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l'écriture longue au collège : du rêve à la réalité

mis à jour le 17/01/2007


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Eric Joyau dresse le bilan d'un travailleur d'écriture longue en classe de 5ème qui a donné lieu à la publication dun livre Passion mortelle ? par un éditeur local : avantages et inconvénients pédagogiques, investissement personnel, réflexions sur la mise en oeuvre du projet, il analyse avec lucidité l'entreprise qu'il a menée.

mots clés : écriture longue


L'écriture longue en collège :

du rêve à la réalité



                                    chevalier



 Passion mortelle ? n'est pas le
résultat d'un longue expérience pédagogique. A vrai dire, il s'agit plutôt d'un
coup d'essai. Comme toutes les premières tentatives pédagogiques, cette
pratique n'est pas dénuée d'erreurs ou de maladresses. Convaincu toutefois que
l'on apprend plus de ses erreurs que de ses réussites, je souhaiterais vous
faire partager ici le fruit de mes réflexions. Puissent-elles permettre à
certains de ne pas reproduire mes propres erreurs !

A) De la théorie...

Au cours de ma formation àl'IUFM des Pays de la Loire, en octobre 2000, j'ai eu l'opportunité de suivreun cours consacré à l'écriture longue. L'intervenant[1], en étalant devant nos regards inexpérimentés une vingtaine de récits plus ou moins importants, nous avait - avouons-le - fortement impressionnés. Tous étaientreliés de façon artisanale, sauf un qui avait abouti à un objet-livre qui,publié et vendu chez un éditeur local, avait permis aux élèves de rapporterquelques milliers de francs pour le CDI de leur collège. Nous savions tous quel'écriture longue (ou « collective ») constitue une pratiquedifficile, qui requiert un minimun de savoir-faire. Comment cet enseignantavait-il pu motiver assez longtemps ses élèves pour aboutir à des productions aussi soignées ? Quelle avait été sa démarche ?       

        L'intervenant nous confia que l'écriture longue, au collège, ne relevait nullement du domaine de l'impossible, dès lorsque l'on était suffisamment bien organisé. Celui-ci nous communiqua alors une grille qu'il avait mise au point et qui, année après année, avait selon lui démontré toute son efficacité. C'est cette grille - adaptée à mon propre projet - que je reproduis ici, avec son aimable autorisation. Le projet et ses acteurs

Classe de cinquième : 26 élèves.

Destinataires : les élèves d'une classe de CM2 d'une école deMontpellier ; les élèves du collège par l'intermédiaire du CDI.

6 groupes de 4 ou 5 élèves. Contrainte : la mixité. Groupes identiques toute l'année.

Durée de réalisation : février 2001 -juin 2002


Objectif de production : texte unique signé de toute la classe.



  Produit fini : roman d'une centaine de pages. Edition du livre réalisée par l'imprimeur numérique Dupli-Print.


Contrainte : une partie de l'histoire doit se situer à l'abbaye royale de Fontevraud.




Les fonctions dans le groupe

-        1 fonction permanente : l'archiviste
du groupe élu dès la première séance de travail, est chargé de ranger,
classer tous les documents produits ou utilisés par le groupe.


-        2 fonctions tournantes, assurées à tour de rôle par chaque membre du goupe : 


a) le président anime la séance, veille au respect de la tâche
fixée, distribue la parole. Il dispose d'une voix prépondérante en cas de
ballotage d'un vote


 b) le secrétaire est chargé de la trace écrite de la séance.


  Des fonctions ponctuelles : rapporteur, chargé de mission (au CDI...)


 




 

La démarche : une partie de ping-pong en 21 points

1.Groupes : Recherche d'une idée de récit à présenter en quelques lignes (héros, essentiel du schéma narratif).

2. Classe : Présentation des 6 projets.Comparaison, débat. Choix d'un projet pour toute la classe.

3.Individuellement : Recherche de précisions sur le contenu du récit.

4. Classe : A partir des propositions individuelles, élaboration collective orale d'un synopsis (avec trace écrite qui constituera le document de référence constant).
Recours au vote chaque fois que se manifestent dcs oppositions explicites et argumentées aux propositions des uns ou des autres. Découpage du synopsis en 6
"chapitres".

5. Groupes : 1 chapitre à rédiger, par ordre de préférence.

6. Classe : Répartition des chapitres entre les 6 groupes (1 chapitre par groupe). Si un groupe est seul à souhaiter un chapitre (en choix 1 ou en choix 2), celui-ci lui revient.Sinon, tirage au sort entre les groupes concurrents.

7. Groupes : Elaboration d'un plan détaillé pour chaque chapitre, communiqué au professeur.

8. Professeur : Prise de connaissance des 6 plans détaillés. Remarques éventuelles sur la cohérence et la "richesse" interne de chaque chapitre et sur sa cohérence avec les orientations du synopsis. Elaboration d'une grille d'évaluation : elle est commune à tous, mais certains critères permettent de se référer à un contenu différent ; exemple : Respect des décisions du groupe pour :

- les caractéristiques des personnages (physique, caractère...)

- la nature des péripéties .

- l'enchaînement des péripéties

9. Groupes : Prise de connaissance des remarques du professeur et de la grille d'évaluation (un exemplaire par élève). Modifications éventuelles du plan initial.

lO.lndivid. : En classe (2 h) : rédaction du récit complet du chapitre du groupe sur feuilles de copie.

11. Prof. : Evaluation des textes individuels (grille + annotations si besoin), Note.

12.Groupes : Prise de connaissance par chaque élève de son texte annoté par le professeur et des textes de ses 3 ou 4 camarades. Réécriture : élaboration d'un texte de groupe manuscrit à partir des textes individuels et des annotations. Procédures : "collage" de mots, de phrases empruntés aux textes individuels, reformulations, ajouts...

13. Prof et/ou élèves  : Saisie sur ordinateur des 6 textes, sans correction d'aucune sorte (double interligne).

14.Prof : Evaluation des 6 textes sous forme de liste de remarques numérotées. Les numéros sont apposés autour ou à l'intérieur du texte dactylographié, selon que les remarques s'appliquent à l'ensemble du texte, aux relations entre phrases ou aux micro-structures à l'intérieur des phrases. Le professeur remet à chaque élève d'un groupe : le texte dactylographié "orné" de ses n numéros ; une fiche où sont relevées toutes les remarques et parfois des suggestions pour améliorations. Chaque remarque

est affectée d'une valeur en points variable selon la nature de l'erreur et l'importance ou la complexité de l'amélioration attendue. Le total de ces points sera ramené à 12, auxquels seront ajoutés 8 autres points pour les corrections orthographiques du texte et la qualité de la langue dans les ajouts.

15.lndivid.: A la maison : réécriture intégrale du texte de groupe à partir de la fiche de remarques. Eventuellement, concertation hors cours avec les autres membres du groupe pour des choix narratifs importants.

16.Prof. : Evaluation des réécritures individuelles par application du barème préparé. Note.

17.Groupes : Cf. n° 12. 18. Prof. et/ou élèves: Cf. n° 13. Avant impression des 6 textes, le professeur procède à leur "toilettage" en corrigeant l'orthographe et la ponctuation encore déficientes. A ce stade, chaque texte contient encore quelques erreurs, essentiellement de nature morpho-syntaxique. Reprise de l'étape n° 14 (considérablement allégée) sans utilisation de barème chiffré.

19 AI. Groupes : intimes corrections à partir des remarques du professeur.

19A2. Prof. : Saisie des corrections. Impression. Reproduction du textesur transparent. 19Al. C1asse : Lecture du texte entier. Amélioration des "coutures" entre les « chapitres », autres améliorations ponctuelles.

19 B. (variante possible) lntergroupe : Pendant que le reste de la classe
(par groupes ou individuellement) accomplit une autre tâche, un intergroupe
composé d'un représentant de chaque groupe, sous la conduite du professeur,
procède aux étapes n° 19 Al, 2, 3.

20.Prof. : Saisie des dernières modifications, mise en page définitive.

21. Prof : envoi du texte à l'imprimeur 

 





La feuille de route d'un groupe


En-tête :


- liste des membres du groupe


- nom de l'archiviste


Pour chaque séance :


- date


- définition de la tâche du jour (inscrite au tableau par le
professeur)


- attributaires des différentes fonctions


Cette « partie de ping-pong » présente, à mon point de vue, plusieurs avantages :

1)  Elle permet très rapidement d'obtenir un récit complet, dans la mesure où chaque groupe ayant en charge un chapitre, le récit est écrit dans son intégralité dès le premier jet. Tous les étapes suivantes ne sont plus que des réécritures ou des expansions.  En se concentrant sur la réécriture, cette démarche constitue un gain de temps évident sur celle qui ne consiterait qu'à
rédiger un nouveau chapitre que lorsque le précédent est réellement achevé.

    2)     Elle fait alterner les modalités de travail : travail de groupe / travail personnel ; ce qui permet aux élèves d'apprendre à travailler en groupe. Si leur travail personnel à la maison est inexistant, la sanction est immédiate : ils ne peuvent plus avoir de prise sur la construction du récit.

3)      Tous les élèves se voient ainsi confiés une part active et essentielle dans le travail. Les élèves les moins à l'aise avec la langue apportent malgré tout leur pierre à l'édifice, car ils ne veulent pas que le récit s'écrive sans eux ;

4)      Elle prévoie des phases d'évaluation (ce qui permet d'apporter une réponse satisfaisante au problème posé par les nouveaux itinéraires de découverte qui, comme on le sait, envisagent ce point de façon assez floue).

5) Elle responsabilise les élèves en leur attribuant des fonctions bien déterminées. Les élèves en difficulté reçoivent un rôle (archiviste, lien avec le CDI), qui peut leur redonner le goût de l'effort et du travail bien fait.

6)      Elle permet de mettre l'accent sur la réécriture sans alourdir la tâche de l'enseignant, car le passage par les textes de groupe réduit ipso facto le nombre de textes à corriger.


[1] Il s'agit de MichelGuesdon. Voir notamment ses articles « écrire en groupe », Echanger,n°15, février 1994, et « corriger une rédaction », Echanger,n°3, mai 1989.
 
B- ...à la pratique :

1- Le résultat d'une année de travail :

Dès ma première nomination (septembre 2001), j'ai été conduit à prendre en charge,  en classe de cinquième, un projet « classepatrimoine ». Ce projet s'inscrivait alors dans le cadre des Parcours diversifiés. Sachant que j'allais disposé d'une heure hebdomaire pendant toutel'année, l'idée d'écrire un récit long permettant de réinvestir les savoirs et les savoirs-faire que les élèves auraient acquis en histoire-géographie, en latin, en musique, en technologie, s'est naturellement imposée à moi. Ce choix nous offrait la possibilité d'articuler nos différentes disciplines autour d'un thème fédérateur s'inscrivant  dans l'un des quatre domaines valorisés par les instructions officielles (les arts et les humanités). Un tel type de production favorisait en outre l'appropriation des programmes : en français, je savais déjà que l'écriture d'un récit long, me permettrait non seulement de revoir le fonctionnement du discours narratif, de travailler le discours descriptif et le dialogue, mais aussi de les sensibiliser au discours explicatif et au discours argumentatif.

Mon travail s'est alors déroulé dans l'année en quatre phases.

a) Phase préparatoire (début octobre à fin janvier) : cette première phase a été consacrée à l'étude de la littérature médiévale (La chanson de Roland). J'en ai profité pour revoir le discours narratif, en analysant avec mes élèves un récit moyenâgeux ( Double meurtre à l'abbaye, de Jacqueline Mirande).

 b) Phase d'immersion (du 28 janvier au 2 février 2001, à l'abbaye de Fontevraud).  Durant ces cinq jours, nous avons surtout incité les élèves à simprégner des lieux. Alors que le professeur de musique les faisait interpréter dans différents lieux de l'abbaye une composition qu'ils avaient pu préparer ensemble au collège, la professeur d'EPS organisait une course d'orientation permettant aux élèves de rechercher, à l'aide de photographies, des détails architecturaux. Nous n'avons rien écrit sur place, mais chaque soir, j'invitais les élèves à réfléchir sur un thème (les personnages, le synopsis, les lieux des meurtres...).

 c) Phase de production :
Nous avons ensuite rédigé ce récit entre le début du mois de mars et la fin dumois de mai. Je reviendrai ci-dessous plus longuement sur cette étape.

 Parallèlement, les élèves conçurent avec leur professeur d'arts plastiques la couverture de leur ouvrage, à partir d'une photographie ratée qui avait été prise avec un appareil photo numérique. En latin, leur professeur, après les avoir fait travailler sur le latin d'Eglise, analysa avec eux un texte évoquant une sculpture (le Jugement dernier) qu'ils avaient pu contempler lors de leur séjour, et qu'ils devait évoquer au chapitre 4 de leur récit. En technologie, leur professeur réalisa avec eux un diaporama à l'aide du logiciel Powerpoint. En histoire-géographie, les
élèves approfondirent le thème de la vie dans une abbaye au Moyen Age, tout en
préparant une exposition.

La professeure d'histoire-géographie, la professeur de latin et la professeure de technologie ont alors accepté de revoir et corriger avec moi l'ensemble du texte.

Au final, nous avons pu, moyennant une contribution des familles (8,33 euros) et avec le soutien de tous mes collègues, faire éditer cette production (à hauteur de 86 exemplaires) par une société d'imprimerie (Dupli-Print), proposée par la Fnac. Chaque élève a donc pu repartir avec son livre.

 d) Phase de réception :

La dernière phase enfin (juin 2002), fut consacrée à l'exploitation desproductions réalisées dans les différentes disciplines. Elle a permis auxélèves d'échanger leurs réactions avec des écoliers de Montpellier, qui s'étaient également déplacés à Fontevraud au cours de l'année. Ils ont ensuite pu, à deux reprises, présenter oralement l'exposition qu'ils avaient mise en place avec notre aide. Après le travail d'écriture, ce fut donc le temps de l'apprentissage de l'oral : chaque élève étant chargé de présenter une des productions réalisées au cours de l'année (pierre taillée, diaporama, livre, enluminure, chant).


2-     L'élaboration du roman : du rêve à la réalité.

 Dès le mois de janvier, j'avais pris soin de constituer des groupes de niveau équivalent. Pour autant, letravail obtenu ne fut pas d'une qualité identique : même si une mère d'élève vint suppléer de façon déraisonnable aux carences de sa fille (chap.1 : l'épisode de la noyade), tous les parents d'élèves ne suivirent pas cet exemple, et certains chapitres (en particulier les chapitres 3 et 4) furent moins bien réussis.
L'ensemble, globalement, manquait singulièrement de relief et de cohérence.

 Dans la perspective d'une future impression, je pris alors la décision de non seulement réécrire tous les passages qui ne me satisfaisaient pas, mais aussi d'enrichir le récit en lui ajoutant des passages de mon propre cru. J'outrepassais alors mes devoirs d'enseignant, et j'en étais conscient, mais il me sembla que je pourrais ainsi donner aux élèves un livre à lire dont le sujet les concernerait au plus près. Je vais bientôt y revenir.

 Je crois pouvoir ainsi classer mes interventions en deux catégories :

1) Les réécritures et les reformulations. Sont plus particulièrement concernés les passages suivants :
- Les corbeaux (chap. 5)
-
  Le dialogue en patois entre sœur Gwendoline et sœur Madeleine (chap. -    
- Le récit de la mère abbesse (chap 5)
- La lettre de mère Esther d'Armilly (chap.6)
- Les recherches de Frère Simon dans la bibliothèque (chap.6)
- Le dialogue entre frère Aymerick et Frère Simon de Savigny dans le sous-terrain (chap.6)
L'incipit
   
2) Les expansions et les inventions. Ces passages ont soit été très développés, soit inventés de toute pièce, puis intégrés au récit de mon propre chef :
- La mise en abîme du récit et l'épanadiplose (incipit=excipit)
- Le rêve prémonitoire (chap.1)
- Le meurtre de Jean (chap. 1)
- Aymerick cherche à impressionner Maria en l'étouffant (chap. 1)
- Le hurlement des loups dans la forêt (chap. 1)
- La chanson du troubadour Arnault Daniel (chap. 2)
- La conversation des deux jeunes novices (chap. 4)
- Le corbeau, messager de bien mauvaise augure (chap. 5)
- La mort du peintre Aymerick (chap. 6)
- Les textes liturgiques en latins et les citations bibliques.

 Au total, ai-je effectué  60 %, 70 % ou 80 % du travail ? Je l'ignore. Ce qui est certain, c'est que mon investissement a été très (trop) important. Si j'essayais de chiffrer en heures supplémentaires ce travail, je pourrais sans doute dresser le tableau qui suit :

- Ecriture du synopsis : 2h
- Travail sur les personnages : 2 h
-  Correction des deux rédactions notées : 3 h
- Expansions et corrections : 15 h  (durant les vacances de Pâques)
- Cinq à six relectures des épreuves : 3h (auxquelles viennent s'ajouter celles de mes  collègues)
- Correspondance avec une école de Montpellier : 2 h
- Devis pour l'imprimeur : 2 h

 Soit, au bas mot, entre 25 et 30 heures supplémentaires.

 Au final, tous, élèves, parents, personnels de direction, auront jugé cette expérience largement positive. Il n'en demeure pas moins que, d'un point de vue pédagogique, ce succès est à relativiser. Comment puis-je justifier cet investissement disproportionné ? Si nous savons tous que l'enseignant n'a pas à se substituer à l'élève, pourquoi ai-je travaillé plus que de raison ?



3-     Justification spontanée de ma pratique pédagogique

 Dès le départ,je savais que cet exercice serait couteûx en temps, mais il me semblait que l'heure dont je disposais chaque semaine permettrait de mener à bien ce projet avec les élèves. Comme nous l'avons vu, j'ai très vite remarqué que ces derniers, en une séance, écrivaient très peu, et que ce qu'ils écrivaient, même après le passage par le texte de groupe, était de médiocre qualité. Jusque-là rien d'anormal, dirons-nous, car nous savons tous que nos élèves ne sont, après tout, que des apprenants, et non pas des écrivains. Ils sont à l'école pour réaliser des productions, non des créations.

Or, en découvrant que Dupli-Print était en mesure de publier notre récit à un coût restant acceptable, et en m'engageant auprès des élèves à ce qu'il en fût ainsi, je mis le doigt dans un engrenage dont je ne mesurai pas toutes les fâcheuses conséquences. Erreur de débutant ? Je ne le crois pas, car le perfectionniste que je suis était intimement convaincu que la publication du récit constituerait en soi une petite victoire : tous les élèves pourraient ainsi conserver dans leur petite bibliothèque un produit fini non seulement de qualité, mais surtout d'une grande valeur affective.

Malheureusement,cette démarche nous engagea aussi dans un processus aux enjeux pédagogiques bien discutables. Cela supposait en effet que notre public allait être élargi, et que j'allais, par conséquent (ne soyons pas dupe), être jugé sur la qualité du récit ainsi monnayé. A partir du moment où les parents d'élèves acceptaient
de soutenir financièrement mon projet, cela supposait implicitement que le produit fini fût une production à la fois originale et d'une certaine ampleur : en bref, une création.

        Ma solution consista à me mettre au travail, car je tenais à ce que ce projet aboutisse. Je franchis donc volontairement les limites, en partant du principe contestable qu'en insérant au sein du récit des passages de mon propre cru, j'allais donner à mes élèves un texte inédit à lire. D'une pierre, je faisais ainsi deux coups, car ils seraient tout à la fois des auteurs ravis, et des lecteurs surpris. Dans cette aventure, je ne risquais pas de me voir reprocher le fait d'avoir écrit en lieu et place des élèves, car je savais fort bien que j'étais le seul à pouvoir attribuer à tel passage le nom de tel élève : chaque élève ne possédant que son passage et n'ayant pas lu les autres, nul ne pouvait savoir qui avait écrit quoi. Profitant de cette liberté, je devins pour un temps « écrivain », et je fus en mesure de présenter aux différents acquéreurs du livre un produit fini d'une qualité - disons - honorable.

       L'inconvénient, c'est que l'on ne peut absolument pas exiger cela d'un enseignant en français. Un seul exemple le montrera : comme j'ai renouvelé l'idée d'une classe patrimoine cette année, les parents d'élèves, informés par le bouche à oreille de ce qui avait pu être réalisé l'an passé, sont prêts à financer l'impression d'un nouveau livre. Tout cela laisserait supposer que le professeur de français qui valorise l'écriture longue, doit s'astreindre à publier chaque année un ouvrage ! On voit bien là les limites d'un tel procédé.

 
C- Mise en perspective de cette expérience :

1-     La longueur constitue un des critères majeurs de la réussite

Contrairement à ce qu'ils affirmaient eux-mêmes (« nous le publierons notre texte et nous gagnerons beaucoup d'argent ! »), et à ce que j'espérais, mes élèves, n'ont pas pu produire sur le seul temps scolaire une création originale.

Ecrire simplement entre le début du mois de mars et le début du mois de mai,
c'était manifestement insuffisant pour qu'ils puissent produire seul un récit d'une  réelle ampleur.

En poussant à leur extrême les contraintes de l'exercice, cette première expérience a eu en effet le mérite de me montrer combien la longueur du récit constituait un des critères majeurs de la réussite. Plus le texte est long, plus il faut disposer de temps, et plus l'enseignant est tenté de pallier les insuffisances de ses élèves. Au-delà d'un certain seuil (30-50 pages ? l'expérience seule pourra me le dire), il semble qu'il soit impossible pour la classe de gérer en autonomie sa production. Il revient alors à l'enseignant de prendre en charge le travail de réécriture, ce qui n'est pas satisfaisant. Il faut dons s'imposer dès le départ une limite - ce que je n'avais pas fait - puis se contraindre à ne pas la dépasser.

2- De la production à la création  : doit-on franchir le cap en milieu scolaire ?

L'écriture longue aboutit nécessairement à la production d'un récit. Il va de soi qu'avec les moyens modernes, l'écart entre le produit artisanal et l'objet-livre semble pouvoir être facilement franchi : tout enseignant peut, s'il le souhaite, faire imprimer à un coût abordable la production de ses élèves.

Bien entendu, il va de soi que le livre cartonné et relié par une simple agraphe ne pourra jamais venir concurrencer la qualité d'un objet-livre que l'élève peut classer dans sa bibliothèque à côté de ses propres ouvrages de littérature jeunesse, avec la satisfaction - au reste illusoire - de l'avoir entièrement écrit avec ses camarades.

           Il est également évident que rien n'interdit à un enseignant motivé d'écrire pour ses élèves des textes destinés à leur donner le goût de la lecture, mais tout comme on ne peut pas fonder de pratique pédagogique sur cette initiative qui, en outrepassant la mission du professeur, relève avant tout de l'initiative personnelle, on ne peut pas exiger de sa classe qu'elle écrive un texte susceptible de franchir le cap de la commercialisation. C'est  là une seconde évidence.

Mais cette réalisation, assez peu onéreuse au demeurant, est-elle vraiment souhaitable d'un point de vue pédagogique ? Faut-il pousser le mimétisme jusqu'à véritablement placer les élèves en situation de création (avec, pour première conséquence, la publication et l'achat du produit achevé par un lectorat familial) ou considérer que l'acte d'apprendre, dans le domaine de l'écriture, se situe ailleurs ?

               Aujourd'hui, mon projet a abouti, et mes élèves ont rangé dans leur bibliothèque leur ouvrage. Cette question - qui, somme toute,avait toujours été considérée comme très accessoire - ne cesse pourtant de me poursuivre.

 « Ecrire pour être lu », comme j'ai pu le vérifier, constitue pour les élèves un formidable stimulant («Vous croyez que nous pourrons ensuite le publier à grande échelle ? » me demandait sans cesse Yann). Tel est le premier déclencheur d'une démarche positive. Il ne s'agit plus seulement d'écrire pour le professeur, mais de prendre en compte d'autres destinaires potentiels. Cette mise en perspective ouvre aux yeux des élèves des horizons insoupçonnés qui leur permet de se décentrer, d'oublier leur timidité, et de se mettre au travail. Après tout, si la perspective d'avoir un objet-livre permettait de donner à certains le plaisir d'écrire, tout en leur permettant de développer leur imagination, cela ne serait pas une maigre victoire[1].

     Mais l'on sait que la philosophe Hannah Arendt, pour ne citer qu'elle, insistait dans le chapitre consacré à l'éducation dans La crise de la culture, sur le nécessaire conservatisme de l'éducation. « C'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l'introduire »[2] en les mettant seulement en dialogue avec le passé, avec la tradition. Il faudrait bien entendu inciter les élèves à écrire, et peut-être encore davantage que nous le faisons habituellement, mais tout en sachant bien qu'ils ne feront que répéter ce que d'autres, avant eux, ont déjà mieux exprimé. Exiger d'eux qu'ils produisent collectivement un récit long, bien documenté, bien construit, et bien écrit ; les placer dans une situation extra-scolaire où leur production pourra courir le risque d'être jugée sur sa valeur réelle, et non sur la démarche qui la sous-tend, serait un contre-sens pédagogique. Je crois que les parents d'élèves, en étant très demandeurs dans ce domaine, ne sont pas assez conscients de cette vérité.

     Cela signifiedonc que la production d'un récit long en milieu scolaire  (et a fortiori sa publication) peut, à monsens, être envisageable, mais ne peut jamais constituer une fin en soi. Après tout, l'écriture longue ne constitue un exercice pédagogiquement intéressant que lorsque les élèves, sous la conduite avisée de leur professeur, sont capables de mener le projet du début jusqu'à la fin, autrement dit de l'écriture du synopsis jusqu'à la mise en page, en passant par les nécessaires réécritures. Si la classe est en mesure de mener à bien son projet, cela est tant mieux, cela montre que l'enseignant a su bien s'organiser ; si le récit reste à la fin de l'année inachevé, l'expérience demeure malgré tout positive, car les élèves ont pu appréhender un peu mieux les problèmes posés par la création littéraire. Dans tous les cas, les élèves ont conservé leur statut d'apprenants, et l'enseignant ne s'est pas substitué à ses élèves, en achevant lui-même l'écriture du récit.te vérité semblera évidente à beaucoup, et c'est tant mieux, mais ne dit-on pas que les vérités les plus simples sont parfois les plus difficiles à découvrir ? Ce fut le cas pour moi, en tout cas.


3-     De la nécessité de nous interroger sur nos motivations


Finalement, la pratique de l'écriture longue en classe nous oblige, nous enseignants, à nous interroger sur nos motivations réelles. L'écriture longue, en dépassant les limites de la traditionnelle rédaction, nous introduit dans un univers complexe, où les désirs non avoués et les non-dits ont la vie belle. En effet, pourquoi vais-je demander à mes élèves de s'engager dans une démarche qui, semaine après semaine, les conduira à produire un récit long ? En quoi ce récit long permettra-il à l'élève de surmonter ses difficultés ? Est-ce que je ne cherche pas, sous prétexte de susciter chez l'élève le plaisir d'écrire, à réveiller l'écrivain qui sommeille en moi comme en tout enseignant en lettres ? Par le biais de la diffusion élargie de ce produit « potentiellement commercialisable » (l'expression de nos jours n'a plus rien d'excessif), est-ce que je ne recherche pas, insconsciemment, un nouveau moyen de me valoriser indirectement aux yeux de mes collègues ?

A mon sens, tout enseignant devrait, avant d'engager ce type de travail avec une classe, trouver la réponse à ces quelques questions. Clarifier ses motivations permettrait de s'assurer que l'on ne recherche pas, indirectement, un bénéfice personnel.

         C'est parce que je n'avais pas, à l'époque, pris la mesure de tous ces enjeux quel'écriture de  Passion mortelle ? neconstitue pas, d'un point de vue pédagogique, une réussite exemplaire.


D) En guise de conclusion
On l'aura compris, quand je proposerai bientôt à ces nouveaux élèves que je ne connais que depuis deux mois, d'écrire un récit long, j'utiliserai à nouveau la grille en vingt-et-points, car elle me paraît être efficace. Mais, je commencerai par insister auprès d'eux (mais également auprès de leurs parents) sur le sens et la portée de cette pratique pédagogique : la classe n'a pas à être un lieu de création. Cela signifie que ce n'est pas la qualité de la production obtenue qui importe en premier lieu, mais bien la démarche mise en place.

Afin de mieux symboliser cette nécessaire précarité de l'écriture longue en milieu scolaire, je ne présenterai pas l'éventuelle édition de notre récit comme un objectif en soi. Et je serai prêt, si je constate que la classe n'y répond en rien, à ne
pas voir aboutir notre projet.

Je porterai enfin un intérêt tout particulierà la taille de notre récit, sachant bien que le mieux est l'ennemi du bien et qu'au-delà de quelques dizaines de pages, un professeur ne peut plus« cultiver son jardin » durant ses vacances.                                                          

Eric Joyeau                                                                                                             Octobre 2002

[1] Bien des exemples illustreraient ce propos, mais je n'évoquerai ici que le cas de Jonathan, un élève plutôt timide, qui avait en charge le récit de la Mère Abbesse au chapitre 5. Tracassé à l'idée de ne pas coller suffissamment à la réalité,  il  ne cessait de venir me trouver afin que l'on rectifie la longueur et la couleur du serpent que l'on retrouve dans ce passage.

[2] Hannah Arendt, La crise de la culture, folio essais, p. 247.





 
contributeur(s) :

Joyeau Eric

information(s) pédagogique(s)

niveau : tous niveaux

type pédagogique : production d'élève

public visé : non précisé

contexte d'usage : classe, salle multimedia

référence aux programmes :

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information(s) technique(s) : Télécharger le fichier :

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