La langue comme dénominateur commun
Chacun de ces projets met toujours l'accent sur la pratique de la langue, problème majeur rencontré par ces élèves. Alors, quand on entend, de la bouche d'un élève du dispositif : "Pourquoi on fait tout ça ? C'est pour pas regarder que la télé, mais aussi lire. (Rires des autres). Ben si, moi, maintenant, je lis presque tous les soirs, dans mon lit. Avant, jamais. La semaine d'avant, j'ai lu L'Enfant du zoo ; avant-hier, j'ai lu ses deux nouvelles, à Daeninckx, et hier, j'ai lu un livre qu'on m'a offert il y a longtemps et que j'avais jamais lu... Ça fait bizarre", on se dit qu'on n'a pas perdu son temps et que le dispositif n'est pas totalement inefficace. Le deuxième trimestre est consacré à un autre projet. Les élèves se sont vu charger d'une mission : expliquer à une classe de primaire les règles de grammaire et d'orthographe sous une forme amusante. Lourde tâche, qui nécessite d'abord d'être parfaitement au clair soi-même avec les normes grammaticales et orthographiques ! Certains ont été effrayés d'une telle mission : ils ne savent pas expliquer, ils ne sont pas sûrs d'eux, ils ne connaissent pas tout... On a donc commencé par faire des recherches : lire les programmes de primaire, vérifier les règles choisies dans les livres. Puis, par groupes, les élèves ont imaginé une situation ludique. Certains vont faire des sketches interactifs, avec participation du jeune public : les acteurs tentent d'écrire une lettre d'amour, mais les difficultés orthographiques se succèdent, il faut demander l'avis du public pour mettre les Roméos d'accord. D'autres fabriquent des jeux de société. Un groupe invente un jeu de cartes, l'objectif étant d'accumuler les cartes pour faire une phrase grammaticalement correcte. Qui décidera de sa validité ? Suivant quels critères ? Rien n'est simple (accepterait-on une phrase comme "La Terre est bleue comme une orange" ?), mais l'envie est là de creuser la question. Les jeux seront testés en classe entière avant d'être proposés aux écoliers. Les collégiens du dispositif, devenus pour un jour des experts de la langue et de la pédagogie, animeront les séances de jeu avec les élèves de primaire.
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire
Ces deux exemples sont représentatifs de la démarche adoptée. Les élèves sont acteurs de projets qu'ils construisent eux-mêmes. Ce qu'on leur demande est difficile et exigeant, mais également motivant et valorisant. Ils sont toujours placés à un moment dans une situation d'expertise. Ici, ils connaissent Daeninckx et pilotent sa visite. Là, ils animent les jeux des plus jeunes sur des règles qu'ils connaissent bien. La reconnaissance passe toujours par une situation d'échange réelle car non factice. Ce qui implique aussi la possibilité d'un échec, qui n'est jamais masqué. Les jeux de société peuvent ne pas plaire, les primaires peuvent ne pas répondre aux demandes des acteurs enthousiastes... La difficulté et l'échec font partie de l'apprentissage, de la scolarité, de la vie... On peut cependant tout faire pour limiter le risque : ce qui est l'objet des séances du dispositif. Les difficultés n'empêchent pas de s'investir et de trouver de l'intérêt dans une activitéd'apprentissage. Et aussi, la fierté de la réussite ne tient-elle pas aux obstacles franchis ? À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire... Quoi qu'il en soit, être armé aide à vaincre : les activités d'expression, écrites et orales, sont centrales et mises au service de réelles situations de communication. L'enseignante, qui anime par ailleurs l'atelier théâtre du collège, utilise ses compétences dans le travail de l'oral. Les élèves ne sont jamais abandonnés dans la fosse aux lions sans armes : ils se sont entraînés, préparés pour être en mesure d'atteindre leurs objectifs. Et de tels projets placent les enseignants dans la même situation que l'élève : eux non plus ne maîtrisent ni ne connaissent tout, ils doivent également chercher, s'adapter... L'expertise est finalement chose bien relative, pour tous.
Un vrai groupe-classe ?
Qu'en est-il du fonctionnement de ces classes un peu particulières dans les cours traditionnels ? Pour créer une attitude d'entraide en début d'année, et pour aider les élèves en difficulté, une forme de tutorat a été instituée au sein de la classe. Chaque binôme associe un élève en difficulté avec un élève de l'autre groupe. Les choses ont été clairement posées : chacun a à gagner de cette forme d'entraide. Il n'y a pas d'un côté celui qui sait et de l'autre celui qui ne sait rien. Ce sont deux élèves qui vérifient mutuellement qu'ils ont bien fait leur travail, qu'ils n'ont rien oublié, que la correction est prise au bon endroit... Les questions de l'un aident l'autre à faire le point avec lui-même, par la formulation de la réponse... ou le constat de sa propre ignorance. Dans la classe où les élèves en difficulté sont moins nombreux, le système a bien fonctionné car il reposait sur le volontariat. Dans l'autre, certains n'ont pas joué le jeu, car tous étaient obligés de devenir tuteurs. Quoi qu'il en soit, ce tutorat est moins actif en cette période de l'année, pour la bonne raison qu'il est maintenant moins nécessaire. Les élèves ont intégré les procédures à respecter, matériel à apporter, cahiers à remplir... Sinon, qu'ils soient en difficulté ou non, tous s'expriment à l'oral. La vigilance des enseignants est essentielle, à ce niveau, également: une question, la formulation d'une incompréhension rendent service à tous. Il faut toujours veiller à maintenir un équilibre forcément fragile. Et la réalité est parfois surprenante. Devant la réussite et la richesse du projet "Daeninckx", les autres se sont montrés jaloux de ne pas y avoir participé !
C'est déjà beaucoup
Tout n'est pas rose pour autant, et la gestion des élèves du dispositif n'est pas simple. En début d'année, il a fallu exclure un élève qui, par son comportement, menaçait le groupe. Les difficultés de ces élèves subsistent, mais leur comportement face au savoir et à l'école a changé : ils se montrent curieux, ont envie d'apprendre, de comprendre. Ils s'expriment sans honte et s'assument mieux, dans l'acceptation de leurs difficultés. Peut-être parce qu'ils savent qu'ils ont aussi des qualités que l'école reconnaît, mieux, qu'elle suscite et apprécie à leur juste valeur. Il y a des moments de découragement, bien sûr, des manifestations d'inertie ou de désordre. F.Millet-Grolleau a fait un bilan individuel avec chacun des élèves du dispositif. Elle leur a carrément posé la question de savoir s'ils souhaitaient rester dans le dispositif. L'expérience de l'exclusion de début d'année avait rappelé clairement que personne n'était "enfermé" dans le dispositif pour toute l'année. Tous ont explicitement fait la demande de rester. Ils sont conscients que le dispositif les aide à aller mieux à l'école. Ils n'ignorent pas leurs difficultés à rester concentrés, leur instabilité, leurs lacunes, mais ils savent pour l'expérimenter chaque jour que ce dispositif est une aide précieuse. De là à dire que toutes les difficultés seront résolues à la fin de l'année, ce serait présomptueux. Ce mode de fonctionnement est-il une alternative au redoublement ? Difficile de répondre de manière catégorique. Une des élèves du dispositif est d'ailleurs une redoublante de cinquième. Les enseignants ont choisi de la placer dans le groupe car ils savaient qu'un redoublement sans un accompagnement spécifique risquait fort d'être voué à l'échec. En tous cas, elle comme les autres ont en partie retrouvé ce qui leur manquait souvent de façon dramatique : l'estime de soi et la confiance dans l'institution scolaire. C'est déjà beaucoup.