Le sujet s'intitule « Résister dans les camps nazis ». Il s'agit, précise le Bulletin Officiel, de « présenter les différentes formes qu'a pu prendre cette résistance et les valeurs qu'en transmettent les déportés par leurs témoignages ».
On constate donc que le thème choisi cette année accorde une place centrale à la parole des déportés, à leur témoignage. Aussi peut-on envisager de réfléchir à la notion de témoignage, à son importance dans le cadre du concours en privilégiant deux focales. Il s'agira de voir, dans un premier temps, quelles relations entretiennent le témoin et l'historien. Puis, on pourra s'intéresser, de façon très pratique, à la manière d'aborder le problème du témoignage dans le cadre du concours, avec les élèves mais aussi avec les témoins.
Quelles sont les relations entre le témoin et l'historien ? François Hartog a souligné que cette situation semblait réglée depuis longtemps, notamment puisqu'il était admis que l'on ne devait pas confondre les deux : « le témoin n'est pas un historien et l'historien, s'il peut être, le cas échéant, un témoin, n'a pas à l'être, et surtout ça n'est qu'en prenant ses distances par rapport au témoin (tout témoin, y compris lui-même) qu'il peut commencer à devenir historien »
[1]. Ainsi, « le témoin, à l'écrit ou à l'oral, serait une source comme une autre pour l'historien »
[2] et ce dernier utiliserait donc le témoignage pour produire l'histoire.
Pour autant, les certitudes sur les relations entre histoire et témoignage ont été largement questionnées depuis la conflagration de la Seconde Guerre mondiale et notamment devant la réalité du monde concentrationnaire nazi. Les témoins, légitimement, ont été de plus en plus nombreux à raconter leur expérience personnelle, que l'on pense ainsi à Claude Lanzmann ou à Steven Spielberg qui ont recueilli une masse considérable de témoignages, aux résistants et aux déportés français qui se sont ensuite confiés ou ont directement écrit. Cependant, une distorsion entre la production du discours historien et l'afflux des témoignages a pu se produire : que faire de tous ces témoignages ? Se valaient-ils tous ? Les limites entre histoire et témoignage ne risquaient-elles pas de s'effacer ?
Effectivement, le témoignage pose des questions majeures :
- pour qui le témoin témoigne-t-il ? Pas seulement pour l'historien mais aussi bien entendu pour lui, pour ses camarades disparus, pour défendre des convictions, un idéal, pour éviter que tout sombre dans l'oubli;
- le témoignage relève par définition de la mémoire et précède donc l'histoire. A partir de là, se pose le problème de l'extrapolation du vécu individuel à la vérité d'ensemble, à cette visée « véritative » de l'histoire, selon Paul Ricœur;
- le témoignage peut aussi évoluer au cours du temps, dans le cadre d'une reconstruction des faits ; il arrive aussi que des témoins se trompent, voire même s'autocensurent, consciemment ou inconsciemment;
- la dictature du présent (on pense ainsi au « présentisme » souligné par François Hartog) et la sollicitation effrénée des medias participe de cette « ère du témoin » soulignée par Annette Wieviorka, notamment depuis le procès Eichmann
[3].
Pour autant, doit-on adopter une vison hypercritique face au témoignage, comme certains ont pu le faire ? Doit-on aller vers une sorte de « déconstruction » du témoignage au sens derridien du terme ?
Si ces interrogations sont stimulantes sur le plan intellectuel et concourent à l'auto-analyse de l'écriture de l'histoire et de l'usage qu'elle fait du témoignage, il convient pourtant d'affirmer avec force l'indispensable valeur de ce dernier. En effet, le témoignage est une condition sine qua non à la compréhension du passé à partir du moment où il est mis en perspective, dans le cadre de la production du discours historien.
Alors, comment faire pour résoudre cette tension apparente entre témoignage et histoire ?
Il faut en fait créer une nécessaire distance : c'est la question du rapport entre histoire et mémoire et donc l'obligation pour l'historien d'instaurer une distance entre le témoignage, si précieux soit-il, et la démarche historienne. C'est à cette condition que le témoignage doit être exploité car il conserve une dimension irremplaçable au moins pour deux raisons :
- d'abord l'histoire est faite d'hommes et il s'agit de donner chair et vie à l'histoire;
- ensuite les témoignages sont des sources historiques auxquelles il convient de donner sens, qu'il convient de recouper, de contextualiser et de mettre en perspective.
On pourra ainsi effectivement éviter toute distorsion entre le témoin et l'historien en s'inscrivant dans un véritable travail d'histoire à partir de la mobilisation raisonnée et distanciée des témoignages.
Aussi, et de façon très pratique, comment faire avec les élèves afin de recueillir et d'exploiter un témoignage ? Une petite « fiche conseil » publiée dans le n° 62 de septembre 2010 de La Lettre de la Fondation de la Résistance, p.7 (et qui s'intitule justement : « comment recueillir un témoignage et travailler avec un témoin ? »), constitue un vade-mecum intéressant. On peut cependant apporter les quelques compléments qui suivent.
En amont, le professeur doit préparer la rencontre entre le témoin et les élèves. En effet, les élèves doivent avoir des connaissances sur le sujet, connaître quelques éléments de la biographie du témoin et avoir préparé les questions qu'ils vont lui poser lors de l'entretien. Il est important que l'enseignant ait pu correspondre d'une façon ou d'une autre avec le témoin au préalable pour préparer les conditions de la rencontre avec les élèves : on s'entend sur les questions qui vont être posées et sur la façon dont on va travailler ensemble, ce qui n'empêche évidemment pas le jour de la rencontre de poser des questions différentes au regard de l'évolution de la discussion et de la spontanéité qui en émanera.
Durant la rencontre, le professeur doit éviter de trop intervenir et laisser une autonomie aux élèves. Il recadrera et recentrera évidemment les choses si c'est nécessaire tout en apportant des précisions ponctuelles sur tel ou tel aspect mais c'est bien une parole libérée, et un véritable dialogue constructif entre le témoin et les élèves qui doit se créer. La rencontre doit être dense mais pas trop longue non plus.
Il faut enfin évoquer l'indispensable restitution qui fait suite à la rencontre : elle est essentielle et doit comporter deux dimensions : il s'agit d'abord de présenter une restitution fidèle du témoignage mais sans pour autant en rester là, sinon on aurait aboutirait à une production brute sans objet. Il faudra donc forcément exploiter ce témoignage et le mettre en perspective (par exemple, en quoi celui-ci nous aide-il à comprendre la façon dont des déportés ont pu résister dans les camps nazis ?).
Une dernière précision s'impose. Il faut absolument éviter le pathos gratuit et le larmoyant. Cela n'exclut pas le fait que l'on puisse être bouleversé par un témoignage, bien au contraire. Mais ce témoignage a pour but d'apprendre et de faire comprendre. Les élèves peuvent dire leur émotion, bien entendu, mais s'ils en restent au seul registre émotionnel, on conclura évidemment qu'ils n'ont pas fait d'histoire.