaient pas le monopole de la gauche, et que ce qui se faisait dans les mouvements sociaux, les associations incarnait une forme, mais une forme tout aussi légitime, de faire de la politique. Avec ce concept d'EMS, j'essaie de rendre compte de l'idée que les mouvements sociaux constituent bien un monde à part.

Je parle d'espace des mouvements sociaux (EMS), et je ne parle pas de champ pas simplement par coquetterie, mais parce qu'il me semble que ce monde des mouvements sociaux, si l'on prend au sérieux le concept de champ chez Bourdieu, n'est pas totalement un champ autonome, institutionnalisé.

L'autonomie des mouvements sociaux à l'égard principalement du champ politique est variable. Or chez Bourdieu, l'idée de champ suppose un véritable processus d'autonomisation historiquement donné. Ainsi, Bourdieu montre qu'avant le 19ème siècle il n'y a pas de champ littéraire vraiment constitué parce que les écrivains ne se sont pas données de règles de fonctionnement autonomes, avec une idéologie propre (l'art pour l'art) et puis il y a trop de dépendance des artistes à l'égard d'autres univers notamment celui des mécènes. Il faut attendre le 19ème siècle et les progrès technologiques dans la reproduction des œuvres pour qu'il s'autonomise et gagne le contrôle de leur production. Mozart, étudié par Elias, illustre bien le cas de l'artiste de cour totalement dépendant de ses commanditaires et qui essaie vainement de devenir un artiste indépendant. Je pense que le monde des mouvements sociaux n'est pas suffisamment autonome pour constituer un champ. Il y a des poussées d'autonomie des mouvements sociaux selon les périodes historiques comme les années 70 et 90.

 

L'EMS est un univers de compétences spécialisées.

 

La pleine appartenance à l'EMS suppose la maîtrise de compétences inhérentes aux différentes pratiques qui ont cours dans cet espace. Par exemple, la maîtrise d'un répertoire de l'action collective : savoir utiliser et à bon escient différentes formes d'action contestataires, savoir utiliser la manifestation quand cela vaut la peine. Les prostituées sont un cas de groupe qui n'a pas la maîtrise de ces compétences liées à l'activité contestataire : elles font des gaffes, elles organisent une manifestation alors que c'est précisément ce qu'elle ne peuvent pas faire (si on est peu nombreux mieux vaut faire comme Act-Up des actions éclairs assez provocatrices). Cela suppose aussi la maîtrise des grands principes de classement à l'intérieur du monde du militantisme. Savoir se repérer, par exemple lorsqu'on fait une coalition savoir qui sont nos partenaires (lambertiste, catholiques de gauche...). On ne peut le savoir que si on a une maîtrise pratique des principes de classement des différentes traditions politiques, idéologiques, philosophiques qui traversent l'espace des mouvements sociaux.

Il y a donc à la fois des compétences pratiques et des compétences cognitives. Parmi les compétences pratiques, il n' y a pas seulement organiser une manifestation, mais aussi savoir rédiger un tract, savoir animer une assemblée générale (éventuellement savoir la retourner...), savoir négocier avec la préfecture, savoir parler aux médias.

 

1 Mauger Gérard, « Pour une politique réflexive du mouvement social », in P. Cours-Salies, M. Vakaloulis (dir.), Les mobilisations collectives : une controverse sociologique, PUF.

 

2 Péchu Cécile, « Les générations militantes à droit au logement », Revue française de sciences politique, 51 (1-2), 2001.

 

3 Aguiton Christophe, Corcuff Philippe, « Mouvements sociaux et politique : entre anciens modèles et enjeux nouveaux », Mouvements, n°3, 1999.

 

Mettre l'accent sur les compétences pratiques et cognitives a pour intérêt d'appréhender ce qui se joue aux frontières de l'espace lorsqu'il y a des groupes qui essaient de rentrer dans l'EMS. Les prostituées sont exemplaires d'un groupe qui fait irruption dans l'EMS mais sans rien maîtriser des compétences requises, d'où leur besoin d'être cooptées par d'autres mouvements qui appartiennent déjà à l'EMS. Le concept de capital militant a été récemment proposé par Frédérique Matonti et Franck Poupeau1 pour rendre compte de ce que j'appelle les compétences à l'action collective. Cela permet d'éclairer l'importance de ces savoirs et savoir-faire militants mais, avec la métaphore économique du capital cela permet également de pointer des inégalités. Un autre avantage du concept de capital militant et encore une fois de la métaphore économique, est d'introduire l'idée d'un taux de change c'est-à-dire qu'est-ce qu'il advient de ce capital lorsqu'on le transfère de l'EMS à un autre univers. Par exemple, transfert de capital militant de l'EMS au champ politique : vous êtes ancien leader d'un mouvement syndicaliste et vous vous présentez à l'élection présidentielle. Vous avez accumulé un capital de notoriété, de savoir-faire, que vous allez chercher à transposer à un autre univers mais qui n'a pas les mêmes règles. Comme dans toute opération financière, on prend des risques... Vous avez peut-être la possibilité de faire un bon placement mais vous prenez aussi le risque de perdre le soutien de votre ancienne association, de perdre votre capital de notoriété si on vous stigmatise comme carriériste. Autre possibilité étudiée par Eric Agrikoliansky2, un transfert inverse : à la Ligue des droits de l'homme, il y a beaucoup d'anciens militants de parti politique ou de syndicats désabusés par le militantisme partisans (jeu des concurrences internes, parachutages et compromissions diverses...) vont convertir leur capital militant dans le secteur associatif et dans l'EMS où ils ont le sentiment de faire de quelque chose de plus concret et de plus désintéressé. Ce militantisme est alors jugé plus satisfaisant, Eric Agrikoliansky repère aussi des jeunes retraités anciens militants syndicaux qui passent d'un registre de militantisme à un autre. Ce registre des associations et de l'action contestataire c'est ce que j'appelle l'EMS.

Parler de compétences pratiques et cognitives imposent de s'interroger sur les modes d'acquisition et d'apprentissage de ses compétences.

Malheureusement, c'est un domaine assez peu étudié par la sociologie des mobilisations. Comment devient-on militant ?3. Comment les militants transposent-ils des savoir-faire scolaires en savoir-faire militants ? Et comment les deux se nourrissent l'un et l'autre ? Il faut également considérer tous les aspects de socialisation politique. Avant de rentrer dans l'EMS, il faut trouver que cela vaut la peine de militer. Poids de la socialisation familiale : on trouve effectivement chez les militants une forte hérédité militante.

Poids également des expériences fondatrices, je mène actuellement une recherche avec Annie Collovald sur les syndicalistes des secteurs flexibles et précaires, les entretiens conduits illustrent des cas de militants qui ne sont pas du tout des militants dans l'âme, dont les parents n'étaient pas politisés et qui se retrouvent contraints de participer à une grève. Cela ne leur plait pas, mais pour ne pas se faire mal voir par les collègues ils vont participer. Ils sont très mal à l'aise mais ils le font quand même, et puis c'est une révélation (par exemple parce que la mobilisation réussie). Ils apprennent alors à devenir militant et ils y prennent goût. Tous ces aspects de socialisation militante sont donc à prendre en compte pour comprendre comment on devient un militant et comment on intègre l'EMS et on apprend à s'y repérer. Cela permet aussi de retrouver la question des carrières militantes travaillée par Olivier Fillieule4.

C'est un concept très utile et beaucoup utilisé à l'heure actuelle en sociologie des mobilisations pour rendre compte de ses aspects de socialisation et de transfert de compétences d'un univers à l'autre et pour comprendre les fluctuations des activités militantes au cours d'une vie. Il existe bien des carrières de militant (un peu comme les carrières professionnelles) au cours desquelles on passe avec une intensité variable dans la mobilisation d'un engagement à un autre.

Cette analyse en termes d'univers de compétences permet de mettre l'accent sur les individus porteurs de dispositions, savoirs et savoir-faire, c'est donc une approche centrée sur les individus. Il faut la compléter par une approche plus structurelle, comme je le disais précédemment, l'EMS est un peu comme un champ, c'est un univers qui a ses principes de fonctionnement distincts des autres univers notamment du champ politique.

 

L'EMS est aussi un univers d'interdépendance entre des causes hétérogènes.

 

 

On y observe des logiques de concurrence entre des organisations qui sont actives sur les mêmes causes. Il existe des partenariats, des coalitions mais aussi de la concurrence. Par exemple, sur le mouvement contre la double-peine5, vous avez le GISTI, La Ligue des droits de l'homme, le MRAP, le mouvement d'immigration et des banlieues..., ils font des campagnes ensemble mais dans le mêmes temps elles sont aussi en concurrence. Chaque organisation essaie d'imposer aux autres sa conception de la double peine, elles doivent donc négocier pour trouver des plates-formes communes ; mais également concurrence pour capter les nouveaux militants, pour les ressources matérielles, pour la prise de parole dans les médias... Il y a donc à la fois coalitions, concurrence, conflits et opposition radicale (exemple les pro et les anti-avortement). On peut aussi repérer des effets d'interdépendance. Le fait d'avoir un adversaire impose des choses sur la conduite de sa propre lutte. Le mouvement féministe est contraint dans son calendrier par les adversaires à l'avortement. Il y a parfois des points de rencontre (lors des procès des commandos anti-IVG par exemple). Il s'agit donc d'un univers d'interdépendance.

L'EMS est aussi marqué par des principes de hiérarchie et par des emprunts d'une cause à une autre.

Certaines causes peuvent apparaître ponctuellement avant-gardistes. Elles vont alors focaliser l'attention. Le mouvement des sans-papiers en 1996 n'a pas attiré que les mouvements de défense des étrangers, il y avait aussi des syndicats, certaines associations de lutte contre le sida, qui ont trouvé une bonne raison de se coaliser même si cette lutte là ne les concernait pas directement. Et dans le même temps cela fait une concurrence au mouvement contre la double peine. Ainsi, le mouvement d'immigration et des banlieues (MIB) n'était pas très content que le mouvement des sans-papiers se développe parce que toutes les associations qui les soutenaient sont passées du côté des sans-papiers. On observe des emprunts entre mouvements. On s'inspire des slogans qui ont connu un certain succès : « le monde n'est pas une marchandise », « le corps des femmes n'est pas une marchandise »... Il y a aussi des jeux d'imitation (transfert de forme d'action) et de distinction, lorsque les anti-PACS se sont mobilisés leur principale source d'inspiration était la Gay-Pride parce qu'il fallait faire aussi bien que l'adversaire.

 

 

1 Matonti Frédérique, Poupeau Franck, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, n°155, 2004.

 

2 Agrikoliansky Eric, La Ligue française des droits de l'homme et du citoyen depuis 1945, L'Harmattan, 2002.

 

3 Voir sur ce point, le dossier sur le militantisme proposée dans le prochain numéro de la revue ContreTemps, en particulier l'article de Christine Dolo et Samuel Joshua sur les apprentissages militants

 

4 Fillieule Olivier (dir.), Devenirs militants, Belin, 2004.

 

5 Mathieu Lilian, La double peine. Histoire d'une lutte inachevée, La Dispute, 2006.

 

L'EMS fonctionne donc un peu comme un champ mais avec de une autonomisation fluctuante dans le temps. On observe des poussée d'autonomisation et des moments de régression

 


Une autonomisation croissante de l'EMS dans les années 1970 :

 

Si on suit les travaux de Gérard Mauger1 sur l'esprit des contestataires dans les années 70, on peut penser à une première poussée d'autonomisation dans l'après mai 1968, on assiste à une processus de reconversion d'investissement politique antérieur et plus précisément d'investissement révolutionnaire déçu. Le Grand Soir n'a pas eu lieu et on constate qu'un certain nombre de militants a quitté les organisations gauchistes pour reconvertir leurs compétences militantes dans une multiplicité de causes, qui ont en commun de se focaliser sur les marges (i.e. les prisonniers, les malades mentaux, l'homosexualité, les prostituées) ou bien encore la défense d'identités minoritaires ou mise en minorité (régionalisme, féminisme, homosexuel...). C'est la floraison de ce qu'on a appelé les nouveaux mouvements sociaux (NMS) portant sur la défense d'identités minoritaires qui exigent leur reconnaissance.

L'idée qu'il s'agirait de causes post-matérialistes qui auraient pris la suite des enjeux matérialistes du mouvement ouvrier est hautement contestable. Si on regarde ce que revendique ces mouvements sociaux, la césure n'est pas aussi nette que cela. Considérer la prostituée comme travailleuse, c'est rester dans le registre marxiste. On peut aussi considérer qu'une revendication syndicale portant sur une augmentation des salaires n'est pas seulement un enjeu matériel, c'est également une revendication de dignité. La césure entre matérialiste et post-matérialiste n'est donc pas assurée. Cela fait partie de toute la contestation de ces discours sur ces supposés « nouveaux mouvements sociaux ». Une autre critique est de dire que beaucoup de NMS existaient déjà au 19ème siècle (les mouvements féministes, régionalistes, écologistes...). Il y a tout de même une poussée contestataire dans les années 70 et donc une autonomisation de l'EMS, qui d'estompe à la fin de la décennie parce qu'un parti politique arrive à se poser en relais obligé à ces revendications.

 

Un déclin de l'autonomisation de l'EMS dans les années 1980.

 

Le Parti socialiste (PS) parvient à coopter au niveau local un bon nombre d'acteurs de ces mouvements. On a alors un alignement des anticipations de ces mouvements sociaux sur le calendrier électoral avec les municipales de 1977, les législatives de 1978, et finalement la victoire de Mitterrand en 1981. La gauche perd de très peu aux élections locales et législatives, la possibilité d'une victoire et d'une alternance devient donc de plus en plus crédible. Sur la question des immigrés, le PS apparaît beaucoup plus à gauche que son concurrent direct le Parti Communiste (PC) notamment sur la question de la double peine. On n'agit donc plus en fonction des enjeux et des temporalités propres à l'EMS mais en fonction du calendrier électoral et du rythme du champ politique. Cela se renforce à la faveur de la victoire de Mitterrand en 1981 avec une quasi-disparition de l'EMS par la conjugaison de plusieurs processus. D'une part, certaines revendications sont satisfaites : légalisation de l'avortement est confirmée, abrogation des dernières dispositions discriminatoires à l'égard des homosexuels, institutionnalisation de certaines causes telle que l'écologie, disqualification d'autres causes dans la violence terroriste. D'autre part, le rapport de force économique devient moins favorable au syndicat. Enfin, l'intégration de nombreux leaders et cadres des mouvements sociaux dans le dispositif gouvernemental (beaucoup de cadres du GISTI (syndicat de la magistrature) rejoignent les cabinets ministériel) induit de nouveaux rapports entre pouvoir et mouvements sociaux. Par exemple en 1981, une nouvelle loi sur l'immigration est votée, le GISTI est très déçu par cette loi mais on ose moins critiqué. La dimension protestataire devient (temporairement) moins forte. Les années 80 sont donc marquées par un déclin de la contestation. Le nombre de journées de grèves chute. L'idéologie du repli individualiste et l'ensemble des thématiques sur la poursuite du bonheur individuel et la dépolitisation accompagnent ce mouvement (cocooning, repli sur la sphère privée...). On observe une perte d'interdépendance des causes, il existe des mouvements mais ils sont ponctuels et peu articulés les uns avec les autres. Le mouvement étudiant de 1986 précède la grève de la SNCF mais cela ne débouche pas sur une vague contestataire.

 

Une reconstitution de l'EMS dans les années 1990.

 

L'EMS se reconstitue à partir du début des années 90 sous l' effet de plusieurs facteurs. Tout d'abord une fermeture de l'univers partisan à gauche, qui est plus réticent à porter les revendications sociales lorsqu'il est au pouvoir. Rémy Lefebvre et Frédéric Sawicki2 montrent que le PS passe d'un parti de militants à un parti de notables, l'essentiel des effectifs des militants du PS sont des personnes qui ont des postes dans des mairies, des conseils généraux ou des postes de permanents et dont leur enjeu est de garder leur boulot. Le recrutement change, ce sont souvent des personnes passées par des écoles de pouvoir (Science Po, l'ENA) et donc le capital militant n'est plus un capital valorisé dans le champ politique partisan. On peut être un militant de longue date et puis stagné en raison de parachutage, ce n'est plus le fait d'être dévoué à l'organisation qui est valorisé, mais ce sont davantage des formes de capitaux scolaires spécialisés. On a donc une fermeture du politique qui amène à une reconversion sur l'EMS. De nouvelles causes surgissent et là encore, la coupure matérialiste/post-matérialiste ne fonctionne pas puisque les enjeux posés sont précisément matériels. Toutes les nouvelles causes qui apparaissent sont directement en lien avec la précarité sociale (logement, chômage, sans-papiers (travailleurs clandestins)...). Le mouvement de décembre 1995 renvoie aussi à tout cela. Le fait que les mouvements sociaux peuvent remporter des victoire sans passer par le relais des parti politique renforce l'auto-référence des mouvements sociaux. Le mouvement de décembre 1995 en est une illustration exemplaire. Le plan Juppé est retiré alors que la gauche de gouvernement est relativement atone. C'est aussi l'obtention de victoires, même très réduites, sur la question du logement, du chômage, la régularisation de sans-papiers. Malgré tout, les mouvements sociaux avec les propres ressources et formes d'action arrivent à arracher quelques concessions. Le simple fait que certains groupes arrivent à se mobiliser est considéré comme une victoire. Pour les chômeurs Bourdieu a parlé de « miracle social ». Le passage à l'action collective et l'expression de revendications de catégories ordinairement passives deviennent possibles même si cela reste difficile comme je l'ai montré dans la première partie.

Dernière élément qui peut caractériser l'EMS et valide l'interdépendance des mouvements sociaux, ce sont les cas de certains militants qui ont des carrières très longues en passant d'une organisation à l'autre ( DAL, GISTI, AC ! Contre le chômage...).

 

LILIAN MATHIEU

 

Retranscription pour la formation continue : marc.pelletier@ac-nantes.fr

 

Quelques éléments bibliographiques

 

Nous suggérons ici quelques pistes (ouvrages ou articles de synthèse exploitables en classe). Pour une bibliographie complète voir Comment lutter ? (Lilian Mathieu, 2004) et la bibliographie de l'agrégation de sciences économiques et sociales sur le thème des conflits sociaux (Bulletin officiel hors-série n°5 du 20 mai 2004, actualisation BO n°25 du 30 juin 2005 et BO hors-série n°3 du 27 avril 2006).

 

Mathieu Lilian, Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux, Textuel , collection La Discorde, 2004.

 

Mathieu Lilian, Mobilisation des prostituées, Belin, 2001.

 

Mathieu Lilian, La double peine - Histoire d'une lutte inachevée, La Dispute, Série « Pratiques politiques », 2006.

 

Mathieu Lilian (co-dirigé avec Justine Balasinski), Art et contestation, Presses Universitaire de Rennes, 2006.

 

Mathieu Lilian, « Les nouvelles formes de contestation sociale » in Regards sur l'actualité, n°251, 1999.

 

Mathieu Lilian, « Notes provisoires sur l'espace des mouvements sociaux » in Contretemps, n°11, 2004.

 

Neveu Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La découverte, collection repères, 2005 (2002).

 

Groux Guy, « Les nouvelles mobilisations collectives : leurs formes et leurs portée », in Cahiers Français, n°316, septembre- octobre 2003.

 

Groux Guy, « Conflits et changement social aujourd'hui » in Sciences Humaines, hors-série n°28, mai 2000.

 

Poirson Martial, « Les nouveaux mouvements sociaux : de quoi parle-t-on ? », Ecoflash, n°212, novembre 2000.

 

Frémaux Philippe, Yerochewski Carole, « Le mouvement social revivifié », in Alternatives Economiques, hors-série n°52, Avril 2002.

 

Offerlé Michel (entretien), « Comment expliquer la crise du syndicalisme ? «  in Alternatives économiques, hors-série n°49, 3ème trimestre 2001.

 

Lapeyronnie Didier, Hérault Bruno, « Le statut et l'identité. Les conflits sociaux et la protestation collective » in Galland Olivier, Lemel Yannick (dir.), La nouvelle société française, Armand Colin, 2001.

 

Martin Gilles, « Tous ensemble ou chacun pour soi », Ecoflash, n°151, octobre 2000.

 

Chazel François (dir.), Action collective et mouvements sociaux, PUF, 1993.

 

Coutrot Thomas, « Une nouvelle période pour la conflictualité sociale ? », Cahiers Français, n°304, 2001.

 

Andolfatto Dominique, « Le plus faible taux de syndicalisation des pays industrialisés », in L'Etat de la France 2004, La découverte, 2004.

 

Pernot Jean-Marie, « Chronique des mouvements sociaux », in L'Etat de la France 2004, La découverte, 2004.

 

 

 

1 Gérard Mauger, « Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme : pour une histoire de la « génération 68 » », in CURAPP, in L'identité politique, PUF, 1994.

 

2 Lefebvre Rémi et Sawicki Frédéric, Edition du Croquant, 2006.

 

information(s) pédagogique(s)

niveau : tous niveaux, Terminale ES

type pédagogique : connaissances

public visé : non précisé, enseignant

contexte d'usage : non précisé

référence aux programmes : Première : Régulation sociale et conflits
Terminale : Conflits et mobilisation sociale / Objets et des formes de l'action collective

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sciences économiques et sociales - Rectorat de l'Académie de Nantes