numérique et enseignement

Les outils numériques font désormais partie intégrante de nos pratiques sociales. Le monde de l'éducation n'est pas en reste, le numérique étant perçu aujourd'hui comme un atout majeur pour la réussite des élèves. Ainsi, la volonté politique de faire entrer l'école dans l'ère du numérique a-t-elle débouché sur la création de structures institutionnelles (1) d'orientation et de décision en matière de numérique éducatif.
Depuis l'avènement des outils nomades, les demandes en équipements mobiles dans les établissements scolaires ne cessent de croitre, le numérique se retrouvant le plus souvent au centre de multiples expérimentations qualifiées la plupart du temps d'innovantes. Mais de quelles innovations s'agit-il ? Qu'en est-il réellement des pratiques pédagogiques ? A n'en point douter, le métier d'enseignant évolue, reste à définir les contours de cette évolution en tentant d'évaluer la corrélation pouvant exister entre numérique et évolution des pratiques. C'est tout l'objet de notre investigation qui s'inscrit dans un cadre d'étude proposé par l'inspection générale et dont le focus cible un groupe restreint de professeurs de l'académie de Nantes. Pour réaliser ce travail à visée prospective, des entretiens semi-directifs (2) ont été conduits auprès d'enseignants d'école primaire, de collège et de lycée. Cet article s'efforce de mettre en lumière les éléments caractérisant l'impact du numérique sur l'évolution des pratiques professionnelles enseignantes autour de quatre axes préalablement déterminés : la communication, les pratiques de classe, les pratiques hors classe et la formation.

1. Communication

Les réseaux électroniques permettent aujourd'hui de correspondre en tout point et en tout lieu de façon synchrone ou asynchrone. Ils constituent les vecteurs privilégiés de la communication numérique dans les sphères sociales et professionnelles. Dans les établissements scolaires, les modalités de communication repérées sont multiples, dans les relations entre enseignants, lors des échanges professeurs-élèves et dans le cadre de la liaison école-famille.

La communication numérique entre enseignants s'effectue principalement en mode asynchrone via le courrier électronique. A ce titre, on peut s'étonner que l'usage de la messagerie professionnelle ne soit pas encore généralisé. En effet, certains enseignants communiquent encore par messagerie privée à des fins professionnelles. Les règles de la communication électronique dans un cadre professionnel ne semblent donc pas maîtrisées. De plus, lorsqu'il est présent, l'Espace Numérique de Travail (3)  ne constitue pas l'unique vecteur de communication. On peut noter la présence d'une communication par voie papier au sein de quelques équipes pédagogiques d'écoles.  Au collège et au lycée, des services numériques non institutionnels (réseaux sociaux) sont utilisés pour des échanges professionnels. L'usage de ces réseaux privés pose bien sûr des questions de réglementation alors même que des réseaux institutionnels sont disponibles.  
Les objets des échanges sont liés majoritairement à des problématiques organisationnelles internes à l'établissement (réunions, fonctionnements de l'équipe, conseils...). La collaboration entre pairs par voie numérique à des fins pédagogiques existe mais elle est peu répandue. La mutualisation des pratiques et la construction de scénarios pédagogiques ne constituent pas des sujets d'échange. Le manque de temps est invoqué.

Les échanges enseignants-élèves par voie numérique s'effectuent majoritairement grâce aux messageries des ENT. On constate ici une relation de cause à effet entre l'implantation d'un Espace Numérique de Travail et l'augmentation des échanges enseignants-élèves. Les objets de ces communications numériques portent essentiellement sur les travaux scolaires (productions écrites, devoirs, exercices...) ou le fonctionnement de la classe (sorties, voyages, manifestations...).
A l'école, les élèves utilisent parfois la messagerie interne à l'ENT pour exposer des problèmes personnels liés au temps hors-classe (récréation, périscolaire). C'est un élément de discrétion nouveau et apprécié par les élèves. Un temps de parole est toujours proposé suite à un problème exposé par voie électronique.
A tous les niveaux du cursus scolaire et plus particulièrement dans le second degré, les enseignants notent que les élèves rencontrent des difficultés lors de la rédaction des courriers électroniques. Les règles de la communication numérique ne sont pas maîtrisées, surtout lorsque les élèves s'adressent à un enseignant. Il est certainement essentiel d'acculturer les élèves aux codes de la communication écrite autant par voie numérique que par voie papier.

Le vecteur numérique a renforcé la communication avec les familles. Pour les personnes interrogées, elle s'effectue essentiellement par le biais de l'ENT dans le second degré, la voie papier est toujours présente à l'école primaire. L'accroissement des échanges numériques entre parents et professeurs semble avoir une incidence sur la responsabilité des enseignants. Une écriture rigoureuse tant sur le fond que sur la forme est attendue, ce qui représente un caractère anxiogène pour certains professeurs.
Les objets des échanges enseignants-parents sont principalement de trois ordres : communication de masse, prise de rendez-vous individuels et suivi des notes dans le second degré (une incompréhension des critères d'évaluation est remarquée chez certaines familles).
En outre, le numérique permet de conserver les traces des échanges en archives. La mise en mémoire d'un historique des différents sujets de discussion se révèle alors très pertinente pour le suivi de l'élève sur tout le cursus scolaire.

2. Pratiques de classe

La présence d'un Espace Numérique de Travail offre aux enseignants une panoplie de services leur permettant de diversifier leurs pratiques pédagogiques. En effet, l'Espace Numérique de Travail peut être assimilé à une salle de classe numérique dans laquelle l'élève consulte des ressources, effectue des activités (remise de devoirs en ligne), publie (blog, e-portfolio) et échange (forum, messagerie, visioconférence). Le panel des ressources numériques disponibles (textuelles, audio, vidéo, web 2.0) propose ainsi à l'enseignement des supports de meilleure qualité. De plus, l'ENT apporte une plus-value à la mise en place de la différenciation et de la personnalisation des apprentissages grâce à des fonctionnalités permettant de programmer des tâches spécifiques pour un groupe d'élèves voire un élève en particulier sur la journée ou la semaine de classe.

•     Numérique et dispositifs pédagogiques

Les dispositifs pédagogiques faisant intervenir le numérique font appel à des outils en pleine évolution. Les modalités d'organisation du travail définies par l'enseignant ont ainsi une importance capitale pour mettre de façon pertinente les outils technologiques au service des apprentissages.
Les salles informatiques encore très présentes dans le second degré sont perçues aujourd'hui comme des freins aux usages pédagogiques. Certains les qualifient de dispositifs inadaptés. Les outils nomades et la présence de terminaux numériques dans les classes sont à privilégier. De plus, les appareils mobiles disposent d'une grande autonomie tout en n'induisant que peu de conflits instrumentaux. Les enseignants peuvent donc concentrer leur action sur la conduite des apprentissages sans interférences liées à des incidents techniques. De même, les enseignants plutôt réfractaires au numérique sont plus enclins aujourd'hui à utiliser des outils nomades. En outre, le niveau d'expertise technique des élèves est noté souvent comme supérieur à celui des enseignants. La question de l'utilisation des outils numériques personnels (4) de l'élève est fréquemment relevée. Dans le secondaire, l'interdiction de l'usage des smartphones dans les enceintes scolaires a-t-elle encore un sens ? N'impliquerait-on pas davantage les élèves dans leurs apprentissages si on leur permettait d'utiliser leurs propres outils ?
Les modalités d'organisation du travail dans la classe sont grandement impactées par l'intégration d'outils numériques dans les dispositifs observés.  En effet, pour une meilleure conduite du groupe classe, les usages du numérique induisent une répartition des élèves en ateliers, tous les élèves ne travaillant pas de façon synchrone sur la même tâche et avec les mêmes outils. Ce type d'organisation favorise le développement de l'autonomie des élèves. La différenciation se met en place plus facilement, tout en procurant de multiples possibilités pour personnaliser le travail en fonction des besoins identifiés. Avec ce type d'organisation, le numérique peut constituer un levier contre le décrochage scolaire.

• Numérique et apprentissage

Lorsque la technologie Internet a investi progressivement les classes dans les années 2000, l'ordinateur était considéré comme un outil d'accès à l'information. L'univers du numérique est bien plus aujourd'hui qu'une encyclopédie ouverte sur le monde car il offre de multiples possibilités pour produire des documents. La mise en ligne des productions des élèves contribue alors à valoriser le travail effectué et à garder une mémoire des apprentissages sur tout le cursus scolaire (exemple : le parcours d'éducation artistique et culturelle sous forme d'e-portfolio).
La production numérique apporte une réelle plus-value pour les apprentissages des élèves : articles de blog, livres multimédias, écritures collaboratives, cartographie, audio-guide, productions artistiques... Parmi tous les exemples relevés, citons celui le plus couramment rencontré : la production de textes. L'écriture numérique a modifié la façon d'écrire. Le premier jet peut s'effectuer désormais directement sur l'outil (tablette ou ordinateur). Auparavant, le numérique n'intervenait qu'en bout de chaîne, à la fin du processus, l'élève recopiait sa production corrigée et validée par le maître. Il peut dorénavant utiliser toutes les aides intégrées pour écrire (dictionnaire en ligne, correcteur orthographique, écriture prédictive...). Ces aides constituent des variables didactiques que l'enseignant peut choisir de proposer ou non en fonction des besoins de ses élèves. De plus, l'instantanéité du numérique et les outils d'écriture collaborative sont autant d'éléments qui favorisent la conduite de tâches complexes.
L'introduction dans les classes de dispositifs de visualisation collective interactifs (tableaux numériques interactifs, vidéoprojecteurs interactifs) modifie également les pratiques. Ces dispositifs sont considérés comme des vecteurs d'interactivité à l'intérieur du groupe classe. Les élèves peuvent construire collectivement leurs savoirs. Le tableau numérique est bien plus qu'un espace de référence, il constitue un espace de recherche. Le couplage terminaux numériques mobiles et tableau interactif permet d'afficher plusieurs raisonnements instantanément, l'interaction sociale suscitée devient alors source d'apprentissage. Un tableau numérique utilisé de façon magistrale, en situation frontale et dont le stylet n'est utilisé que par l'enseignant n'apporte aucune plus-value à l'acte d'enseignement.

• Numérique et évaluation

Le numérique induit une dématérialisation de l'évaluation tout en apportant une aide précieuse pour situer les difficultés de l'élève. Grâce à certains outils (boitiers de vote, tablettes tactiles, smartphones) il est possible pour un enseignant d'évaluer en temps réel les réponses de ses élèves. L'instantanéité de ce type d'évaluation constitue une valeur ajoutée au processus d'évaluation formative.
L'ENT propose des fonctionnalités pour automatiser l'évaluation des acquis des élèves lors des exercices de systématisation. Disposer d'outils d'évaluation intégrés à l'ENT constitue un gain de temps, une aide à la différenciation et une économie de papier. Les élèves semblent par ailleurs moins en situation de stress par rapport à l'acte d'évaluation.
Le numérique intervient également pour la validation des compétences du socle commun. C'est un outil pertinent pour la mise en mémoire de la progression des élèves sur tout le cursus scolaire.
Concernant l'évaluation des compétences du brevet informatique et internet dans le secondaire, le degré d'investissement des professeurs de collège n'est pas homogène.

• Numérique et programmation

Faut-il introduire une initiation à la programmation ? La question est posée, mais malgré l'effervescence médiatique qui règne autour de cette interrogation, ce n'est pas la préoccupation majeure des enseignants. Pour eux, un apprentissage de la programmation ne pourra se concevoir que dans le cadre d'une pédagogie de projet.

3. Pratiques hors classe

Le numérique constitue désormais le support privilégié pour la préparation des cours : traitement de texte, recherche d'informations, ressources pédagogiques en ligne... Pour les enseignants qui intègrent leurs cours dans l'ENT, le caractère chronophage remarqué en premier lieu induit toutefois un gain de temps en classe a posteriori. Les ressources numériques disponibles en ligne facilitent le travail de préparation de l'enseignant. Par exemple, pour l'apprentissage d'une langue vivante étrangère, les documents audio-vidéo de qualité constituent une banque de ressources appréciable. Les élèves peuvent écouter des locuteurs natifs avec un accent irréprochable.
Du fait de la forte augmentation des usages, les notions de droits d'auteur et de propriété intellectuelle sont plus prégnantes qu'auparavant. Au début de l'ère Internet, ces considérations étaient plus ou moins occultées. C'est sans doute pourquoi les ressources les plus utilisées aujourd'hui proviennent de sites institutionnels, la validation de ces ressources et les conditions d'usages associées étant un critère de sélection. Les enseignants semblent sensibilisés à l'acquisition d'une culture numérique professionnelle.

La mutualisation des pratiques pédagogiques et la collaboration entre pairs pour des préparations de classe par voie numérique sont encore très peu courantes. On peut noter toutefois des échanges ponctuels par courrier électronique liés à des projets de classe ou à quelques séquences pédagogiques communes. Malgré tous les moyens de communication modernes existant actuellement, les enseignants semblent quelque peu isolés dans leur réflexion pédagogique. Les espaces partagés en ligne pour collaborer ne sont pas investis spontanément. Pour favoriser la liaison école-collège, le numérique est malgré cela un vecteur à privilégier.

Les personnes interrogées s'inquiètent du fait que le numérique puisse devenir source d'inégalités sociales, notamment lorsque les élèves se trouvent dans la nécessité d'utiliser leur propre équipement. Dans le cadre des travaux menés hors du temps de classe, les élèves sont amenés à utiliser des outils numériques, c'est le cas pour les itinéraires de découverte en collège et les travaux personnels encadrés au lycée. Ainsi, la difficulté d'accès aux terminaux numériques dans les établissements du second degré en dehors des heures de cours induit un certain nombre de questions :

• Doit-on installer plus de postes en accès libre dans les établissements ?
• Ne faut-il pas s'orienter vers des solutions mobiles ?
• Quel devenir pour les salles informatiques ?
• Faut-il intégrer les temps de travail hors la classe dans les emplois du temps ?

4. Formation, auto-formation

Qu'elle soit issue d'une volonté personnelle, mise en place par l'institution ou résultant d'un accompagnement de proximité, la formation des enseignants est une condition sine qua non à l'entrée de l'école dans l'ère du numérique.
Dans le domaine du numérique, l'autoformation est minoritaire, les temps de formation institutionnalisés sont privilégiés même si les sites institutionnels, les forums et les réseaux sociaux sont considérés comme des espaces de ressources et d'autoformation. Cependant, l'actualisation des compétences professionnelles résulte le plus souvent d'une démarche volontaire et d'une veille pédagogique constante.
Pour certains enseignants, à tout niveau du cursus scolaire, les formations proposées par l'institution ne correspondent pas assez aux besoins exprimés. De plus, les modalités de formation hybride introduites dans les actions de formation continue font appel à des compétences numériques. Il est donc nécessaire d'acculturer les enseignants novices aux usages de ces nouvelles modalités de formation (plateforme à distance) (5). Par ailleurs, lors des actions de formation institutionnelles, un manque de références liées à la littérature de recherche est souligné.
L'accompagnement de proximité est un levier important pour la formation au numérique des professeurs des écoles, des collèges et des lycées. Le rôle et la présence sur le terrain des référents numériques (Animateur TICE pour le premier degré et Interlocuteurs Académiques TICE pour le second degré) sont considérés comme prépondérants.

Dans les contenus de formation, l'intégration du numérique dans la pédagogie doit avoir une place dans toutes les disciplines. Les nouvelles modalités de formation hybride sont appréciées, elles permettent de mettre en place des communautés de pratique et de stimuler une démarche réflexive.
Face à l'évolution fulgurante des moyens de communication et de publication, les enseignants sont le plus souvent démunis en matière de réglementation. Il est donc nécessaire de prévoir des temps d'acculturation au numérique responsable dans les actions de formation continue.


Notre étude n'a pas pour objectif de présenter des résultats rigoureux issus d'une démarche scientifique. Elle apporte cependant un éclairage sur les pratiques actuelles des enseignants. Par exemple, on perçoit au travers des entretiens un ensemble disparate de processus et de techniques pédagogiques ne répondant pas à une ligne directrice forte : les pratiques professionnelles observées constituent un assemblage hétérogène. On observe cependant que là où des usages pertinents du numérique sont mis en place, ceux-ci ne sont plus compatibles avec les modèles frontaux traditionnels. On peut en déduire que l'introduction du numérique dans les pratiques d'enseignement n'a de sens que si l'enseignant propose une organisation du travail centrée sur la personnalisation des parcours et l'individualisation des tâches. Dans cette perspective, les Espaces Numériques de Travail apportent une plus-value considérable dans un cadre structuré et règlementaire. La pertinence pédagogique de ces dispositifs est à mettre en avant.
 L'institution a un rôle prépondérant à jouer, notamment en proposant des formations permettant de doter les enseignants d'une expertise techno-pédagogique confirmée. La formation des formateurs et des cadres dans ce domaine est incontournable. En outre, la mobilité change le visage de l'éducation. En effet, l'installation progressive mais certaine du nomadisme dans les établissements d'enseignement pose inévitablement la question de la réorganisation des espaces scolaires. La mise en adéquation de l'architecture des environnements d'apprentissage avec des usages intelligents du numérique permettrait de poser un cadre structurel plus défini, guidant l'évolution des pratiques enseignantes vers une pédagogie où la différenciation s'imposerait comme une évidence.

Alain Pereira, chargé de Mission à la Délégation Académique au Numérique - Novembre 2014

Notes :
(1) La Direction du Numérique pour l'Éducation au niveau national et les Délégations Académiques au Numérique sur le plan régional.
(2)  20 entretiens réalisés par des personnels d'encadrement et des chargés de mission à la délégation académique au numérique.
(3) Tous les lycées et collèges de l'académie ont accès à l'ENT e-lyco, 10 % des écoles à l'ENT e-primo.
(4) BYOD : bring your own device
(5) Le dispositif M@gistère, opérationnel depuis janvier 2014, propose une offre de parcours de plus en plus riche et diversifiée.