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Depuis les années 1960, les modes d'enseignement du français dans les lycées ont fortement évolué. Il s'agissait alors principalement d'un enseignement limité et privilégié qui visait la connaissance de grands écrivains et l'émotion devant leurs œuvres. Aujourd'hui, les grands auteurs sont encore présents mais n'occupent plus toute la place, et la notion d'émotion a été évacuée. Il s'agit dans les instructions officielles de 1976-77, de « former des capacités qui permettent de communiquer et de s'exprimer dans la langue d’aujourd’hui ». Cela passe par divers moyens : entraînement à la pratique raisonnée de la langue, apprentissages des techniques et méthodes d'expression, l'analyse des documents, inventer des solutions personnelles « créatives » à certains problèmes d'expression ou encore l'appropriation d'une culture accordée à « la société de notre temps » s'agissant d’œuvres littéraires ou de textes d'autres natures (juridiques, journalistiques etc.) La diversité des publics et l'intention de faire progresser « tous les adolescents » sont formulés à l'appui de ces changements, les programmes évoquant même une démarche de « compensation » pour certains.
Les professeurs observés ici par les sociologues peuvent être caractérisés de novateurs avec un parti pris méthodologique commun : la remise en cause du rapport triangulaire élèves - faits de langue - enseignant. L'enseignant n'est plus le seul dépositaire de la connaissance, l'élève choisissant de travailler de manière « autonome » des documents mis à leur disposition. Ces pratiques sont ainsi justifiées par l'arrivée d'un public plus populaire dans les lycées et sont censées avoir un pouvoir démocratisant sur l'enseignement du français.
Les démarches menées
Deux démarches ont été mises en œuvre pour tester l'effet attendu des réformes énoncées plus haut : l'une concerne les résultats des élèves, l'autre tente d'identifier sociologiquement les conduites pédagogiques auprès de 24 enseignants selon le rapport de l'enseignant à la composition sociale de la classe : ce rapport peut aller d'une conscience de la diversité des élèves, de leurs conditions de vie ou destinée, regretter aussi la présence de certains au lycée (« qui n'y sont pas à leur place ») jusqu'à parfois une dénégation de cette question au nom de l'égalité. Ce rapport se traduit par la volonté de certains enseignants de mixer les groupes de travail pour éviter toute ségrégation de fait, et une certaine préoccupation d'éviter l'avance et la mise en valeur de ceux dont la famille possède des ressources culturelles et économiques. Afin d'observer cet effet, la note du baccalauréat de français a été étudiée et comparée à d'autres pratiques non contaminées par ces pédagogies et selon l'origine sociale : les inégalités devant les bonnes notes ou très bonnes notes sont-elles ou non annulées par ces pédagogies « progressistes » ? Selon trois rubriques : le rapport de l'enseignant à la composition sociale de sa classe, l’orientation socio-éducative globale, la conception des savoirs et de la culture à mettre en œuvre dans l'enseignement du français, les sociologues dégagent ainsi quatre sous-groupes types d'enseignants qui ont toutefois tous en commun une rupture avec les pratiques les plus fréquentes, ils sont « novateurs » voire « militants pédagogiques ».
Principes et pratiques des quatre types de pédagogie (tableau présenté p.215)
Idéaux-types de chaque sous-groupes étudiés | Attitude à l’égard de la composition sociale de la classe et de la division scolaire | Orientation socio-éducative globale (quels hommes former, pour quelle société?) | Conceptions des savoirs et de la culture | Rôle de l’enseignant (déterminé par la sociologue) |
Type1 pédagogie « moderniste » | Composition sociale de la classe ignorée par volonté de neutralité. Espoir d’une orientation rationnelle fondée sur une évaluation des compétences. | Constat d’une société « technicienne » dans laquelle, une fois les contraintes connues, il faut réaliser une adaptation fonctionnelle. | Priorité aux instruments intellectuels qui permettent de choisir, classer et communiquer des informations | L’enseignant est un expert en méthode et une source d’information parmi d’autres. |
Type 2 pédagogie « libertaire » | Composition sociale de la classe ignorée par refus de contribuer à la promotion sociale. Peu de préoccupations d’orientation scolaire. | Rejet global de la « société de consommation ». Refus de l’intégration, primat donné à l’accomplissement des désirs et à la révolte des individus (esprit hérité de mai 1968) | La culture est avant tout source d’accomplissement personnel des désirs et comprend la curiosité, l’imaginaire, la jouissance esthétique et la création. | L’enseignant catalyse la créativité, aide à la libération. |
Type 3 (moins nombreux) pédagogie « classique » | Préférence pour un public déjà imprégné de culture de père en fils. Souhait d’une orientation sélective. | Regret devant le « nivellement » de la société actuelle. Souhait de dégager une élite qui dirigerait au mieux les différents domaines. | Être cultivé c’est surtout avoir intériorisé un ensemble d’appréciations sur des œuvres ayant atteint une sorte de perfection. | L’enseignant initie au travail, aux efforts qui permettent le raffinement esthétique. |
Type 4 pédagogies « critique » | Priorité à la démocratisation scolaire de l’enseignement, à la réussite des élèves issus de milieux populaires. Critique de l’orientation exigée par un système scolaire « de classe ». | Critique radicale de la société fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme (vision marxiste). Souhait de former une génération capable de transformer cette société. | La culture et les savoirs devraient permettre la maîtrise de la nature et la contribution à la l’organisation sociale, ces deux formes de pouvoir cessant d’être réservées à des privilégiés. | L’enseignant ayant conquis des savoirs, en suscite la conquête par le plus grand nombre possible. |
Les notes obtenues par les élèves soumis aux différents types de pédagogies
Dans le sous-groupe 1 (enseignants « modernistes »), les notes sont assez peu dispersées, les mauvaises ou très mauvaises notes étant toutefois plus fréquentes que dans l’ensemble. Les enseignants de ce sous-groupe se veulent efficaces dans l’adaptation fonctionnelle des élèves et politiquement ainsi que socialement neutres. L’accent qu’ils mettent sur les codes, les recueil et la critique d’informations diverses pourrait faire craindre une sélectivité pour les jeunes issus du milieux populaire et non familiers de ces langages formels. Pourtant cet effet n’est pas massif, les notes se concentrent autour de la moyenne, y compris chez les élèves d’origine ouvrière ce qui tend à montrer le caractère égalisateur de ces pratiques. Les notes extrêmes sont en revanche très fortement liées à l’origine sociale : 12 % des élèves issus de la bourgeoisie réussissent très bien contre aucun pour les enfants d’ouvriers ;, à l’inverse, 12 % des enfants d’ouvriers sont sanctionnés par une très mauvaise note contre 2 % des fils de cadres. Ce formalisme moderniste met donc très à l’aise certains élèves socialement valorisés, et très mal à l’aise certains élèves socialement défavorisés, tout en étant assez favorable à la majorité des élèves.
Dans le sous-groupe 2 (« enseignants libertaires »), : les notes obtenues sont bonnes voire très bonnes et moins du tiers une note moyenne ce qui est une particularité. Ces enseignants dits libertaires souhaitent donner à tous les moyens de s’exprimer et contester l’ordre établi. On peut s’attendre à ce que les jeunes qui profitent le moins de cet ordre, ceux issus des milieux populaires, soient particulièrement motivés. Or le cumul des mauvaises notes leur est aussi défavorable ici que dans le premier sous-groupe. Les très bonnes notes connaissent une hiérarchisation particulièrement marquées : 6 % des enfants d’ouvriers contre 31 % des enfants issus de la bourgeoisie. Le refus de l’intégration se traduirait donc par une surintégration des élèves déjà privilégiés grâce à une mention au bac par exemple. Il est à noter deux faits marginaux : quelques élèves de la bourgeoisie (plus « scolaires » que les autres?) obtiennent des très mauvaises notes, et se dégage à l’inverse une petite élite chez les enfants d’ouvriers qui n’existe pas ailleurs. Cette pédagogie de la liberté est aussi une pédagogie de l’excellence qui s’adresse préférentiellement à la majorité des élèves favorisés, tout en promouvant quelques élèves de la classe ouvrière.
La distribution des notes du sous-groupe 3 (enseignants « classiques ») présente le contingent le plus grand de très bonnes notes. Les notes moyennes sont nombreuses et les très mauvaises notes relativement peu fréquentes. Ces enseignants « classiques » n’obtiennent pas de résultats plus favorables aux élèves issus de la bourgeoisie que les enseignants précédents. On y retrouve même de nombreux résultats moyens pour ces classes. Peut-être que l’insistance sur l’effort, la mémorisation ou le travail augmente pour les élèves de toute origine les chances d’obtenir un niveau moyen sans brio ? Les mauvaises notes sont rarement obtenues dans les classes privilégiées, en revanche elles pèsent fortement chez les enfants d’origine populaire. Cependant cette « queue de classe » populaire n’est pas plus marquée que dans les deux autres groupes cités plus haut. Si l’accent sur l’effort tend à favoriser des notes moyennes, l’accent que l’on trouve aussi sur la sensibilité esthétique, sur le raffinement gratuit et la culture classique tend aussi à favoriser les élèves favorisés. Sous cet aspect, seulement, la qualification d’élitisme est confirmée par les résultats.
Le sous-groupe 4, les « critiques » se distingue de tous les autres par une forte proportion de notes moyennes (60%), proportion que l’on retrouve dans chacune des catégories sociales. On retrouve aussi une absence complète de très mauvaises notes dans chacune des catégories, de même qu’une faible proportion de bonnes ou très bonnes notes. La pédagogie mobilisée ici réduit la capacité de certains élèves privilégiés de remobiliser leurs connaissances extérieures à l’école et réduit probablement leur réussite. Il semble aussi qu’elle ait amené des enfants de milieux populaires vers des notes moyennes que dans d’autres classes où le ton, les allusions ou la valorisation de la culture non scolaire les auraient découragés. L’insistance également sur le travail, les savoirs et sur le caractère progressif des acquisitions de connaissances leur est aussi probablement favorable. Les marges de la distribution méritent aussi d’être analysées : aucune très mauvaise note fruit vraisemblablement des efforts pour éviter les graves échecs. Les mauvaises notes sont en revanche plus fréquentes chez les enfants de cadres que chez les enfants d’ouvriers. Les activités proposées sont en effet pensées en priorité pour ces derniers ce qui peut démobiliser certains enfants de milieux favorisés. Du côté des très bonnes notes, on retrouve d’ailleurs aucun enfant de cadres, contre 9 % des enfants de classes moyennes et 6 % des enfants d’ouvriers.
Ici l’égalisation exceptionnelle au niveau des notes moyennes et un fléchissement inhabituel des prestations des jeunes issus de milieux privilégiés sont donc les deux caractéristiques de ce sous-groupe.
Si l’on compare de manière transversale les résultats obtenus au baccalauréat selon l’origine sociale des élèves :
Un travail portant sur aussi peu de cas n’a pu qu’esquisser la mise en rapport des conduites pédagogiques et des résultats scolaires socialement différentiels. Un effectif plus large permettrait de dégager lesquels des éléments importants de chaque pratique observée jouent dans tel ou tel sens. Il ne s’agit pas là de déterminer la « meilleure pratique », car le pouvoir de la pédagogie, modernisée ou non, se voulant favorable à tel ou tel élève, reste limité. Il ne suffit toutefois pas, comme le suggère les instructions les plus récentes le demandent, de rendre le français moins littéraire pour favoriser la démocratisation scolaire. C’est sur d’autres dimensions que cette dernière semble se jouer.
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sciences économiques et sociales - Rectorat de l'Académie de Nantes