Quatrième étape : le procès
Enfin après l’effervescence des séances dédiées à une longue préparation, le procès peut avoir lieu. Nous choisissons une séance de deux heures consécutives. Quelques jours auparavant, les élèves jurés ont été convoqués. Nous avons tenu à suivre au plus près le protocole réglé d’un procès en assises : entrée solennelle de la cour, serment des jurés, interrogatoires de l’accusé puis des témoins, audition des experts et plaidoiries. Conformément aux pratiques françaises, c’est la cour qui commence à interroger. En amont, nous avons encouragé les élèves jurés à participer aux interrogatoires, ainsi, leurs interventions déstabilisent les élèves qui ont préparé le procès, en introduisant dans l’exercice une part d’improvisation. Il ne s’agit donc pas simplement de réciter un témoignage, mais bien d’incarner un personnage sans trahir le roman. Pour éviter ce risque, nous avons établi avec la classe la règle suivante : si, lors d’un témoignage, un fait erroné survient, n’importe qui est libre de demander une correction, à condition d’être en mesure d’en apporter la justification en s’appuyant sur l’œuvre. L’autre source d’inattendu vient du public dans lequel un spectateur perturbateur, joué par le professeur, incite parfois les élèves juges à rétablir l’ordre qui sied à la sérénité des débats. Après les auditions, les avocats viennent occuper à tour de rôle le prétoire pour y prononcer le réquisitoire et les plaidoiries. Ce temps consacré aux discours longs a été bien sûr préparé en amont et les notes qui accompagnent ces prises de parole portent parfois les traces de réécriture réalisées pendant le procès. Enfin, après avoir permis à l’accusé de s’exprimer une ultime fois, la cour se retire pour délibérer. Un peu pressés par le temps, le juges et les jurés reviennent après quelques minutes et le verdict tombe : une classe retiendra la préméditation, tandis que l’autre tiendra compte de circonstances atténuantes liées au décès de la mère de Meursault et à l’influence exercée sur lui par Raymond Sintès. Une difficulté possible ici en termes de valeurs : quelle gestion, en rapport avec le roman et avec l'époque, de la possibilité de la peine de mort ?
Cinquième étape : écriture d’une chronique judiciaire
Afin de permettre à chaque élève d’exprimer son point de vue sur ce procès, après celui-ci, le professeur impose un dernier travail d’écriture sous la forme d’une chronique judiciaire. La démarche est identique à celle mise en œuvre lors de la rédaction du fait-divers : une vraie chronique est lue et analysée en classe, à partir de laquelle une échelle descriptive
(à retrouver ici) est construite.
Bilan : plus-values pour les élèves
L’enthousiasme des élèves et leur implication active ont été réels et continus dans les deux classes avec lesquelles ce projet a été mené.
L’individualisation des tâches exigées est un précieux vecteur de différenciation, même s’il importe d’être vigilant devant les inégalités, en termes d’ampleur et de difficultés, qui apparaissent lors de la préparation. Toutes les stratégies de co-évaluation doivent donc être mobilisées afin que tous les élèves, quel que soit le rôle tenu dans ce procès, se confrontent à la lecture, voire à l’écriture — ne serait-ce que partiellement — des textes élaborés pendant la préparation (acte d’accusation, plaidoiries, rapports…) Cette attention doit surtout être dirigée vers les élèves chargés d’incarner des personnages secondaires du roman.
Il convient aussi, du côté du professeur, de rester attentif aux propositions des élèves. Tel participant en grande difficulté à l’écrit, après avoir réussi à rédiger un court témoignage de l’employeur de Meursault, a proposé de mettre à profit ses aptitudes en dessin pour réaliser un dessin de la scène de crime. Cette initiative a exigé de chercher une documentation iconographique sur l’Algérie de l’entre-deux guerres et a rendu plus concret l’arrière-plan colonial du roman. Le sentiment d’avoir rapidement tout dit au sujet d’un personnage, souvent secondaire, et l’inactivité qui peut alors apparaître chez certains élèves est aussi l’opportunité d’exiger d’eux qu’ils reviennent vers l’œuvre, en ciblant tel ou tel aspect. Les relations entre Meursault et son collègue Emmanuel ont pu alors être précisées ; de même, la lettre écrite par Meursault à la demande de Sintès a été rédigée et est devenue une pièce maîtresse dans la stratégie des avocats, comme dans celle de l’accusation.
La forme et le déroulement du procès a enfin suscité une réflexion et un travail sur la manière d’oraliser les écrits produits lors de la préparation. Si le caractère théâtral et préparé, voire répété, s’est bel et bien manifesté lors du procès, la présence des élèves jurés, extérieurs à la classe, et parfois fins connaisseurs du roman de Camus, a apporté une spontanéité et une authenticité aux débats. La nécessité de respecter les tours de parole, la prééminence de la cour sur les avocats ont contribué à la clarté et à la force des arguments échangés. La rédaction des plaidoiries, avant le procès, a été dans certains groupes l’objet d’une réflexion sur l’articulation entre un discours préparé en amont et les ajustements et réécritures induits par les débats. Les avocats de la défense d’une classe ont ainsi su opter pour une mise en page propice à un tel travail.
Conclusion
Si le roman de Zola, Thérèse Raquin, offre une matière intéressante pour une telle activité, il nous semble que l’œuvre d’Albert Camus recèle des potentialités encore plus riches. Il n’est évidemment pas question de mesurer les qualités de chacun de ses romans, mais le didactisme appuyé de Zola laisse sans doute moins d’ouverture aux interprétations du crime commis par Thérèse et Laurent. Or, en lisant et relisant L’Etranger, confrontés au mutisme de Meursault, les élèves, qui devaient s’efforcer de rendre une justice équitable, ont dû justement interroger les silences de l’œuvre. L’appropriation a été alors résolument adossée à l’interprétation littéraire. Un véritable dialogue entre la classe et les personnages s’est noué, et la réussite des deux procès s’est pleinement manifestée quand la cour a tenté de comprendre si « l’Arabe » avait vraiment été assassiné « à cause du soleil »[1] et si Meursault était sincère quand il affirmait avoir frappé « quatre coups brefs sur la porte du malheur »[2]. Enfin, pour inscrire ce dialogue entre les élèves et l’inépuisable roman de Camus, la lecture d’un extrait de l’ouvrage de Kamel Daoud, Meursault, Contre-enquête, ou l’écoute des propos de cet auteur au sujet de ce roman écrit comme un « hommage en contre-point », peuvent prolonger cette séquence.
________________________________________
[1] Albert Camus,
L’Etranger, deuxième partie, chapitre 4.
[2] Albert Camus,
L’Etranger, fin de la première partie.
Le consentement des élèves et de leurs parents a été recueilli afin de permettre cette publication.
Vignette : Albert Camus, gagnant de prix Nobel, portrait en buste, posé au bureau, faisant face à gauche, Photograph by United Press International, Public domain