La pensée objective ignore le sujet de la perception. C'est qu'elle se donne le monde tout fait, comme milieu de tout événement possible, et traite la perception comme l'un de ces événements.
L'erreur de l'empirisme
Par exemple, le philosophe empiriste considère un sujet X en train de percevoir et cherche à décrire ce qui se passe : il y a des sensations qui sont des états ou des manières d'être du sujet et, à ce titre, de véritables choses mentales. Le sujet percevant est le lieu de ces choses et le philosophe décrit les sensations et leur substrat comme on décrit la faune d'un pays lointain - sans s'apercevoir qu'il perçoit lui-même, qu'il est sujet percevant et que la perception telle qu'il la voit dément tout ce qu'il dit de la perception en général.
Car, vue de l'intérieur, la perception ne doit rien à ce que nous savons par ailleurs sur le monde, sur les stimuli tels que les décrit la physique et sur les organes des sens tels que les décrit la biologie. Elle ne se donne pas d'abord comme un événement dans le monde auquel on puisse appliquer, par exemple, la catégorie de causalité, mais comme une recréation ou re-constitution du monde à chaque moment. Si nous croyons à un passé du monde, au monde physique, aux « stimuli », à l'organisme tel que nous le représentent nos livres, c'est d'abord parce que nous avons un champ perceptif présent et actuel, une surface de contact avec le monde ou en enracinement perpétuel en lui, c'est parce qu'il vient sans cesse assaillir et investir la subjectivité comme des vagues entourent une épave sur la plage. (...)
L'insuffisance de l'intellectualisme
L'intellectualisme représente bien un progrès dans la prise de conscience : ce lieu hors du monde que le philosophe empiriste sous-entendait et où il se plaçait tacitement pour décrire l'événement de la perception, il reçoit maintenant un nom, il figure dans la description. C'est l'Ego transcendantal. Par là, toutes les thèses de l'empirisme se trouvent renversées, l'état de la conscience devient la conscience d'un état, la passivité position d'une passivité, le monde devient le corrélatif d'une pensée du monde et n'existe plus que par un constituant.
Et pourtant il reste vrai de dire que l'intellectualisme, lui aussi, se donne le monde tout fait. Car la constitution du monde telle qu'il la conçoit est une simple clause de style : à chaque terme de la description empiriste, on ajoute l'indice « conscience de... ». On subordonne tout le système de l'expérience - monde, corps propre, et moi empirique - à un penseur universel chargé de porter les relations des trois termes. Mais, comme il n'y est pas engagé, elles restent ce qu'elles étaient dans l'empirisme: des relations de causalité étalées sur le plan des événements cosmiques.
Or, si le corps propre et le moi empirique ne sont que des éléments dans le système de l'expérience, objets parmi d'autres objets, (...) comment se fait-il que nous percevions ? Nous ne le comprenons que si le moi empirique et le corps ne sont pas d'emblée des objets, ne le deviennent jamais tout à fait, s'il y a un certain sens à dire que je vois le morceau de cire de mes yeux, et si corrélativement cette possibilité d'absence, cette dimension de fuite et de liberté que la réflexion ouvre au fond de nous et qu'on appelle le Je transcendantal ne sont pas données d'abord et ne sont jamais absolument acquises, si je ne peux jamais dire « Je » absolument et si tout acte de réflexion, toute prise de position volontaire s'établit sur le fond d'une vie de conscience prépersonnelle.
Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception (1945), pp.240-241.