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un projet qui joue avec le contrat didactique

Jouer avec le contrat didactique pour enrôler les élèves

Tous les élèves du collège la Durantière savent ou pressentent que le concours d'éloquence qui leur est proposé est un supplice délicieux. En effet, l'engouement pour ce concours tient principalement au fait qu'il prend le contrepied du contrat didactique mis en évidence par Guy Brousseau1, c'est à dire des attentes implicites mutuelles des élèves vis à vis des enseignants et des enseignants à l'égard des élèves :

• À l'opposé de tous les messages d'égalité et de bienveillance délivrés par l'institution dans cet établissement de l'éducation prioritaire, les élèves sont mis en compétition les uns contre les autres et classés dans une logique qui n'est pas dénuée d'élitisme.

• Lorsqu'ils découvrent les règles du jeu, les élèves peuvent légitimement douter de la faisabilité de l'exercice tant les contraintes sont nombreuses et difficiles à mettre en œuvre (contraintes d'écriture, contraintes de temps, conditions de passage seul à la tribune face à un public nombreux, mot mystère à placer en dernière minute dans son discours en finale, questions du jury pour éprouver la capacité d'improvisation des élèves) et la quantité de travail prévisible largement supérieure à ce qui est habituellement demandé aux élèves (des heures qui se comptent par dizaines pour préparer trois écrits impeccables et un oral solide). Les sentiments que les élèves expriment au moment de l'inscription, à travers leurs questions, sont souvent mêlés. Certains, sans ignorer la difficulté de l'épreuve, manifestent le souhait de se mettre en lumière (jamais sans appréhension d'ailleurs), d'autres se refusent à prendre de tels risques, d'autres encore ont envie de participer à l'événement mais sans monter à la tribune. Ces derniers demandent en général à être membres du jury.

• Que le concours attende des élèves du beau langage alors qu'ils se voient régulièrement reprocher un niveau de langue insuffisant ou un registre inapproprié est pour le moins inattendu et visiblement gratifiant. Il est évident que l'exigence intellectuelle qui s'attache à cet exercice suscite l'ambition.

• La place du mensonge dans cet exercice de rhétorique qui vise avant tout à flatter le public ne laisse pas de surprendre les élèves qui non seulement sont amenés à défendre des idées qui ne sont pas les leurs (le parti pris en pour ou en contre de la finale leur est imposé par tirage au sort), mais jubilent à l'idée de pouvoir donner l'illusion d'être les auteurs de ces beaux discours que des adultes et des camarades parfois bien plus âgés les ont largement aidé à écrire. Ces aides nombreuses s'apparentent pour certains à de la « triche » organisée à rebours de l'injonction au travail personnel que l'institution leur renvoie habituellement.

 
Tous ces éléments ont un effet d'enrôlement puissant sur les élèves. Le concours prend la forme d'un véritable défi en ce qu'ils ne sont jamais tout à fait sûrs de pouvoir le relever jusqu'au bout (la ZPD chère à Vygotski est largement dépassée ici). La possibilité explicitement offerte aux élèves de se rétracter à tout moment ajoute à la dramaturgie puisque c'est une façon pour les enseignants de signaler aux élèves qu'il est vraisemblable que l'exercice soit trop difficile pour eux. Mais c'est aussi une façon implicite d'encourager les élèves à s'engager pour voir. Rapidement, dès les premières séances de travail, les élèves découvrent qu'il s'agit aussi d'un jeu avec le contrat didactique qui frise l'impertinence puisqu'il met en péril les valeurs de l'école (égalité, bienveillance) et qui leur laisse deviner qu'ils pourront s'attirer les faveurs du public grâce à de multiples arrangements avec l'honnêteté intellectuelle et l'authenticité puisqu'ils ne sont jamais tout à fait livrés à eux-mêmes dans la phase d'écriture.

Ces éléments ne sont jamais tout à fait révélés aux élèves qui hésitent à se lancer puis à persévérer dans la préparation du concours. Les élèves oscillent entre amusement, panique, excitation et renoncement. L'ascenseur émotionnel fonctionne à plein.

L'exercice implique donc un étayage minutieux et sans cesse réajusté pour que les élèves se portent candidats et résistent à l'envie de renoncer : au-delà des garanties sur la possibilité de se rétracter si le travail est trop lourd en quantité ou sur le plan émotionnel, les enseignants doivent procéder à des relances régulières pour aider les élèves à tenir leur engagement dans la durée (trois mois entre l’inscription et la réalisation), à des aides importantes pour amener les élèves à interpréter et respecter toutes les contraintes d'écriture, à des encouragements nombreux pour leur donner la force de se produire en public.

Caractériser la démarche pédagogique


La démarche pédagogique emprunte en partie à la tâche complexe en ce qu'elle conduit les élèves à produire une tâche inédite qui mobilise de nombreuses compétences ainsi que des ressources internes et externes [voir ci-dessous les invariants d'une tâche complexe]. Elle implique donc de mobiliser2 et de se mobiliser. Mais elle relève tout autant si ce n'est davantage de la pédagogie de projet si l'on se réfère à ce qu'en dit Louis Legrand [voir extrait de son livre Pour un collège démocratique ci-dessous] :

• Les élèves sont libres de s'engager ou pas dans le concours. Ils sont ensuite largement associés à la conception du projet. Ils choisissent eux-mêmes individuellement le sujet de leur discours de qualification et collectivement le sujet de la finale. Le règlement est rediscuté chaque année et les élèves contribuent à la définition ou redéfinition de certaines règles du concours. Ainsi lorsque des enfants d'enseignants scolarisés dans d'autres établissements ont souhaité participer au concours du collège la Durantière, une discussion a eu lieu entre les candidats pour savoir s'ils devaient relever du même classement que les autres ou d'un classement bis. Les enseignants ont insisté pour que la deuxième solution l'emporte de peur que le jury ne soit taxé de partialité si un de leurs enfants devait être retenu pour la finale. La première fois que le cas s'est présenté, les élèves ont opté pour un classement bis. Mais la deuxième année, ils ont préféré que tous les candidats intègrent le même classement. Les contraintes donnent également lieu à une discussion collective chaque année. La règle du temps a ainsi été adaptée pour tenir compte des nombreux dépassements l'année précédente. C'est la raison pour laquelle les discours qui devaient durer de une à deux minutes peuvent désormais durer jusqu'à 2'15. La règle qui prévoyait que le discours devait contenir un argument nuancé au moins a été abandonnée à la demande des élèves car elle était inopérante dans certains cas.

• L'organisation du travail donne lieu à de nombreux échanges entre élèves et entre enseignants et élèves. La forme finale des écrits, les modalités de restitution, le planning de travail sont discutés. Au cours des trois premières éditions par exemple, des élèves ont demandé à pouvoir être dispensés de quelques cours pour pouvoir terminer leur opus.

• Le tâtonnement est omniprésent dans la réalisation du projet. C'est en écrivant que les élèves apprennent à écrire un discours. Et c'est en déclamant qu'ils apprennent à le dire. Ils s'évaluent mutuellement en phase d’entraînement. L'activité relève bien plus d'une pédagogie d'apprentissage que d'une pédagogie d'enseignement.

• La restitution publique est un véritable événement, attendu aussi bien par les élèves du collège que par leurs parents et les personnels. Ce rendez-vous est indispensable pour aider les candidats à aller jusqu'au bout et à tenir les délais.

En somme, ce concours provoque dès sa présentation aux élèves un intérêt spontané pour la tâche et répond au besoin de socialisation dont parle Louis Legrand puisqu'il permet d'être reconnu par les autres, et donne fortement le sentiment d'agir avec et sur les autres lors de la représentation publique.


1. Guy Brousseau, “Les échecs électifs en mathématiques dans l’enseignement élémentaire”, Revue de laryngologie, otologie, rhinologie, 1980, vol. 101, n°3-4, pp 107-131.
2. Sur le site académique : une note de Françoise Janier-Dubry (l’édito de décembre 2014), “Des tâches complexes pour mobiliser et se mobiliser”.


Les invariants d'une tâche complexe

• Une consigne unique claire, ouverte qui éveille la curiosité des élèves et est ancrée dans la “vie réelle”
• Une consigne qui présente la tâche mais pas le problème pour l'apprentissage visé : il est à construire
• Une situation complexe qui implique de mobiliser des ressources variées (connaissances et compétences)
• Une situation inédite qui n’appelle pas la reproduction d’une activité déjà réalisée
• De l'autonomie : le choix des ressources et de la démarche sont laissés à l'initiative des élèves
• Des ressources internes (acquis antérieurs)
• Des ressources externes (documents distribués, accès internet, observations de terrain)
• Des aides préparées à l'avance par anticipation des difficultés (boite à outils ou relances de l'enseignant)

La pédagogie du projet selon Louis Legrand

“La pédagogie du projet se caractérise comme suit :

1. Le sujet d'étude ou de production et l'activité qui le met en œuvre ont une valeur affective pour l'élève. Celui-ci s'y est engagé volontairement et personnellement et l'intensité de cet engagement personnel caractérise fondamentalement le fait qu'il y a ou non projet. Comme tel, le projet appartient nécessairement à la pédagogie de l'apprentissage par opposition à la pédagogie d'enseignement. Cela ne signifie pas d'ailleurs, que le projet ait nécessairement son origine chez l'élève lui-même. Un autre élève, ou le professeur, peuvent être à l'origine d'un projet, mais c'est le degré d'assomption volontaire par l'élève qui est fondamental.

2. Dans le projet, le sujet d'étude ou d'activité est assumé par plusieurs élèves, ce qui entraîne une division du travail préalablement discutée par les partenaires. Un projet peut être strictement individuel, mais cette situation n'est pas favorable à son développement et reste très exceptionnelle. Et même dans ce cas, la collectivité est nécessairement présente comme régulatrice, informatrice et évaluatrice. Une division du travail imposée par le professeur est un facteur négatif entraînant une baisse de l'investissement affectif précisé au n°1 comme fondamental.

3.  La mise en œuvre d'un projet donne lieu à une anticipation collective et formelle des phases de son développement et de l'objectif à atteindre. L'activité qui va occuper plusieurs séances, voire plusieurs semaines, doit être planifiée de façon suffisamment souple pour laisser place à des réorientations chaque fois que cela paraîtra nécessaire après un débat et une prise de décision collégiale. Mais, dès l'origine, une planification est établie après et au cours de discussions de groupe où se décide la division du travail décrite au n°2.

4. Tout projet doit aboutir à une production attendue par une collectivité plus vaste qui en est informée et qui, à la fin, l'appréciera. Qu'il s'agisse de connaissance ou de production technique ou artistique le projet doit aboutir dans un « chef-d’œuvre  présenté à la classe entière ou mieux, dans notre système, à l'ensemble. Ce nécessaire achèvement est un facteur très important d'investissement affectif.

5. La mise en œuvre du projet doit être de nature tâtonnée. Une stricte programmation prévue dès le début et imposée par le professeur est à l'opposé d'une pédagogie de projet. C'est la confrontation permanente de l'objectif posé et des conditions de sa réalisation qui constitue l'essentiel du travail où s'exercent l'autonomie de l'élève, sa créativité et sa socialisation. Le groupe, dans ces conditions, doit, de loin en loin, faire le point sur l'avancement de son travail et, au besoin, le réorienter consciemment au vu des difficultés rencontrées.

6. La mise en œuvre du projet donne lieu à une alternance du travail individuel et de concertation collective. Il n'y a pas de production collective au sens propre du terme. L'individu seul est productif. Mais cette productivité individuelle doit, dans le projet, découler de prises de décision collégiales et retourner à l'appréciation collégiale. La coopération dans le groupe doit être permanente sans entraîner la confusion des tâches préalablement décidées et distribuées.

7. Le rôle du professeur, dans le projet, est celui d'un régulateur et d'un informateur intervenant à la demande ou de sa propre initiative au fur et à mesure de l'avancement. Ce rôle est délicat car il exclut l'intervention dogmatique non désirée ou la substitution de sa volonté à celle du groupe. Mais il exclut également tout abandon et désengagement. Le professeur doit savoir inciter, attendre, et intervenir quand la situation est mûre pour cette intervention. Il résume et formalise la règle du jeu au terme des discussions. Il indique les sources d'information qu'il recherche pour sa part. Sa préparation n'est pas seulement en amont de l'activité. Elle l'accompagne et en suit les évolutions.
Les caractères qui viennent d'être décrits découlent tous, finalement, de la condition fondamentale indiquée au n°1, à savoir l'engagement affectif de l'élève dans la tâche, c'est-à-dire la situation d'apprentissage personnel qui est ou non créée. Les vecteurs affectifs de cette situation sont :
• l'intérêt spontané pour la tâche ;
• le besoin de socialisation (être reconnu par les autres, agir avec et sur les autres).

Ce qui vient d'être dit montre assez que le projet peut englober la pédagogie par thème et la pédagogie par objectifs. Le thème peut être ou non objet d'un projet selon que les conditions décrites sont réalisées ou non. Quant aux objectifs, il paraît difficile, si on en part de façon magistrale et même interdisciplinaire, de les mettre en œuvre sous forme de projet. La pédagogie par objectifs secrète presque infailliblement une pédagogie d'enseignement dont l'aboutissement est l'enseignement programmé. Mais une pédagogie par projet sans objectifs est du bricolage. C'est ici que le rôle du professeur est fondamental. Il connaît les objectifs. Il perçoit les occasions offertes par le projet de les réaliser. Il fait prendre conscience de cette convergence au fur et à mesure de l'avancement de la tâche. Le “chef-d’œuvre” auquel le projet aboutit et l'évaluation collective qui suit sont l'occasion d'une telle explicitation.
Ajoutons, pour finir, que la pédagogie par projet n'est pas exclusive d'autres formes de pédagogie et que, selon les objectifs, telles ou telles formes d'apprentissage peuvent parfaitement cohabiter dans un enseignement.”
Louis Legrand, Pour un collège démocratique,
Paris, La Documentation française, 1983, p. 41-42.
 

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