Images mystérieuses dévoilées
Dans le cadre de ce cours de français sur l’analyse des trois iconographies représentant le chevalier Lancelot, la consigne est la même pour tous : quelle est la représentation la plus fidèle de l’épisode du pont de l’épée ? Les élèves observent les trois images, et en fonction des indices textuels émanant de l’extrait de
Chrétien de Troyes, choisissent celle qui paraît la plus fidèle à l’écrit de l’auteur. “Entoure d’une couleur ce qui est fidèle au roman, et d’une autre, ce qui est infidèle.” (
voir annexe). Sur son écran d’ordinateur configuré pour un zoom automatique à cent soixante pour cent, Andréa peut observer en pleine page chaque questionnement ou image. L’enseignante lui a fourni les clichés la semaine précédente, ainsi qu’un résumé du passage, sur clef. Lorsqu’on lit trente mots par minute, on ne peut envisager dix pages de roman à parcourir, sous peine de découragement extrême. Pour la professeure, le maître mot reste “le plaisir de la lecture”. Petite adaptation au profil de l’élève, son tableau à remplir ne comprend qu’une seule colonne relative à l’image 3 au lieu des trois colonnes pour ses camarades (iconographies une, deux et trois à observer). La professeure adapte le niveau d’exigence au rythme d’analyse et à la fatigabilité d’Andréa pour ne pas la décourager, tout en lui permettant de saisir notions et fil conducteur de la séance. Le bénéfice de cette pédagogie différenciée rejaillit également sur les élèves en difficulté ; les plus lents peuvent ne remplir qu’une ou deux colonnes dans le temps imparti (vingt minutes pour ce défi lecture) et apporter leur avis final. Les plus rapides peuvent compléter les trois et finir les premiers du défi hebdomadaire. Pour soutenir le suspens et l’émulation du groupe, E. de Vaulx a instauré ce rituel “défi-lecture” tout au long des extraits abordés en classe. Autre facette de la souplesse d’adaptation, les collégiens peuvent choisir d’y répondre en solo, à deux, ou à trois maximum. La solidarité entre copains se répercute dans l’étude des documents ; on s’aide, on s’associe. Chacun choisit la formule qui lui convient le mieux, selon l’envie du moment. C’est un atout pour développer l’autonomie et l’initiative.
Se donner la main
Pour la première fois de l’année, un garçon vient s’asseoir aux côtés d’Andréa, qui accepte sa présence. À la sortie du cours, l’adolescent explique son geste : “Je voulais l’aider. J’ai vu qu’elle était toute seule, elle avait du mal.” Spontanément, il montre du doigt les détails qu’Andréa n’a pu saisir, et l’épaule pour remplir son tableau. À sa disposition, se trouvent de grandes feuilles blanches avec lignages en noir pour garder l’horizontalité de son écriture. Elle utilise de gros feutres de couleurs différentes pour souligner et favoriser la mémorisation visuelle de ses réponses, mises en exergue. Cet appui typographique est également transmis à la classe qui a pris l’habitude de soigner ses cours et de souligner, d’entourer les notions essentielles ; ou comment l’apprentissage pour l’une rejaillit positivement sur les autres. L’enseignante revient sur la précision de ses conseils de mise en page, sur lesquels elle n’aurait sans doute pas autant insisté auparavant. Finalement, le binôme improvisé finit dans les délais. Quoiqu’en difficulté à l’oral, Ryan se propose pour exposer ses résultats au tableau. À la surprise de tous, Andréa se lève à son tour pour consolider leur partenariat naissant : “C’était vraiment gentil qu’elle m’accompagne au tableau, ce n’est pas facile.” Tous les élèves ont pris l’habitude d’associer le geste aux mots, lorsqu’ils sont au tableau, afin qu’Andréa, au premier rang, puisse localiser le détail visuel qu’ils exposent. L’enseignante rappelle systématiquement la consigne et sollicite par des verbes d’action la précision du geste, associée à celle des yeux : “Tu montres avec ton doigt, décris ce que l’on voit, poses le doigt sur le donjon”. Le donjon révèle alors ses mystères aux princesses écolières.
Abstractions dans l’espace
Après les images, la géométrie dans l’espace requiert toute l’ingéniosité de l’équipe enseignante. I. Daveau, coordonnatrice des enfants ayant une déficience visuelle et professeur de mathématiques, nous explique sa réflexion pédagogique. Pour elle, “chaque enfant est différent, handicap ou pas. Chacun est unique. Face au handicap visuel, on en prend vraiment conscience. De ce fait, on oralise énormément, on répète, à chaque fois avec un vocabulaire différent, pour s’assurer de la compréhension de tous. On va moins vite, mais cette lenteur apparente, paradoxalement, apporte un bénéfice à beaucoup”. En mathématiques, quelques outils semblent indispensables : du matériel de géométrie adapté, une loupe lumineuse fonctionnant sur batterie, le logiciel Zoomtext (qui permet l’accès à des programmes et logiciels de géométrie adaptés) configuré par un spécialiste de l’institut pour les ordinateurs à disposition, ainsi qu’une calculette gros format avec microphone intégré. La touche sonore permet à l’élève de vérifier, à l’écoute, les touches et chiffres qu’il utilise. Pour les figures dans l’espace, il faut savoir que le dessin en perspective est difficilement accessible aux malvoyants. Dans ce cas, la professeure construit des solides que les élèves sectionnent pour comprendre les trois dimensions. “Je bricole, je construis, j’invente sans cesse, je m’adapte à eux… et à tous les autres. J’ai utilisé un gâteau roulé à la framboise pour faire apparaître la section cylindrique par un plan. En plus de la manipulation, je m’appuie sur les autres sens, le toucher, le goût, l’odorat. “Au final, c’est l’ensemble de la classe qui a savouré l’expérience et parfaitement retenu la leçon !
Mise en mots
Effectivement, la difficulté d’abstraction n’est pas seulement l’apanage des élèves ayant une déficience visuelle. Lorsqu’un schéma, des segments ou des chiffrages sont projetés au tableau, la professeure retrace systématiquement un croquis sur une feuille qu’elle place devant les élèves malvoyants. Dans l’heure préparatoire de soutien, la jeune élève a préparé avec son professeur la figure géométrique qui sera projetée au vidéoprojecteur à tout le groupe la semaine suivante, grâce au logiciel installé sur son ordinateur. L’enseignante apporte également le solide concerné afin qu’elles repèrent, ensemble, les éléments à travailler. Au tableau, toutes les démonstrations de la classe sont accentuées par le geste. Le vocabulaire utilisé par les élèves au tableau ne peut rester imprécis. “La droite passe par là” ne veut rien dire pour qui ne voit pas. “La droite passe par le point C” est plus révélatrice du sens directionnel. De ce fait, tous les élèves améliorent la précision de leur expression orale, sans rappel par la professeure, et maîtrisent le vocabulaire géométrique ; la présence de personnes présentant une déficience visuelle au sein du groupe se révèle un atout. Là encore, l’heure de soutien permet, par exemple, de construire à l’avance les figures de la séance à venir. En troisième, les élèves les plus avancés deviennent tuteurs pour certains avançant à un autre rythme, malvoyants ou pas. Pour conserver la trace écrite du cours, en français, un(e) élève secrétaire de séance s’installe au bureau et enregistre les réponses de façon à redonner, en fin d’heure, le compte-rendu informatique aux élèves présentant une déficience visuelle. Les compétences de chacun sont valorisées.
En synergie
Totalement impliquée dans l’inclusion des élèves malvoyants, I. Daveau a souhaité s’inscrire à la formation 2CA-SH (Certificat complémentaire pour l’adaptation scolaire et la scolarisation des élèves handicapés). Elle rappelle combien la synergie de tous les acteurs concernés est indispensable, dans et hors l’école, mais aussi de façon transdisciplinaire et éducative. Souvent, les situations familiales ne sont pas simples. De nombreux élèves viennent des confins de l’académie vers l’institut Montéclair, renommé, et qui permet une scolarisation de six à vingt ans dans les établissements scolaires associés. Parfois très jeunes, ils sont en internat toute la semaine. Cet éloignement familial n’est pas évident à vivre au quotidien. Le collège, c’est la sortie de l’enfance, la prise de conscience du handicap et de ses conséquences : “Je ne pourrai jamais conduire. Ce métier, je ne pourrai jamais le faire. Je ne supporte plus d’être dans le noir”. Un suivi psychologique s’avère indispensable, et tout particulièrement à l’adolescence. De par leur situation professionnelle, les enseignants sont sensibilisés à ces fragilités, et la coopération avec les équipes médicales les aident dans leur pratique quotidienne, face à tous les adolescents. Enseigner à un public à handicap, c’est enseigner en équipe, forcément. Ainsi, l’ergothérapeute aide à la dextérité du clavier, du curseur en bureautique, et on écoute ses conseils. Si certaines activités sont possibles en EPS (éducation physique et sportive), comme le torball (ballon sonore), le travail avec le psychomotricien s’impose. Le langage commun ne s’arrête pas à telle ou telle matière. Pour les documents papier, la transcription en braille devient légende en géométrie, mais également en géographie. Une à deux semaines sont nécessaires au service de transcription pour adapter une carte usuelle en légende braille. Pour obtenir une carte en relief, on utilise du papier Zytex qui permet, au toucher, de représenter les contours de frontières en surépaisseur et les informations en braille. Les flux de population s’inscrivent sous forme de flèches épaissies (voir ci-dessous). Parfois, c’est l’ensemble du manuel scolaire qui doit être transcrit, l’enseignant doit absolument anticiper de plusieurs mois sa demande, afin qu’elle ne se perde pas dans l’espace-temps.

Chemin accompli
Dans cette classe, les élèves, sensibilisés à la différence, s’acceptent mieux les uns les autres, et développent une solidarité que l’on retrouve peu chez les adolescents en compétition scolaire. Grâce à cette prise de conscience, ils réfléchissent à la notion de respect et accentuent leur aide à autrui, par leurs gestes ou leurs propos, en développant le tutorat. Les moqueries, parfois cinglantes à cet âge, s’estompent. À ce sujet, O. Jacques, principal du collège, témoigne de la réaction de parents : “Majoritairement, ils sont contents que leur enfant intègre la classe qui scolarise les élèves présentant une déficience visuelle. Ils sont satisfaits du petit groupe d’élèves, limité à vingt, estimant que leur enfant bénéficiera de conditions privilégiées (plus de calme et plus de temps, d’explications) pour progresser. Certains, toutefois, restent inquiets en invoquant la quantité de notions au programme, et la peur (fausse d’ailleurs) d’un niveau inférieur. Mais beaucoup estiment comme une chance le fait que leur enfant évolue dans une société respectueuse des différences. “Au final, l’ensemble des enseignants avoue avoir modifié son regard sur l’élève, modifié sa pratique et transféré ses nouvelles compétences au service de tous ses élèves. Parce que, comme nous nous attachons à le répéter, “chaque enfant est unique, différent, handicap ou pas”.