Faire évoluer le scénario pédagogique
Cette mise en place libère l’enseignante qui peut observer, écouter les échanges : le réinvestissement du vocabulaire de la ville, la construction des phrases, la place de chacun, le jeu de questions-réponses pour élaborer une stratégie. Comment renouveler cette activité pour amener les élèves à enrichir leurs échanges ? En proposant une nouvelle forme du jeu, cette fois à l’échelle de la cour. Durant les "24 heures de la maternelle", les parents ont été mis à contribution ; ils ont fait des propositions étudiées ensuite par les enseignantes. Pour adapter le jeu en format géant, l’utilisation de brouettes, de landaus, de chariots, mais aussi celle du marquage au sol et des installations (toboggan, camion…) sont envisagées. Une manière innovante de reconduire autrement cette activité ludique avec des objectifs de langage à chaque fois un cran plus ambitieux. Il s’agit ici de développer les échanges et donc d’allonger le temps de parole. "Pour s’approprier les savoirs, il faut changer de contexte et agir selon ses objectifs propres, qui sont ici orientés vers une coopération, explique É. Fleurat. En passant dans la cour, le matériel mis à disposition des élèves sera nécessairement plus volumineux. Or, la manipulation de grands objets nécessite plus de coopération, il faut trouver des solutions. Il s’agit là de réussir à résoudre une situation-problème à plusieurs."

Des jeux créés par les élèves
À l’école Pauline-Kergomard de Champagné, les enseignantes ont choisi de faire participer les élèves de moyenne et grande sections à la création des jeux qui seraient proposés pour les "24 heures de la maternelle". Le projet pédagogique est transversal : travail du graphisme, de la découverte du monde et du langage, avec notamment l’emploi lexical des repères spatiaux (derrière, dessous, devant…) et des verbes d’action. Il faut créer deux jeux pour tous les élèves de l’école, accessibles aux petits comme aux grands, et même aux parents. Ce temps de création est partie intégrante de l’apprentissage, dans les domaines interactifs d’“agir et s’exprimer avec son corps” et du langage. Le premier est un jeu de l’oie sur plateau géant. À chaque case correspond une photographie d’enfants en action : ils se donnent la main, ils lèvent les bras, sont l’un devant l’autre, l’un à côté de l’autre… Les élèves jouent par binômes et, pour continuer à avancer sur le parcours, doivent reproduire la position ou l’action faite sur la photographie. Le second jeu est intitulé “Avance et bouge”. Les règles sont similaires, mais le plateau est bien plus grand, les pions sont les enfants ! Sur chaque case, on trouve un numéro. Les joueurs doivent ensuite se reporter à une fiche sur laquelle est indiquée l’action à effectuer : on voit la photographie et la consigne correspondante. C’est un jeu de motricité. Les enfants jouent en binômes. L’un est pion, le second consulte la fiche avec les photographies puis explique à son camarade ce qu’il doit faire : se passer le ballon sans le faire tomber, faire la ronde et tourner, faire la brouette, rouler un cerceau le plus loin possible. Une fois le concept des jeux établi par les enseignantes, elles ont invité les élèves de moyenne et grande sections à venir les créer sur des temps d’APC (activités pédagogiques complémentaires). “Des moments privilégiés où l’on prend son temps, où l’effectif réduit rend possible une relation différente entre pairs comme avec le professeur”, explique N. Courtabessis, la directrice.
Parler “grand” pour construire le projet
Mais alors comment le travail du langage s’est-il formalisé au moment de la préparation des jeux ? Les activités dédiées à la création des plateaux ont donné lieu à des échanges impromptus et riches : numéroter les cases, les mettre dans l’ordre croissant, choisir les couleurs, peindre… Autant d’activités de coopération qui nécessitent le réinvestissement des connaissances et des compétences de chacun, pour aboutir à la création matérielle collective du plateau. Le point commun aux deux jeux était le panel de photographies d’actions à proposer pour les cases. Premier temps d’expression orale, les enfants ont proposé des actions puis les ont faites pour que l’enseignante puisse les photographier. À partir de la série d’images, il a fallu ensuite choisir les photographies qui seraient intégrées dans les jeux, mais aussi rédiger les consignes associées : quels mots choisir pour s’adapter à son destinataire ? Cette phase a permis de travailler sur la langue en tant qu’objet avec une réelle valorisation pour ces élèves de moyenne et grande sections ; d’un côté, la nécessité d’adapter les consignes aux futurs joueurs, notamment de petite section, de l’autre la gageure d’être capables d’expliquer les règles du jeu aux parents. Les enfants qui sont venus à ces temps d’APC se sont investis dans un projet où le travail de la langue, varié, a de réelles répercussions. Pour les "24 heures", les enseignantes ont pris du temps pour se placer en spectatrices : elles ont pu vérifier que les groupes d’enfants qui avaient préparé les jeux avaient compris les règles, étaient capables, fièrement, de les redonner en utilisant le vocabulaire pertinent en s’adaptant à leur public.
Le temps, un allié pour ancrer les apprentissages
Comment passer progressivement du jeu-plaisir où la parole est spontanée et décuplée grâce à la coopération, à un temps de travail du langage formalisé ? De concert, les enseignants expliquent que la répétition des mots comme celle des activités ainsi que le temps qui passe sont leurs alliés. “L’enfant doit avoir le temps de s’approprier le jeu comme un capital, explique É. Fleurat. Pour cela, il faut reconduire l’activité-jeu plusieurs fois, mais en laissant passer un temps suffisant pour que les enfants l’intègrent à leur capital culturel et cognitif. De quelques heures à quelques semaines (chez les plus jeunes), entre les sessions où les enfants jouent pour le plaisir, et celles où ils allient ce plaisir à des apprentissages formels programmés par l’enseignant”. Le travail sur la langue s’inscrit donc dans cette durée. On ne passe pas directement du jeu à une activité de mémorisation et d’apprentissage en classe ; l’enseignant établit une progression dont l’aboutissement sera un travail formalisé à l’écrit. Dans un premier temps, l’oral est privilégié, le professeur met en place des activités d’expression toujours en lien avec le jeu. Les objectifs d’acquisition du langage sont à chaque fois un peu plus ambitieux : nommer, construire une phrase à structure simple, anticiper et verbaliser une stratégie, par exemple.
Introduire des phases réflexives
À l’école de Loué, A. Fourmy a reconduit le jeu des cadeaux pour le Père Noël en commençant l’activité différemment, par un temps d’échanges : "Qui peut me dire quelle est la consigne du jeu ?". À partir de plusieurs réponses d’élèves, on reconstruit puis on reformule tous ensemble la consigne. Les enfants réfléchissent ensuite à leur stratégie : "Avez-vous réussi ? Que fallait-il faire pour réussir ?" Ils envisagent différentes possibilités, mettent en place leur stratégie collective ; on parle pour gagner, c’est motivant ! "Cette question constitue une étape appelée phase réflexive, fondamentale dans l’investissement de l’enfant dans ses apprentissages, indique É. Fleurat. Il est amené à anticiper sur ce qu’il va faire, élément décisif dans la construction de sa pensée. Il est en mesure d’y parvenir, car il a déjà pratiqué ce jeu et dispose des images mentales nécessaires. Leur réutilisation est rendue possible par le langage capitalisé et compris au cours des situations de jeux déjà vécues. Idéalement, cette étape est exprimée au futur pour amener les élèves à se projeter dans un avenir proche au travers de l’expérience et des hypothèses". Après ce premier temps de réflexion, l’enseignant lance le jeu et, au milieu, ou/et à la fin, peut proposer une nouvelle pause. Il convient de se limiter à une ou deux phases réflexives pour ne pas briser la dynamique du jeu. Leur durée varie selon leur position, avant, pendant ou au terme de celui-ci. L’enseignant questionne les enfants pour leur faire verbaliser la stratégie : a-t-elle fonctionné ? Que fallait-il faire pour gagner ? Ces courts temps d’échange permettent à la fois de vérifier que le vocabulaire est bien ancré, que l’élève est capable d’expliquer le cheminement de sa pensée et de réactiver, de consolider des apprentissages encore fragiles. À d’autres moments, pour amorcer un nouveau dialogue ou une réflexion plus riche, le professeur peut modifier la règle du jeu ou ajouter une contrainte. Le jeu coopératif fait bien partie d’un dispositif pédagogique pensé et construit en continuité qui vise aussi à créer une culture partagée, socle du travail de la langue
6.
Évaluer pour aller vers un travail personnalisé
Dans ces temps de langage, encore intégrés au jeu tels que le debriefing, les enseignants utilisent parfois des grilles d’observation en fonction des objectifs d’apprentissage qu’ils ont fixés. Mais affiner ce travail nécessite de mettre en place un temps d’écoute plus long et individualisé : comment faire ? "Après avoir travaillé le langage en situation, cette phase d’ancrage est nécessaire. Pour que ce langage devienne actif, il faut le réutiliser hors du jeu, dans de nouvelles situations porteuses de sens pour les élèves, telles que des projets ou des situations fonctionnelles
7", rappelle É. Fleurat. Prévoir ce temps d’évaluation est aussi indispensable pour établir les progrès. Les photographies sont alors l’outil idéal, on est hors du jeu, mais en même temps l’enfant se sent impliqué, concerné puisqu’il est sur les photos avec ses camarades. L’analyse des acquis se fait parfois en tête-à-tête avec l’enseignant. À l’école de Sainte Sabine, S. Bolival a créé dans sa classe un coin-langage. À l’issue de la première période de travail sur le loup, elle a écouté les élèves individuellement, en prenant pour supports les photographies et les albums lus. Elle a enregistré chacun avec un dictaphone pour évaluer plus tard et précisément les progrès lexicaux et syntaxiques, pour permettre à l’enfant de se réécouter immédiatement, et éventuellement, de rectifier sa formulation. Ce temps d’observation-évaluation peut avoir lieu même quand les enfants sont en groupes. À l’issue du jeu de l’aquarium à l’école Petit Louvre, E. Montessinos a projeté un diaporama des photographies sur un pan de mur dans la classe. Succès immédiat : les enfants s’installent et commentent les photographies. Certains jours, ils demandent même à leur professeur une nouvelle diffusion. L’enseignante peut profiter d’un de ces temps où des petits parleurs, sécurisés, s’expriment, pour évaluer des acquis langagiers nouveaux.

Un passage par l’écrit nécessaire
À un moment, il devient nécessaire de passer par l’écrit et donc par la dictée à l’adulte qui fait partie des premières productions écrites : l’enseignant fait évoluer le langage oral de l’enfant vers des structures plus proches de l’écrit, nommées oral "scriptural". Suite aux "24 heures de la maternelle", V. Couzon a collé les photographies des enfants dans leurs cahiers d’activité respectifs. Les élèves les ont commentées, le professeur a reporté ces paroles sous la forme de légendes. Elle a pu vérifier que le lexique de l’eau et celui des verbes d’action étaient bien réutilisés hors du contexte du jeu. Pour une évaluation plus globale, l’enseignant peut créer un petit livre plastifié pour chaque élève en prenant pour support une série de photographies. En les regardant, l’enfant raconte. L’enseignant écoute et évalue la progressivité du langage : l’emploi des pronoms personnels, des temps verbaux, des connecteurs, de la syntaxe, du lexique visé
8. Puis, comme un écho pour accompagner la construction langagière, il reprend ce que dit l’enfant et, si nécessaire, reformule le propos dans sa zone proximale de développement
9 ; c’est cette phrase qui sera reportée à l’écrit. Le livret devient ensuite un outil que l’on consulte en classe régulièrement, que l’on peut aussi emporter à la maison pour le lire avec la famille. Comment faire progresser les enfants dont l’oral est déjà précis et structuré ? En les invitant à mener une réflexion sur la langue, par exemple à travers la création d’un album numérique. Ce travail nécessite, comme pour le livret, une verbalisation hors du contexte du jeu. Mais il s’accompagne d’une démarche de projet : que fais-je ? pour qui ? pourquoi ? comment ? La correction de la syntaxe, la pertinence du lexique, l’adéquation entre l’image et son commentaire sont ici essentiels. L’enfant s’enregistre, se réécoute, on peut effacer, recommencer ; il faut adapter le langage aux destinataires du livre. L’élève est dans la vie et non plus dans l’imaginaire du jeu. Il passe du langage de situation au langage de communication selon une approche réflexive. Le livre plastifié ou le diaporama numérique servent aussi de trait d’union avec les familles. Les enfants racontent à leurs parents en s’appuyant sur leur livre. Les adultes sont en mesure de proposer une reformulation à leur enfant en consultant l’écrit qui accompagne la photographie présentée sur la page.