Quand on pense "cinéma" aujourd'hui, on évoque la fascination de la salle plongée dans le noir. Mais technologie oblige, désormais, on se doit d'y associer toute une série d'images sur écrans. Les écrans de cinéma, certes, mais aussi écrans de télévision qui pénètrent l'espace privé, écrans qui se démultiplient aussi sur les portables et autres supports technologiques. Cette prolifération dit à elle seule la sidération (
voir annexe) qui a toujours accompagné le regard de l'homme sur cette réalité recréée. Plaisir de s'immerger dans le noir, plaisir de s'immerger dans un récit : autant de moments magiques où s'abolissent les frontières entre la réalité et son reflet. L'objet de l'enseignement, dans ces options, particulièrement, devient non seulement un apprentissage technique, critique, mais aussi un enjeu d'éducation à la citoyenneté. Dans cette approche de spécialistes,
Échanger a choisi de mettre l'accent sur quelques situations pédagogiques qui visent à jouer avec ces reflets sur écrans. Jouer avec les techniques pour en déjouer les pièges. Mais il s'agit aussi de créer chez l'élève une culture: un autre élément qui peut aider aussi à mettre à distance cette sidération.
Image et sons à la découpe
Quand les jeunes lycéens arrivent en seconde en ayant fait le choix de l'option Cinéma et audiovisuel, c'est souvent par passion de cet art. Aussi, les premiers exercices pratiques visent à instaurer une distance critique par rapport à ce plaisir, voire cette fascination, qu'ils éprouvent. Pour cela, on leur propose de déconstruire un ensemble. Première "petite forme", donc : dissocier la bande son de la bande images. Les enseignants demandent aux élèves de prendre appui sur une musique qu'ils aiment et de se filmer, soit avec un téléphone, soit avec une caméra. Il s'agit de produire une séquence dont le rythme et les sentiments induits par les images soient en adéquation avec la musique choisie. Regardons quelques résultats. Les élèves se mettent en scène dans des sortes de petits clips : les uns sont nostalgiques, d'autres plus toniques. Les images sont assez réalistes, mais le rythme, né de la contrainte imposée, induit la naissance d'un nouveau personnage. C'est ainsi que telle jeune fille, qui a choisi d'enchaîner ses images au rythme de la chanson Il faut que tu respires de Mickey 3D, peut donner d'elle une image un peu imaginaire. Certes, ce travail technique aide à la prise de conscience du déphasage entre le réel et le film qui défile sur l'écran. Mais son efficacité est renforcée par une restitution systématique qui préside à toute présentation des clips. En effet, cette phase explicative se fait toujours en deux temps : d'abord, la production donne lieu à un visionnement collectif du film réalisé, souvent deux fois. Puis l'enseignant sollicite la parole des élèves de la classe qui n'ont pas participé à la réalisation du groupe. À ce moment, on procède à une comparaison entre les intentions des réalisateurs et l'effet produit sur les spectateurs. Alors, ont lieu des échanges de type argumentatif entre le groupe réalisateur et le groupe spectateurs dont l'enseignant fait partie. Enfin, c'est l'occasion de rebondir sur des œuvres cinématographiques ou télévisuelles qui posent les mêmes problèmes. L'occasion est alors donnée d'analyser davantage les effets de sens et d'approcher des questions esthétiques du type "qu'est-ce qu'une œuvre ?".
Réaliser un reportage imaginaire...
Un autre exercice proposé aux élèves consiste à jouer avec la réalité pour montrer comment un commentaire peut complètement infléchir des images réelles et en modifier radicalement la perception. Des élèves construisent donc un récit. Le choix s'arrête sur un scénario d'enquête : un lieu mystérieux est le siège d'un monstrueux trafic d'organes. Or, les équipes d'élèves vont effectuer un tournage dans le cadre même de leur lycée. À l'instar de beaucoup de films noirs, le choix de tournage fait évoluer le spectateur dans le labyrinthe des couloirs et escaliers, dans le dédale des sous-sols et de la chaufferie du lycée. L'atmosphère d'enquête et d'intrigue repose sur une ambiance grise. Les lumières sont souvent en contre-jour et les éclairages au néon. Les bruits des pas sont amplifiés, et l'ensemble devient oppressant. Tous les clichés sont convoqués et mis en évidence par une bande son au ton apparemment objectif qui relate cette enquête. Notre reporter va vous relater un fait divers particulièrement inquiétant. Un monstrueux centre de trafic d'organes vient d'être démantelé ! Au résultat, chacun expose les choix techniques, les arguments. Il devient alors patent que le recul s'impose devant les images et les commentaires : comme devant toute production, chacun se doit de faire jouer une posture critique ; ce n'est pas parce que les images ont l'air vraies que le propos l'est, et inversement !
... et doter les élèves de références
Cette construction d'un recul critique est d'autant plus forte et pertinente que, dans le même temps, les élèves se construisent des systèmes de références. Comme l'écrit le philosophe Alain Finkielkraut, dans son ouvrage Ce que peut la littérature, "il n'y a pas d'accès au réel direct, pur, nu, dépouillé de toute mise en forme préalable. Il n'y a pas d'expérience sans référence... Et puisqu'on n'échappe pas à la médiation... La question est de savoir à quelle bibliothèque on confie son destin". Ce qu'il écrit de la littérature, on peut le dire de la culture cinématographique. Pour ce qui concerne le reportage mentionné ci-dessus, on peut voir que, si les élèves disposent du recul que leur confère une culture du genre, ils vont pouvoir d'autant plus facilement déconstruire l'illusion. C'est dans cette optique que le festival de cinéma Premiers plans propose, pour la vingt-deuxième année, en janvier, à Angers, un programme de colloques, films et autres animations, ouvert à tous, enseignants et élèves, en particulier. Cette année, le public en général, et des élèves en particulier, sont conviés à un travail sur la peur au cinéma. Un programme qui va donc permettre à tous d'acquérir cette culture critique.
La culture pour déjouer les jeux de la fascination
Chacun sait comment la peur est l'un des ressorts les plus complexes de la sidération qu'exercent les images, qu'elles soient sur grands ou petits écrans. Pour aider les enseignants à entrer dans une culture cinématographique dans ce domaine, de nombreux stages et colloques sont organisés. Ainsi, l'analyse du film
Tesis du chilien Alejandro Amenábar devient l'occasion de percevoir comment se construisent l'horreur et la violence. L'argument de ce film, une thèse sur la violence audiovisuelle, offre un cadre intéressant pour montrer comment naissent à la fois le climat oppressant et ce que les psychanalystes nomment la pulsion scopique
1. Toujours pour aider les enseignants, d'abord, puis les élèves, à déjouer les peurs et l'imaginaire liés à la fascination de l'écran, on sait qu'il faut trouver les moyens de les intégrer à une culture artistique. Dans cette perspective, le musée des beaux-arts d'Angers et le festival s'associent et proposent aux enseignants de préparer, pour leurs élèves, un parcours croisé peinture et cinéma. Cette activité permet d'associer un film et des représentations artistiques au thème de la peur. Il s'agit, à partir de l'observation d'un tableau, de faire percevoir aux élèves que l'image, préconstruite, organise le parcours de l'œil et dessine les émotions. Dans cette optique, on a pu choisir, par exemple, de présenter un tableau d'une scène champêtre, un pique-nique dans une forêt. Pour renforcer la démonstration, la médiatrice culturelle double cette vision d'une bande son, d'abord anodine, puis plus inquiétante. C'est ainsi qu'elle met aussi en évidence le pouvoir du hors champ qui vise la sollicitation de l'imaginaire des élèves.
Régler la distance
Mais reprenons le fil de nos "petites formes" (
voir annexe) L'une d'elles consiste à faire construire des mini-scènes à de petits groupes d'élèves. Pour cela, on part d'une contrainte d'écriture simple. À partir de ces premiers jets, les groupes font leurs propositions qui sont discutées et validées en grands groupes. Mais avant de passer à la phase de tournage et de réalisation, il faut prendre en compte la contrainte de la question des plans, comme celle de la position par rapport à l'image. C'est ainsi qu'il peut être particulièrement pertinent pour les élèves de prendre conscience de faits tout aussi simples que celui-ci : des images prises de dos ont de fortes chances d'être des images "volées". À un moment où le téléphone permet toutes sortes de prises de vues et où leur diffusion sur des réseaux sociaux est monnaie courante, ces apprentissages apparaissent d'autant plus importants. Ce sont des éléments prépondérants pour comprendre, encore une fois, comment les émotions peuvent être construites. À l'aide d'exemples, on leur fait prendre conscience que la distance du plan va induire, ou non, une forme d'intimité avec le personnage. Il s'agit de la théorie de la proxémie de Hall. Ce chercheur a étudié les variables spatiales qui nous font passer ou dans l'espace intime ou dans l'espace social. Les élèves apprennent concrètement que l'on peut, par ce simple réglage du plan, faire ainsi effraction dans l'intimité d'un personnage, et suggérer de cette manière sensualité ou répulsion. C'est donc consciemment qu'ils pourront, avec une grande économie de moyens apparents, faire apparaître tel ou tel personnage de leur scénario comme attirant ou répugnant.
Jeu de cache-cache
Mais lorsque l'on écrit un récit, on donne aussi des indications sur une atmosphère. Angoisse, climat oppressant, etc. Mais comment le rendre à l'écran ? Là encore, tout commence avec des exemples. Prenons un film connu, Funny games, en l'occurrence, du réalisateur autrichien Michael Haneke. Le climat y est oppressant. En étudiant un plan, qui procède par un élargissement progressif, on comprend comment est rendue perceptible l'angoisse du personnage à l'écran. Une jeune femme est là, assise en gros plan. Le spectateur perçoit et partage un malaise qui vire à l'oppression. Il ne peut encore se l'expliquer. Progressivement, le plan s'élargit, et alors, une scène de torture apparaît à côté. Mais tout a été fait pour qu'elle reste dans ce hors champ le plus longtemps possible. À partir de cet exemple, les élèves ont, aussi bien comme spectateurs que comme "réalisateurs", des éléments pour comprendre ou créer le pouvoir de suggestion, d'hyberbolisation, lié à ce hors champ qui joue avec notre imaginaire. Dans ce même esprit, on peut tout aussi bien travailler les techniques de la plongée et de la contre-plongée... Imaginer ces scènes et ces prises de vue, voilà encore un type d'exercice d'autant plus riche qu'il favorise le sens critique de chacun. Un sens critique toujours renforcé par le dispositif pédagogique mentionné lors des phases de restitution.
Remake, un devoir
Pour renforcer cette acquisition de recul critique par rapport aux images vues et diffusées, les enseignants de ce lycée ne passent pas une année sans donner à leurs classes de seconde un devoir de remake. Expliquons-nous ! Il s'agit pour chaque élève de choisir une image de film. Un film récent ou ancien, couleur ou noir et blanc. Les consignes sont simples. Analyser cette image : cadre, échelle de plan, angle de prise de vue, lumière, personnages... Puis, avec un appareil photo argentique ou numérique, voire avec leur téléphone portable, ils doivent faire le "remake" de cette photo, en essayant d'être techniquement le plus près possible du modèle. Une marge d'interprétation est laissée pour la représentation des personnages. Le devoir doit comporter la photo originale (avec indication du titre du film, de son réalisateur et de sa date de sortie) et le remake. Les deux photos sont rendues en vis-à-vis sur deux feuilles de papier type Canson, et accompagnées d'un commentaire rédigé, dans lequel l'élève indique les raisons du choix initial (
voir annexe). Il doit aussi préciser les différentes étapes de sa réalisation et les difficultés auxquelles il s'est heurté.
Reconquérir le vide
Voilà un petit aperçu de cette expérience pédagogique. Une expérience qui tend, hors de l'école, à trouver un écho auprès des collectivités locales et des associations. À l'heure des tournages de films sauvages avec les appareils photo, à l'heure où se multiplient, souvent à l'insu des adultes, les scènes dites de
happy slapping 2, ces collectivités font appel à ces spécialistes de l'enseignement du cinéma pour apporter une dimension éducative et critique à l'usage de ces captures sauvages d'images, ces jeux que se construisent les jeunes par écrans interposés. Alors aux adultes de les aider à jouer avec ces images pour en déjouer les pièges, comme le préconise Serge Tisseron
3. C'est dans cette optique, qu'aujourd'hui, des ateliers de réalisations d'images, articulés à des phases d'analyse critique, s'implantent dans les quartiers afin d'enrayer le mimétisme de la violence. Il s'agit bien d'un enjeu majeur pour la société: réinvestir ce que le sociologue Gilles Lipovetsky nomme
L'ère du vide 4. Vide entre les individus, vide entre les institutions. Un espace où la horde investit l'espace laissé libre par l'absence de convivialité. Dans cet espace, l'école se doit aussi d'y trouver sa place.
1. Le concept de pulsion scopique a permis à la psychanalyse de rétablir une fonction d'activité de l'œil, non plus comme source de la vision, mais comme source de libido
http://www.psy-desir.com/biblio2. Le happy slapping ou vidéolynchage est une pratique consistant à filmer l'agression physique d'une personne à l'aide d'un téléphone portable. Le terme s'applique à des gestes d'intensité variable, de la simple vexation aux violences les plus graves, y compris les violences sexuelles. Le terme anglais, qui signifie littéralement donner joyeusement des baffes est un jeu de mots sur l'expression slap-happy, qui dénote une attitude joyeuse et débonnaire. Source WIKIPÉDIA.
3. Voir rubrique livr'échange
Échanger, "Culture numérique".
4.
L'Ère du vide: essais sur l'individualisme contemporain est un essai de Gilles Lipovetsky publié en 1983 aux éditions Gallimard.