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l'émancipation des juifs en France

mémorial shoah

Par Evelyne OLIEL-GRAUSZ, Maître de Conférence en Histoire Moderne à la Sorbonne (9 janvier 2017 – Angers)

La Révolution française est fondamentale dans l’histoire de France, l’histoire universelle et l’histoire des Juifs. Elle est un repère. Ce moment illustre à quel point l’histoire des Juifs ne peut être séparée, essentialisée et ne peut se comprendre que dans le cadre de l’histoire des sociétés européennes. Elle doit donc être vascularisée. Et les problématiques qui occupent ce terrain sont également centrales pour la Révolution elle-même : rapport aux religions, aux privilèges, à la loi, naissance de la laïcité...

Ce thème ouvre sur plusieurs questions : « Qui est citoyen?», « Que signifient les limites des conditions du suffrage ? », puis, durant la période napoléonienne, « Comment les relations Etat-religion se réorganisent-elles ? Cette réintégration concerne-t-elle catholiques, protestants, juifs ?»

Digression:
La vascularisation de l’histoire des Juifs avec l’histoire des sociétés pourrait aussi être vue à travers d’autres périodes : l’histoire du XIX e siècle et l’émancipation libérale des sociétés ; l’histoire de l’antisémitisme et du sionisme qui ne constitue pas une théorie sortie de l’esprit seul de Herzl mais qui s’inscrit dans une nébuleuse intellectuelle de nationalismes au XIXe siècle (le sionisme est-il un nationalisme comme les autres au XIXème siècle ?) ; l’affaire Dreyfus est vue comme une flambée de l’antisémitisme à l’échelle française mais elle n’aurait pas été possible en Allemagne par exemple, car il n’y avait pas un seul Juif dans l’Etat-major. L’histoire des Juifs ne peut donc se comprendre que dans l’histoire universelle.

La question des Juifs ouvre la question de l’universalité des principes posés par les révolutionnaires (cf art 1 et 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen) même si pour la société du XVIIIe siècle, ces articles ne concernent pas les Juifs (période vue en 4ème et en 2nde, même si elle est en fin de programme en 2nde, ce qui est problématique). Cette question des Juifs permet aussi de mesurer l’évolution des esprits durant cette période révolutionnaire : alors qu’en 1789, les Juifs ne sont pas concernés, en 1791 l’élargissement des droits à cette communauté apparaît comme une évidence. Or ils faisaient partie du Royaume de France au XVIIIème siècle. Ils votent pour les députés en 1789. Un Juif de Bordeaux a même failli être élu. Or on constate que la religion est quasiment absente des manuels scolaires sur la Révolution française. Or c'est important, y compris la réorganisation des cultes sous l'Empire. L'essentialisation du religieux n'est pas pertinente, tout est lié. Mais les Juifs ne sont pas seulement concernés par cette dimension religieuse.

Le décret de 1791

Le texte du décret d’émancipation des Juifs de septembre 1791, adopté par une Assemblée constituante sur le point de se séparer, n’est pas un texte qui octroie à proprement parler l’émancipation aux Juifs. Le terme d’« émancipation» est d’ailleurs un anachronisme car il apparaît dans le cadre de la lutte des catholiques qui combattent en Angleterre pour obtenir l’égalité politique (fin des années 1820). Le terme de régénération est plutôt utilisé. Ce décret marque le passage radical, pour l’ensemble des juifs de France, d’une situation d’Ancien régime où les Juifs étaient régis par le privilège, à une situation où ils sont régis par la Loi, la même pour tout le monde. Cf Archives parlementaires (site de Stanford University). D’ailleurs, lors de son adoption en 1791, il n’y a pas vraiment de débats. Le décret est adopté dans les acclamations alors que le 23 décembre 1789, une motion similaire avait été soumise à l’Assemblée constituante mais pas adoptée. C'est donc un processus d'émancipation de 1789 à 1791, puis post-scriptum napoléonien. Il a lieu sur deux ans, c'est très court. Cf Antoine Germa, Benjamin Lellouch et Evelyne Patlagean, Les Juifs dans l’Histoire, Champ Vallon, 2011. Idem sur l'ampleur de cette émancipation, par rapport au niveau d'acceptation des sociétés environnantes. C'est un acte unique. Cette émancipation est un modèle.

Rappel : la situation des Juifs en 1789

En 1789, la France compte 40 000 Juifs, localisés essentiellement sur le pourtour du Royaume. Il est possible de distinguer quatre groupes différents :

- Les Juifs du Comtat Venaissin (qui rejoint le Royaume de France à la fin de l’année 1791). Leur sort devient alors identique à celui des Juifs de France;

- Les Juifs du Sud-Ouest. Il s’agit des descendants des « Juifs cachés» (Bordeaux, Bayonne,...) dont les droits remontent au XVIe siècle, accordés par Henri II, sous l’appellation de marchands portugais (puis à partir de 1723, sous le nom de Juifs, dans une nouvelle Charte négociée sous la Régence) puisque le droit général du Royaume ne tolère pas les Juifs et que les expulsions du début du XVIe restent en vigueur (dernière en 1615).

- Les Juifs de l’Est intègrent les Juifs « invités » depuis l’annexion de Metz au XVI e siècle (3 000 personnes), dont beaucoup sont munitionnaires et pourvoyeurs aux armées, donc invités à rester, et les Juifs « hérités » d’Alsace, adjointe au Royaume de France au XVIIe siècle, rattachements effectués en 1848 et 1874, dans une Europe des Etats composites. Dans ces territoires, s’appliquent les statuts locaux. Par exemple, la ville de Strasbourg a le privilège de ne pas tolérer les Juifs. On compte 22000 juifs en Alsace, ce qui en fait le plus grand groupe. La Lorraine s’apparente au cas alsacien.

-Les Juifs de Paris (environ 500 personnes), comprenant des ashkénazes et des séfarades, vivent en majorité en clandestinité car seul un petit nombre avait un statut légal, des séfarades venus du Sud-Ouest. Selon leur origine, les droits des Juifs étaient donc différents : si les Juifs du Sud-Ouest ont pu voter aux États généraux (quelques voix seulement ont manqué à l’armateur bordelais David Gradis pour être député à Versailles), ce n’est pas le cas des Juifs de l’Est.

Les influences ayant conduit à cette émancipation

On distingue trois courants principaux :

  • Les Lumières. La question des Juifs elle-même n’est pas perceptible chez les Lumières de France. Voltaire, au-delà de son anticléricalisme, avait aussi une hostilité très particulière envers les Juifs. Les Lumières à l’anglaise sont un peu plus présentes, comme chez John Locke ou dans Raisons de naturaliser les juifs de John Toland, 1714. Beaucoup de pamphlets, de factums. Ceux qui écrivent ces plaidoiries vont jouer un rôle à l'Assemblée, comme Guy-Jean-Baptiste Target et Pierre-Louis de Lacretelle. Ce sont ces « petites Lumières » qui soutiennent l’émancipation juive : dans les décennies qui précèdent la révolution française, on trouve ainsi des plaidoiries pour les Juifs (sur la question des divorces des Juifs par exemple). Ce sont donc plutôt dans ces «petites Lumières» (les «Rousseau du ruisseau») qu’il faut chercher les liens entre Lumières et émancipation des Juifs.
  • Les Lumières allemandes (Moïse Mendelssohn avec son essai «De l'amélioration civique des Juifs ») ont influencé la vie intellectuelle française et sont par exemple reprises par Mirabeau en 1787. Cela s'inscrit dans le mouvement de la Haskala. Cette ébullition intellectuelle s’accompagne de débats comme celui de l’Académie royale de Metz qui met au concours en 1787-1788 la question  suivante : Est-il des moyens de rendre les Juifs plus heureux et plus utiles ? Trois lauréats sont retenus, dont l’Abbé Grégoire. Les combats de cet homme sont d’ailleurs liés à l’idée de la laïcité (à la française) et de défense des droits de l’homme (défense des Noirs au sein de la Société des Amis des Noirs). Il est pour l'homogénéisation linguistique de la France. S’il apparaît peu dans les débats de l’Assemblée constituante, il joue un rôle fondamental d’arrière-plan en encourageant par exemple les revendications des mouvements juifs. Son discours sur le rétablissement des cultes du 21 décembre 1794 (soutenir la République par la liberté religieuse qui en serait un fondement) reste majeur même s’il ne parvient pas à le prononcer tant il est conspué.
  • Les tentatives de réformes menées par Louis XVI. Les révolutionnaires n'interviennent pas sur une tabula rasa. Sous l’Ancien régime, les Juifs étaient sans existence légale en dehors des conditions particulières accordées à leur groupe. Louis XVI et ses ministres se sont attachés à cette réflexion dans les dernières années de son règne : en 1784, il abolit le péage corporel. Cf tarif du péage corporel de Toulouse à Montagnac, au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme à Paris. Il y a donc eu des tentatives dans le cadre de la modernisation de l'Etat. D’ailleurs, l’édit de Louis XVI mentionne l’inhumanité qu’il y avait à laisser ce type d’imposition, mais cet édit s’inscrit autant dans la libéralisation des échanges que dans des considérations humanistes. L’édit de Malesherbes (« des non catholiques », mais qui en fait ne concerne à proprement parler que les protestants) de 1787 devait être élargi à un édit sur les Juifs car certains Parlements disent qu'il ne concerne pas les Juifs. Mais l’idée est abandonnée en 1788.

De 1789 à 1791

La question juive est débattue principalement le 23 décembre 1789 lors d'un premier débat. Cette question est abordée à la constituante dans le cadre plus général de  l’inéligibilité aux fonctions municipales de certaines catégories de personnes : protestants, comédiens, bourreaux et Juifs. Pour les trois premières catégories, la question est réglée facilement. Cf texte de Stanislas de Clermont-Tonnerre. Ce grand débat se conclut par une aporie puisque la motion d’accorder les droits civiques ne passe finalement pas, à quelques voix près. La décision d’ajourner le cas des Juifs est perçue par les Juifs du Sud-Ouest comme une régression des droits car ils étaient citoyens auparavant et conduit à un rebondissement, significatif de la période révolutionnaire. En effet, ils envoient une députation politique à l’Assemblée   constituante demandant une séparation des droits des Juifs du Sud-Ouest et des Juifs de l’Est, c'est-à-dire une émancipation séparée. Cette opération de lobbying est d’ailleurs un usage très répandu durant l’Assemblée constituante qui est souvent assaillie par des représentants locaux de tous bords qui exercent des pressions sur les députés. Les Juifs du Sud-Ouest obtiennent finalement gain de cause au club des Jacobins en janvier 1790, avec l'accord pour une émancipation séparée et il faut attendre septembre 1791 pour l’émancipation générale. Cela révèle une tension entre deux voies : sauvegarder les principes généraux de la Révolution française et légiférer spécifiquement pour les Juifs de France.

L’œuvre napoléonienne

Elle est toujours fondamentale dans notre système actuel. La construction concordataire et l’organisation des cultes est toujours un édifice fondamental aujourd’hui. L'édifice est le même que pour les protestants : un consistoire central avec des consistoires départementaux. Le judaïsme consistorial demeure régi par l’organisation napoléonienne (consistoire centralisé) qui a eu un impact fondamental sur les destinées du judaïsme de France car il lui a permis de ne pas imploser sous les tentatives de réformes demandées par les divers courants au XIXème siècle. En termes  d’émancipation des juifs, il faut souligner l’originalité française par rapport au reste de l’Europe : le processus d’émancipation qui se met en effet en place entre 1789 et 1791 est le premier en Europe, mais subit une suspension de dix ans sous Napoléon (décrets infâmes). En comparaison avec d’autres émancipations, c’est un phénomène rapide. Le niveau d’acceptation des sociétés environnantes est aussi particulièrement important en France en comparaison par exemple avec ce qui se passe en Allemagne. Cette émancipation va d’ailleurs demeurer un modèle pour l’ensemble des communautés juives européennes.

Sandrine FAYEL, Anne GASNIER, Michaël GUIHARD, Lycée Marguerite Yourcenar, Le Mans

 

 

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