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APPRENDRE : DES MALENTENDUS QUI FONT LA DIFFÉRENCE, É. BAUTIER ET J.-Y. ROCHEX (1997)
La prolongation massive des cursus scolaire n’a pas fait disparaître les inégalités mais les a rendues plus difficiles à observer. Premièrement ,car la diversification des filières dans le secondaire a multiplié les voies d’accès aux différents niveaux de formation ou de certification, lesquelles sont loin d’être de valeur égale sur le marché du travail. Deuxièmement, car les politiques volontaristes d’orientation davantage soucieuses de gérer les flux que de la réelle amélioration des conditions d’apprentissage conjuguées à la concurrence croissante entre établissements a contribué à brouiller les normes d’exigence et leur perception et à accroître les inégalités entre établissements. Le niveau atteint dans le cursus scolaire est devenu un mauvais indicateur desacquisitions culturelles et intellectuelles, d'où les déconvenues pour certains élèves à l'entrée dans une nouvelle étape de leur cursus (par exemple à l'entrée dans l’enseignement postbac).
Cet article montrequ'on ne peut meusrer les inégalités scolaires en se contentant des taux d’obtention des différents diplômes, sans s’intéresser aux inégalités d’acquisitions cognitives et culturelles entre élèves suivant le même cursus, ainsi qu’aux différences d’efficacité ddes modalités d’apprentissage qu’ils mettent en œuvre.
De la scolarisation comme cadre à la scolarisation comme activité.
En 1970, Bourdieu et Passeron mettaient en avant concernant le système scolaire que « le rapport à la culture qu’il reconnaît n’est complètement maîtrisé que lorsque la culture qu’il inculque a été acquise par familiarisation (…) En ne donnant pas explicitement ce qu’il exige, il exige uniformément de tous ceux qu’il accueille qu’ils aient ce qu’il ne donne pas ».S'appuyant sur ces théories de la reproduction, de nombreuses études de recherches empiriques ont depuis franchi les murs des établissements scolaires, . mais elles n'apprennent que peu de choses sur les processus individuels et sociaux qui permettent, favorisent, ou au contraire entravent l’appropriation des savoirs par des élèves appartenant à différents milieux sociaux.
Il s’agit désormais de porter l’investigation sur les modalités concrètes de l’activité scolaire, sur les pratiques de chacun des protagonistes (essentiellement élèves et enseignants mais au-delà les concepteurs de programmes, des manuels, les formateurs d’enseignants etc.), c’est-à-dire interroger les pratiques des professionnels de l’éducation, les modalités des mises en forme scolaires des savoirs pour les enseigner, voire les choix qui président à l’élaboration et à la différenciation des curriculum selon les filières. De même sont étudiés le degré de préoccupation scolaire et l’implication pratique des parents, mais aussi le rapport au langage et au savoir (socialement construit pour une grande part) que ceux-ci importent et mettent en œuvre dans les situations scolaires. Ces études ont permis de mettre en évidence des « malentendus cognitifs» entre les élèves et leurs familles d’une part, et les enseignants d'autre part qui pourtant ont le souci d’œuvrer à la démocratisation scolaire en s'adaptant aux « nouveaux publics ». Plutôt que des Idifférences de capital culturel ou de compétences cognitives, ce sont donc plutôt des différences quant à ce qui est considéré comme savoir et comme apprentissage par les élèves qu’une qui peuvent rendre compte des processus de différenciation qui se cumulent et vont produire « l’échec » ou « la réussite » scolaire. Les malentendus portant sur les postures et activités intellectuelles requises par l’appropriation des savoirs et de la culture peuvent leurrer durablement certains élèves quant à la nature du travail intellectuel et des activités pertinentes pour apprendre, et ainsi les détourner de la voie d’apprentissage et aboutir, par cumul, à des situations ou parcours et acquisitions scolaires très contrastées. Trois registres de l’expérience scolaire sont au cœur de ce processus : le rapport à la scolarité, le rapport au savoir et au langage, et enfin le rapport aux tâches et activités scolaires.
Métier d’élève ou travail d’apprenant ?
Le cœur du malentendu scolaire réside souvent dans le sens même de l’entreprise scolaire. De nombreux élèves ne peuvent ainsi donner sens et valeur à leur présence à l’école et aux activités que dans une logique de niveau et de cheminement, voire de survie. Il semble s’agir davantage d’une course à obstacles permettant de « passer » de classe en classe, d’aller le plus loin possible et d’arriver à « un bon métier ». Cette référence à l’avenir et au métier reste toutefois confuse et ne permet pas de donner une valeur et un sens cognitifs aux activités d’apprentissage et à leurs contenus. Ceux-ci apparaissent alors comme des obligations dont il faut s’acquitter. Cette réduction à la fonction certifiante de l’institution scolaire censée garantir l’accès à l’emploi s’affirme chez les élèves en difficulté au détriment de la reconnaissance de la scolarisation comme matrice du développement culturel. Quelle part les pratiques enseignantes prennent-elles dans ce processus ? En ne justifiant la scolarité que par sa fonction de préparation à l’insertion socioprofessionnelle, ne court-on pas le risque d’enfermer les jeunes d’origine populaire dans un rapport au savoir qui ne leur permet pas de se construire les compétences et attitudes requises par la réussite scolaire, ni d’avoir accès au sens et au plaisir d’apprendre et de savoir… et, dès lors, de mal les préparer à cette insertion à laquelle se réduit pour eux la finalité scolaire ?
Les élèves qui sont dans la seule logique du cheminement (métier d'élève) ne valorisent pas les savoirs au-delà de ce qà quoi ils servent dans les situations quotidiennes. Le travail requis par l’apprentissage semble se réduire pour l’élève au respect de règles et de consignes scolaires : bien se tenir, faire ses devoirs, avoir son matériel etc. On constate dès l’école élémentaire la difficulté de nombreux élèves à percevoir qu’il existe une spécificité des contenus d’apprentissage et des disciplines scolaires qui transcende la diversité des successions des exercices. En revanche, pour les élèves qui parviennent à se situer dans une logique d’apprentissage (travail d'apprenant), les exercices ont une valeur ajoutée qui facilite la reconnaissance et l’appropriation des savoirs dans leur cohérence et leur globalité. Ces deux modes d’interprétation des situations ne produisent évidemment pas les mêmes effets en termes d’apprentissages, d’acquisitions cognitives et de rapport à l’école.
La « logique du cheminement » se conjugue fréquemment avec un autre leurre : celui qui conduit ces élèves à s’en remettre à l’enseignant comme « celui qui nous apprend » qui « dit ce qu’il faut faire », voire à réduire les situations et les exigences scolaires à leurs seules composantes affectives et relationnelles. Si le chemin mène rarement à la réussite, rancœur et désillusions sont fréquemment présentes, d’autant plus que ce malentendu tend à se dévoiler désormais de plus en plus tardivement dans le cursus scolaire. Les élèves en difficulté se situent alors fréquemment dans une posture de non-différenciation entre le "moi" de leur expérience quotidienne et celui de leur expérience scolaire, entre le registre de l’opinion fondée sur la première et celui de la construction des savoirs fondée sur la seconde.
Les bons élèves se situent au contraire dans une posture de construction d’un "je" sujet apprenant, distinct du "moi" de l’expérience quotidienne et pouvant par là même mobiliser les savoirs scolaires pour constituer ce moi et cette expérience comme objets de réflexion. Les pratiques langagières et en particulier les pratiques propres à la culture écrite sont sans conteste au cœur d’un tel rapport au monde et à soi-même (cf. le texte de Lahire, présent dans le recueil). À l’école élémentaire et bien au-delà, le travail d’écriture ne saurait être réduit à sa seule fonction de communication différée, ni à la simple application de règles de construction de différents types de textes (du récit à la dissertation). Il est un instrument de pensée, un moyen de transformation intellectuelle de soi et de son rapport au monde, un outil irremplaçable de construction des savoirs et du sujet apprenant, en ce qu’il requiert nécessairement de sortir de la logique de l’expérience vécue et rapport pratique d’immersion dans les situations immédiates. Cette prise de distance est néanmoins exigée implicitement de tous..
D’une méconnaissance à l’autre ?
Il est également important d’interroger dans ce processus les représentations et les modes d’activité professionnelles des enseignants. SDe l’école à l’université, la possibilité pour les élèves et les étudiants d’interpréter de manière pertinente les situations scolaires et de donner du sens aux contenus des activités pédagogiques proposées ne peut plus être considérée comme un donné des activités enseignantes. L’évolution pédagogique insistant sur la volonté de mettre l’élève « au centre » du système éducatif et la mise en place des politiques éducatives territorialisées ont abouti à une spécification croissante, locale mais aussi sociale, des contenus et des formes d’enseignement. A-t-on pour autant rompu avec l’ indifférence aux différences » (Bourdieux et Passeron) pour aller vers cette pédagogie de l’explicite ? Rien de moins sûr.
En effet, bon nombre de pratiques qui visent à adapter les contenus aux différences réelles ou supposées peuvent aboutir à consacrer et entériner ces différences, à enfermer l’élève dans ce qu’ils sont, ce qu’ils savent ou aiment, là où il faudrait travailler sur l’acculturation qui leur permette d’élaborer leurs appartenances et expériences passées et présentes pour mieux s’en distancer et anticiper sur les expériences à venir. Ce risque apparaît amplifié car il s’appuie sur une vulgate sociologique qui pense les élèves en milieux populaires uniquement en manques ou déficits et d’incapacités, méconnaissent les différences réellement pertinentes du point de vue des apprentissages scolaires, de leurs contenus et exigences propres ce qui peut aller à l’encontre des objectifs annoncés et dresser des obstacles supplémentaires au travail cognitif.
Plus les modes de travail sont flous ou invisibles ou ambigus, plus ils reposent sur de l’implicite, moins ils permettent aux élèves peu familiers du rapport étroit entre travail cognitif et apprentissages effectifs, de construire ce rapport nécessaire à l’appropriation des savoirs. Par exemple, certains modes de travail se développent, inspirés de la pédagogie de projet avec l’idée de construction du savoir par finalisation étroite des activités d’apprentissage et par leur plus grande proximité avec l’univers des élèves. Ces modes de travail vont bien souvent de pair avec le souci de s’appuyer sur le vécu des élèves, à l’expression de l’expérience de l’élève. Mais transformer cette expérience en connaissance ne va pas de soi, de même que le rapport objectivé réflexif à cette expérience, au monde et à soi-même.
Cette tendance apparaît d’autant plus grande que les pratiques enseignantes sont sous-tendues par des habitudes ou des représentations aboutissant à minorer le travail écrit, au profit de l’expression, le plus souvent orale, censée être plus ludique ou motivante. La prolifération d’outils ou de méthodes pédagogiques construites sur une logique d’exercices plutôt que sur une logique en activité intellectuelle de l’élève, évitent l’utilisation de l’écrit dans sa dimension cognitive et ne requièrent de l’élève que la seule réponse aux questions posées, par le cochage de cases, le dessin de flèches pour compléter des schémas etc. Même si ces exercices peuvent s’accompagner d’une réelle activité intellectuelle, ils risquent d’accroître la confusion entre le fait de s’acquitter de la tâche et celui de s’engager dans une activité d’apprentissage. Le risque est grand ici de substituer une logique de compétences techniques à une logique de savoir et de travail intellectuel. Ces démarches peuvent apparaître satisfaisantes aux enseignants comme pour les élèves qui s’acquittent convenablement de leurs tâches, mais leur mise en œuvre ne va guère au-delà d’une maîtrise technique. Il en va de même plus généralement de la démarche, qui, devant les élèves plus en difficulté tente de rendre les apprentissages plus faciles en morcelant les objectifs de savoirs en petites unités qui se prêtent à une mise en exercices plus aisés à réussir. Cette réussite ne mobilise que la dimension du métier d’élève, au détriment du travail intellectuel.
Il ne suffit donc pas d’innover, de vouloir adapter les méthodes de travail aux élèves en difficulté
pour lever le malentendu d’ordre sociocognitif entre ces élèves, les enseignants et les exigences propres à l’appropriation des savoirs et au travail intellectuel. Elles se révèlent souvent être des leurres, pour les enseignants comme pour les élèves, quant aux possibilités d’appropriation des savoirs. Et pour autant, le retour à des formes consacrées de la culture scolaire et de sa transmission, donnée comme éternelles et indépassables, ne constitue pas une solution.
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APPRENDRE : DES MALENTENDUS QUI FONT LA DIFFÉRENCE, É. BAUTIER ET J.-Y. ROCHEX (1997)
sciences économiques et sociales - Rectorat de l'Académie de Nantes