“Au coeur de la démarche d’investigation scientifique, explique E. Decelle, il y a le questionnement des élèves. Le postulat est que chacun peut avoir sa place, que tout ce qui est dit est intéressant. Je me suis donc demandé comment réussir à prendre résolument en compte la parole des élèves.” Cela implique de développer une qualité dans les échanges, une fluidité également, compétence travaillée en multipliant les interactions au cours de la séance. Il faut au préalable penser les conditions pédagogiques et matérielles qui vont favoriser les prises de parole. L’enseignant dispense ses cours dans une salle dédiée aux sciences, disposée en six îlots qui seront propices aux expérimentations et échanges en équipes. Les élèves s’installent où ils le souhaitent dans la salle de sciences, les équipes peuvent donc différer d’une fois sur l’autre, cela évite de systématiser des fonctionnements de groupes. Le tableau est grand. Le volet central est vierge, destiné aux traces de la séance du jour. Sur les tableaux de droite, les élèves pourront consulter à tout moment de la séquence la synthèse de la première séance : le professeur a listé d’un côté toutes les questions qu’ils se posent sur le bois, d’un autre leurs connaissances initiales. Sur le volet de gauche, les étapes de la démarche d’investigation sont décrites, chaque étape (« on pense/on se demande/on observe/on sait ») étant représentée par un pictogramme sur une étiquette magnétique. Au cours de la séance, le professeur déplace les étiquettes sur son tableau central, indiquant l’étape en cours ; les élèves disposent d’un jeu d’étiquettes dans leur cahier qu’ils collent à leur tour. L’enchaînement des
étapes est ainsi mené en autonomie, sans aucune interruption du cours pour des questions méthodologiques ou organisationnelles. Grâce à ce socle pédagogique, le professeur anticipe ce qui pourrait venir perturber la fluidité des échanges, la construction de la pensée.
En début de séance, le professeur demande aux écoliers de rappeler ce qui a été fait lors de la séance précédente puis pose la question du jour, titre de la séance : “Comment identifier et classer les différentes essences de bois ?” Les élèves vont immédiatement émettre des hypothèses, interagir, rebondir sur les propos des uns et des autres. Le professeur écoute, distribue la parole, laisse cheminer la pensée, recentre le propos si besoin, “Toi, tu dis que ..., tu penses que,... mais ton camarade, lui, assurait que…”. Les élèves s’aperçoivent rapidement que les réponses sont très diverses car le sens du terme essence n’est pas maîtrisé. Une mise au point s’impose, le professeur rappelle la définition notée au cours précédent, quelques élèves l’explicitent, la reformulent à la demande de l’enseignant qui, pour nourrir la réflexion, distribue ensuite un document à compléter : l’une des trois activités consiste identifier deux catégories d’arbres associées aux dessins d’un résineux et d’un feuillu. Temps de travail silencieux, seule (e) pendant plusieurs minutes. “Alors ? Quelles réponses proposez-vous ?” lance le professeur. Les échanges sont dynamiques, la majorité des élèves intervient. Le professeur les écoute, certains échanges rebondissant sans son intervention, leur demande de justifier leurs réponses et vérifie si d’autres camarades ont proposé des réponses similaires, auquel cas il reporte les réponses proposées au tableau. Les hypothèses sont posées. Il y aurait donc par exemple “des pins et des arbres normaux”, “des arbres de jardins et des arbres de forêts”, “des arbres qui perdent leurs feuilles, d’autres qui ne les perdent pas”. “Oui, mais le sapin n’a pas de feuilles”, dit une élève. “Ah oui, qu’a-t-il donc alors ?”, sollicite le professeur. “Des pics, des épines...”. Plusieurs réponses sont proposées mais l’aiguille de pin n’est pas au rendez-vous ce matin-là, l’enseignant l’indique à la classe sans donner le mot et sans s’y attarder. Il suscite donc curiosité et questionnements qui n’ont pas nécessairement de réponse immédiate. Jouant de son étiquette aimantée, il va passer à l’étape suivante, le mot manquant n’y faisant pas obstacle pour le moment. Nulle frustration ne se fait sentir dans la salle car dans ce dispositif, le rapport à la temporalité n’est pas celui de la vie quotidienne. “Ils sont capables d’attendre car ils sont dans une posture d’élève qui va construire des savoirs et non d’enfant, note E. Decelle. Plus tard, au détour d’une autre activité, la question trouvera sa réponse.” Elle pourra surgir par exemple au moment de l’expérimentation ou même au cours d’une séance ultérieure. D’ailleurs, en fin de séquence, il s’agira de vérifier ensemble si des réponses ont été apportées à toutes les questions de départ qui étaient notées au tableau. C’est une manière de prendre conscience et de verbaliser nombre des apprentissages notionnels.
Cet exemple de début de séance met au jour la place libérée pour l’expression orale. Le fonctionnement de la classe alterne tout au long de la séance des temps d’échanges collectifs (émettre des hypothèses, mettre en commun), des temps de réflexion (seul(e) ou en équipe avec un support), d’expérimentation en équipes (manipulation, expérience, observation à la loupe...). Mais le rythme authentique de la séance, celui de la mise en mots des apprentissages, est impulsé par les élèves au sein des espaces de parole. L’enseignant adopte alors la posture de “lâcher prise”, selon la terminologie de la chercheuse D. Bucheton
2. La/les réponse(s) apportée(s) au questionnement initial chemine(nt), le professeur anime, relance, interpelle, rappelle si besoin d’utiliser les notions ou mots nouveaux déjà vus, mais s’appuie véritablement sur les interventions des élèves. “Dans ces moments, j’ai le cerveau en ébullition, explique-t-il. Et au final, je n’écarte que peu de réponses, je parviens en général à les rattacher à des idées déjà évoquées par exemple et je vais inciter les élèves à les reformuler. Je prends toujours le temps de réfléchir et je note au tableau les idées, les mots-clés prononcés plusieurs fois. Je suis dans une analyse constante de ce que j’attends et de ce que j’obtiens, avec le souci essentiel de maintenir le champ d’écoute des élèves dans cette situation d’apprentissage dynamique. Pour cela, je reprends leurs mots, je répète ce qui vient d’être dit et j’ajoute éventuellement une question.” Le professeur précise également qu’il change le rythme, le débit de sa parole, qu’il joue avec les tonalités de sa voix pour exprimer l’étonnement, le doute, l’admiration...
Tous les élèves doivent s’exprimer, c’est un contrat tacite dicté par l’enseignant. “C’est à moi de créer un climat de confiance propice à la prise de parole, il faut à peu près 3 mois en début d’année pour l’installer. Cela passe par de l’attention accordée à chacun(e).” Les mots du professeur viennent apaiser les maux des plus timides ou peu assurés de leurs connaissances. « Je remercie et valorise par exemple ceux qui se trompent car toutes les idées ont un intérêt”, explique E. Decelle. C’est même une chance tant la démarche d’investigation va permettre de déconstruire des conceptions initiales erronées, verbalisées et souvent partagées par d’autres écoliers. “Il faut que les élèves sentent qu’il y a de la place pour leur curiosité et leur expérience”, poursuit-il. Ainsi, les anecdotes des uns et des autres nourrissent régulièrement les échanges. “J’ai vu de la sève qui coulait d’un arbre près de chez moi”, se rappelle un élève. “Très bien, tu iras voir et tu nous diras la prochaine fois de quel arbre il s’agit, cela va nous aider”, répond le professeur. Le climat de la classe se joue aussi dans ces échanges, où l’élève fait du lien avec son expérience pour se glisser avec intérêt dans la peau du chercheur, se confronter au réel, aux sciences vivantes.