La question du « nouveau » : l'admiration dans la nature.L'admiration est présente dans différents groupes d'articles : les art. 53-55 et les art. 70-78 (ce deuxième groupe étant sans équivalent pour les autres passions dans le traité). Considérons le premier groupe à partir de quelques remarques :
Première remarque, centrée sur la première occurrence de l'objet :On constate une différence entre la temporalité homogène et uniforme - celle de l'habitude - et la temporalité de la suspension, propre à l'occurrence nouvelle d'une chose. Cette différence intra-temporelle s'explique ainsi : à l'habitude, succède la surprise.
Deuxième remarque, consacrée à la présence du jugement :
Il ne suffit pas qu'il y ait interruption d'un cours habituel des choses : l'âme doit l'appréhender comme tel et un jugement est donc requis (il ne peut y avoir d'affect originel chez Descartes).
Il convient d'insister sur l'importance du jugement : Descartes est le seul des théoriciens des passions à faire précéder la recherche de l'utile de la conscience de l'objet. On se situe alors dans le primat du théorique (theorein : voir). Comprenons bien qu'il ne s'agit pas simplement d'une différence de conception : la différence est épistémologique. Chez Hobbes ou chez Spinoza, l'âme est en mouvement vers l'objet ; pour Descartes, l'âme se représente l'objet. Les physiques de Hobbes, Spinoza ou Leibniz sont des physiques de l'impetus, qui par la même présupposent que le désir est originaire. La théorie des corps est en relation avec la théorie des âmes : d'après ces penseurs, le premier rapport de l'âme à l'objet est un rapport de mouvement, d'appétition.
Or, Descartes procède à l'éviction de tout élément supra-géométrique : les forces et les mouvements n'impliquent pas de moteur interne, alors qu'il y a intériorisation du moteur au corps, dans les physiques non cartésiennes. Descartes sépare le plan causal du plan phénoménal : la cause n'est pas immanente au corps. Oui, le corps est vivant et animé, mais la vie est-elle un mouvement interne au corps chez Descartes ? Non, elle est la résultante de mouvements mécaniques [les lois ne débordent pas l'ordre de la matière chez Descartes]. Y a-t-il alors l'amorce d'une théorie du désintéressement de l'âme ? Un rapport esthétique ? Cette direction ne semble pas pertinente, d'après M. Guenancia.
Un collègue pose une question sur la liberté d'indifférence : grâce à elle, ne puis-je me soustraire à l'admiration ?
M. Guenancia précise que l'on parle ici de l'union de l'âme et du corps, à laquelle on ne peut se soustraire. La nature nous a voulus attentifs à certains événements ; c'est bien elle qui dessine le cadre dans lequel l'homme évolue. L'admiration n'est pas une intellection pure : c'est une passion voulue par la nature (cf. le rôle fondamental des esprits animaux). Les Règles pour la direction de l'esprit insistent sur le rôle de l'attention mais, là, c'est la volonté qui affecte l'entendement, ce qui diffère de la passion liée au corps qu'est l'admiration.
Troisième remarque : la distinction entre l'admiration et l'étonnement évite de donner une définition trop intellectuelle de l'admiration.
Quatrième remarque : l'admiration, première de toutes les passions, n'est pas une passion de type intellectuel (ce serait contradictoire chez Descartes). L'âme n'est pas un entendement qui contemple l'idée au-dedans de lui. L'admiration n'est pas première au sens où l'intelligence serait première.
Qu'est-ce qui distingue l'admiration du désir de connaissance ? La première rencontre de l'objet peut être appariée à la subjectivité mondaine du sujet. Ce qui est remarqué n'est pas une propriété de l'objet : on ne se situe pas dans le rapport de connaissance, c'est-à-dire dans le domaine cognitif. L'effet le plus manifeste est la stupeur, l'immobilisation, l'ébahissement. Avec l'admiration, on n'est pas tant proche de l'étonnement que de la surprise, voire de la stupeur. En un sens, il y a toujours un risque de stupidité dans l'admiration. Elle est une attitude corporelle qui se traduit par l'arrêt du mouvement. L'âme n'y fait pas réflexion sur elle-même, dans la mesure où elle est absorbée par le spectacle.
L'admiration est ainsi une passion de la vue. Peut-il alors y avoir une passion d'un autre sens ? Descartes insiste sur la vue, car l'extériorité y est la plus patente. Même si elle ne tranche pas le problème de la réalité du monde, la vision compose la figure d'un vrai monde. La vision met en scène la réalité du monde. En un sens, la vision produit l'extériorité : certes, on n'est pas sûr que ce que l'on voit est extérieur, mais on le voit comme extérieur. Le monde est ainsi d'abord quelque chose que l'on voit, un spectacle, avant d'être quelque chose que l'on doit comprendre, d'où le rôle de l'admiration. C'est avec elle qu'il y a configuration de l'objet : on ne rentre pas dans cet objet comme fait le physicien, on le rencontre dans une certaine historicité (cf. ce qui est « nouveau »).
Dans l'art. 54, l'âme, admirative, n'est pas une âme curieuse qui chercherait à expliquer l'objet. L'âme admirative est impressionnée par ce qu'il y a de nouveau dans l'objet. L'admiration est différenciatrice, mais cette différence n'est pas toujours juste : il y a extorsion par la nature du sentiment de quelque chose de grand et de nouveau. Il y a donc un dérèglement fondamental ou constitutif dans l'admiration. Il est normal qu'elle soit déréglée et ce que nous admirons nous paraît ainsi grand ou petit. En définitive, l'admiration se rapporte aux objets à partir de cette structure binaire fruste (grand/petit) et souvent fausse.
L'admiration se spécifie en plusieurs passions. Pourquoi faire rentrer l'estime dans cette dérivation ? L'estime dépend du jugement : comment la faire entrer dans ce registre des passions ? On peut faire rentrer l'estime dans cette mouvance passionnelle au nom du jugement naturel, ce concept de Malebranche. Descartes distingue entendement et volonté, mais Malebranche parle de jugement naturel : d'après lui, la nature nous fait juger. Le jugement naturel est donc à la fois un jugement et un phénomène mécanique.
Le seul objet de l'admiration est la grandeur. Celle-ci peut être de deux ordres : la grandeur phénoménale, et la grandeur inapparente, comme c'est le cas pour l'âme. Le problème est donc de parvenir à découpler « grandeur » de « phénomène » ou d'« apparence ». Il s'agit dans cette perspective de construire un concept de grandeur qui ne doive rien à la corporalité en général. Précisément, Descartes, dès le départ, donne le moyen d'éviter le piège, à savoir juger de la grandeur à partir des apparences. Le sujet incarné admiratif n'admire que pour une chose : « c'est grand ». Pour Descartes, il convient d'arriver à tourner l'admiration vers l'intérieur. Il s'agit d'éviter l'univocité du concept de grandeur qui ne considère comme grand que ce qui se voit, et donc d'arriver à ne pas être la victime de l'admiration. La tâche est donc la suivante : approprier la grandeur à la nature de l'objet auquel on l'applique.
M. Guenancia propose ensuite d'opérer un retour sur la question du fœtus, précédemment évoquée dans ce stage, au moyen de trois textes :
. La lettre à Chanut du 1er février 1647.
On y trouve la formule suivante : « de ce que notre âme est de telle nature qu'elle a pu être unie à un corps » [fin de citation], autrement dit il n'y a pas à proprement parler d'explication de l'union de l'âme et du corps. Descartes reconnaît implicitement la finitude de l'entendement : il reproche aux scolastiques de faire comme s'ils avaient été aux côtés de Dieu au moment de la création du monde. Selon Descartes, le monde est donné, et il convient de tenter de le déchiffrer en produisant des hypothèses qui fonctionnent.
Lisons un extrait de cette lettre :
« Mais les premières dispositions du corps qui ont ainsi accompagné nos pensées, lorsque nous sommes entrés au monde, ont dû sans doute se joindre plus étroitement avec elles, que celles qui les accompagnent par après. Et pour examiner l'origine de la chaleur qu'on sent autour du cœur, et celle des autres dispositions du corps qui accompagnent l'amour, je considère que, dès le premier moment que notre âme a été jointe au corps, il est vraisemblable qu'elle a senti de la joie, et incontinent après de l'amour, puis peut-être aussi de la haine, et de la tristesse ; et que les mêmes dispositions du corps, qui ont pour lors causé en elle ces passions, en ont naturellement par après accompagné les pensées. » [fin de citation]
Avec cet extrait, on n'est pas loin du parallélisme spinoziste. Mais on constate un caractère assez fruste de l'explication cartésienne : rien n'est laissé sur le plan théologique, le propos est, si l'on veut, « technologique » (savoir en vue de quoi une chose est faite et comment l'utiliser).
Pourquoi Descartes ne fait-il pas mention de l'admiration dans le fœtus ? Car il n'y a pas d'extériorité ? Mais cf. l'art. 136 sur lequel M. Elie reviendra à la page suivante de ce compte rendu. De fait, la lettre à Chanut du 1er février 1647 ne propose pas de véritable réponse.
. La lettre à Elisabeth de mai 1646.
Lisons un extrait de cette lettre :
« Pour l'admiration, encore qu'elle ait son origine dans le cerveau, et ainsi que le seul tempérament du sang ne la puisse causer, comme il peut souvent causer la joie ou la tristesse, toutefois elle peut, par le moyen de l'impression qu'elle fait dans le cerveau, agir sur le corps autant qu'aucune des autres passions, ou même plus en quelque façon, à cause que la surprise qu'elle contient cause les mouvements les plus prompts de tous. Et comme on peut mouvoir la main ou le pied quasi au même instant qu'on pense à les mouvoir, parce que l'idée de ce mouvement, qui se forme dans le cerveau, envoie les esprits dans les muscles qui servent à cet effet ; ainsi l'idée d'une chose plaisante qui surprend l'esprit, envoie aussitôt les esprits dans les nerfs qui ouvrent les orifices du cœur ; et l'admiration ne fait en ceci autre chose, sinon que, par sa surprise, elle augmente la force du mouvement qui cause la joie, et fait que, les orifices du cœur étant dilatés tout à coup, le sang qui entre dedans par la veine cave, et qui en sort par la veine artérieuse, enfle subitement le poumon. » [fin de citation]
Telle est la physiologie de l'admiration, par laquelle l'âme est ravie à son occupation ordinaire.
Le fœtus n'applique pas son esprit à quelque chose, il ne peut détourner son esprit de l'intérêt organique. Par conséquent, le fœtus est le plus près possible de l'appétition. Or l'admiration n'est pas une passion possessive, c'est une passion représentative.
. La lettre à Arnauld du 29 juillet 1648.
Si l'âme pense toujours et si penser, c'est savoir qu'on pense, pourquoi ce savoir ne se marque-t-il pas ? Pourquoi ne nous souvenons-nous pas des pensées que l'on a eues dans le ventre de nos mères ?
Descartes introduit une différence entre mémoire corporelle et mémoire intellectuelle. Si l'adulte ne se souvient pas de ses pensées prénatales, c'est parce que ses pensées étaient organiques et non des pensées, c'est-à-dire des pensées réfléchies. L'âme ne pouvait se dégager des fonctions de la matière. L'âme était trop organique pour être conscience.
Un collègue pose une question : pourquoi y a-t-il persistance des défauts (art. 136 et art. 138) ? Effectivement, les mouvements naturels ne sont pas toujours bons ; ils peuvent même nous induire en erreur.
Dans sa réponse, M. Guenancia insiste sur le fait que l'âme des passions de l'âme est saisie comme une chose qui veut. Tous les hommes n'ont pas la même force d'âme. Mais qu'est-ce que la force d'âme ? Peut-on utiliser à bon droit cette expression ?
Penser, c'est concevoir et vouloir. Contre le dualisme cartésien, l'entendement a besoin du corps pour penser, d'où l'importance des images. Cela ne vaut pas pour la volonté : si on corporalise la volonté, on a le désir, et plus la volonté. L'analogie corporelle (le grand, le petit) doit être signalée comme un danger : la volonté n'est pas une force corporelle, c'est une force purement intellectuelle.
On peut ici se reporter à la douzième Règle pour la direction de l'esprit qui évoque la vis cognoscens, par analogie avec la res cogitans. « Vis » signifie la force ; « vis cognoscens » désigne la force qui connaît : cette vis cognoscens ne peut être comprise comme une force corporelle. L'âme ne peut et ne doit pas être imaginée. Dans le même registre, le couple force/faiblesse renvoie non à des quanta, mais à un rapport.
Donc : comment parler de force en matière d'âme sans en faire une force corporelle ? D'où les articles sur la générosité.
M. Elie prolonge en évoquant la double signification de la temporalité dans l'art. 136 :
« Et pour exemple, il est aisé de penser que les étranges aversions de quelques-uns, qui les empêchent de souffrir l'odeur des roses ou la présence d'un chat, ou choses semblables, ne viennent que de ce qu'au commencement de leur vie, ils ont été fort offensés par quelques pareils objets, ou bien qu'ils ont compati au sentiment de leur mère qui en a été offensée étant grosse. Car il est certain qu'il y a du rapport entre tous les mouvements de la mère et ceux de l'enfant qui est en son ventre, en sorte que ce qui est contraire à l'un nuit à l'autre. Et l'odeur des roses peut avoir causé un grand mal de tête à cet enfant lorsqu'il était encore au berceau, ou bien un chat le peut avoir fort épouvanté, sans que personne y ait pris garde, ni qu'il en ait eu après aucune mémoire, bien que l'idée de l'aversion qu'il avait alors pour ces roses ou pour ce chat demeure imprimée en son cerveau jusques à la fin de sa vie. » [fin de citation]
Ce passage développe une temporalité du « une fois pour toutes », qui dépasse la temporalité de la suspension et bien plus « archaïque » qu'elle, et à laquelle nous serions condamnés sans intervention de la volonté. Précisons en effet que, dans la volonté, il y a le pouvoir d'interrompre la temporalité instaurée par le « nouveau », temporalité vécue comme une sorte de pur présent. Or cela n'est possible que si la force du vouloir est d'un autre ordre que celui de la causalité mécanique.