Le propos du conférencier ayant présenté la Révolution française comme constituant à la fois l'effet d'un héritage et la cause d'une rupture radicale, la première question a porté sur la cohérence d'une telle interprétation. Reconnaissant la pertinence de cette demande, monsieur Martin a tenu à déployer alors plus explicitement le rapport dialectique qu'il y a entre ces deux moments - continuité et discontinuité - de l'événement historique, en rappelant combien la tradition française de la violence a puissamment contribué à la radicalisation exceptionnelle de la violence politique lors de la Révolution en France, grand pays où l'événement ne pouvait que prendre les dimensions d'un fait historique total (économique, social, politique et symbolique), contrairement à l'Angleterre, par exemple, où les différents niveaux de la société étaient encore relativement indépendants les uns des autres. Une telle symbiose ne fut pas pour rien dans le sentiment, si fort alors en France et par-delà, de l'universalité de l'esprit français.
Cette même question du continuisme et du discontinuisme dans la connaissance historiographique s'est trouvée radicalisée par la demande de savoir si, dans la volonté d'éviter toute approche essentialiste qui risquerait d'imposer une définition générique et donc totalisante de la violence au détriment du respect de la diversité des circonstances historiques, le propos du conférencier n'aurait pas engagé deux acceptions différentes de la notion de violence, qu'il faudrait bien distinguer et articuler : une violence symbolique, relevant de l'ordre des idées et principes (là où, effectivement, la Révolution française apparaît bien comme un événement radical, en rupture avec les autres phénomènes historiques, politiques notamment, en France même et au-delà) et une violence matérielle, relevant de l'ordre des faits (référence propre sinon à banaliser tout à fait la Révolution en tout cas à la réinscrire dans la continuité d'une période historique qui ne fut pas exclusivement française). Là encore, monsieur Martin reconnaît la légitimité d'une telle distinction et en saisit l'occasion pour redéployer son propos en illustrant historiquement les deux moments (continuité et discontinuité) dont la rencontre a fait l'exceptionnalité de la Révolution française (en référence à l'Allemagne, cette fois, où la tradition de la violence -de la Guerre de Trente Ans notamment- avait trouvé une première accalmie dans la Réforme).
Le débat s'est alors déplacé du domaine de la connaissance historienne du passé à celui de l'action politique présente et à venir. Le propos du conférencier ayant fait une référence forte à l'exemplarité pratique sinon de toute la Révolution française, jusque dans ses violences extrêmes (comme dans la Terreur), en tout cas du peuple français dans sa référence à des principes qui engendrent des ruptures historiques inaugurant des époques nouvelles du monde, il a été demandé s'il y a bien une exception politique française et, si oui, si elle présente encore des ressources dans le double contexte historique actuel de la construction de l'Europe et du déploiement de la mondialisation. Après avoir évoqué le caractère quasi abyssal de cette question, monsieur Martin a tenu à mettre l'accent sur la discontinuité entre deux moments du processus révolutionnaire : si dans un premier temps (jusqu'en 1793 et même 1794) la référence à des principes universalistes a bien dominé l'événement, l'idée même d'universalité s'est progressivement pervertie, voire renversée, en un nationalisme méprisant des autres peuples (déçu notamment par la résistance qu'ils opposèrent à l'expansion militaire de l'esprit révolutionnaire). Monsieur Martin reconnaît alors qu'il faut sans doute refuser aussi bien la thèse discontinuiste de la perversion de l'esprit de la révolution en un nationalisme forcené que la thèse continuiste d'une permanence anhistorique de l'universalisme de l'esprit révolutionnaire.
Il resterait cependant à se demander si cette volonté méthodologique de tenir ensemble ou bien de répudier en même temps, et à égalité de dignité ou d'indignité, les principes continuiste et discontinuiste est bien tenable à la fois dans l'ordre de l'épistémologie et dans celui de l'action. En effet, pour échapper au destin relativiste du nominalisme, la connaissance historienne ne doit-elle pas engager, plus ou moins consciemment et volontairement, des catégories de pensée (comme celles d'identité et de causalité notamment) permettant de distinguer et d'articuler les événements étudiés (ce qui présuppose que l'on fasse sien un certain essentialisme, permettant de définir la violence par exemple, même si c'est avec toutes les précautions d'usage), comme d'ailleurs le nécessite la mise en œuvre même de la règle fondamentale de la comparaison entre les événements pour pouvoir en saisir les ressemblances ? La pratique politique, pour être la plus lucide et responsable possible, ne doit-elle pas, elle aussi, reconnaître et assumer des références historiques dont l'exemplarité consiste précisément en l'illustration ou la présentation figurée d'un universel qui relève moins de quelque existence factuelle passée (toujours en passe d'être dogmatiquement hypostasiée) que d'une exigence idéelle, jugée de façon critique et autocritique être encore grosse de ressources politiques éclairantes et émancipatrices pour le présent et l'avenir ?
Rédacteur : J. GAUBERT